La forêt des hommes-lémuriens

Ensuite, les jours furent cléments. Les guerriers avançaient hardiment dans les terres où le fleuve était large comme un lac. La joie des vainqueurs était en eux qui, sans diminuer leur prudence, leur rendait presque agréable l’image du péril. Ils trouvèrent des gîtes, dans la jungle et sur le rivage, dans le roc, dans le creux d’arbres millénaires, dans des fourrés pleins d’épines si fortes, qu’après y avoir creusé avec la hache un couloir dont on bouchait l’extrémité, on pouvait défier les carnivores.

Un lac les arrêta, qui les fit s’écarter du fleuve, et ils se trouvèrent devant une montagne. Elle n’était pas haute. Après un quart de jour, ils atteignirent un plateau qui commençait en savane et se continuait en forêt ; il s’allongeait du nord-est au sud-ouest ; au nord-ouest, un contrefort le dominait, d’où il recevait deux rivières qui alimentaient un nouveau lac.

Aoûn et Zoûhr n’arrivèrent près de la forêt que vers l’heure rouge. Un roc de porphyre leur offrit un abri sûr dans une crevasse dont ils défendirent l’entrée à l’aide de branchages. Puis, ils allumèrent un grand feu dans la savane où ils rôtirent un iguanidé. La température était moins ardente que dans la plaine et, des montagnes voisines, une brise coulait qui rafraîchissait le plateau. Après tant de soirs torrides, les deux hommes goûtaient cette atmosphère qui rappelait les veillées des Oulhamr. Ils prenaient presque autant de plaisir à respirer qu’à manger. Le bruissement de la forêt ressemblait à l’écoulement d’une eau lointaine. Parfois, on entendait le miaulement d’un fauve, le rire sinistre de l’hyène ou les hurlements des dhôles.

Une clameur soudaine s’éleva, puis on vit des silhouettes étranges dans les arbres. Elles ressemblaient à des chiens et aux Nains-Rouges. Leur visage trop mobile s’éclairait d’yeux ronds et proches. Leurs quatre pattes se terminaient par des mains.

Aoûn et Zoûhr les reconnurent. C’étaient des rhésus, dont le poil est vert sur le dos, jaunâtre sur la poitrine, et dont la face est rouge comme le soleil couchant. Ils considéraient le feu. Le fils de la Terre ne les détestait point. En un sens, il les croyait ses semblables, autant que les Dévoreurs d’hommes. Aoûn partageait cette croyance. Depuis l’arrivée dans la terre nouvelle, les compagnons les avaient rencontrés presque chaque jour ; ils les savaient inoffensifs. Cependant, à cause de leur ressemblance avec les Nains-Rouges, les rhésus inspiraient une confuse inquiétude.

Dans les dernières lueurs du jour, on en discernait une douzaine. Après avoir regardé un moment les flammes, ils bondissaient de branche en branche, et d’arbre en arbre, avec une rapidité vertigineuse, puis, s’arrêtant, recommençaient à épier le spectacle insolite. À la fin, un grand mâle – il avait la taille d’un loup – descendit lentement jusqu’à terre et s’avança vers le feu. Quand il eut franchi une dizaine de coudées, il s’arrêta, il poussa une sorte de plainte douce qui était aussi un appel.

Aoûn avait levé son harpon, se souvenant des traîtrises des Nains-Rouges, qui n’étaient guère plus grands que le rhésus. Il le laissa retomber en entendant la plainte. Après une halte, le singe avança encore de quelques coudées. Puis, il parut s’arrêter définitivement, immobilisé par une crainte et une curiosité égales.

Un hurlement retentit, puis un autre : trois loups parurent au sommet d’un mamelon. Comme ils étaient sous le vent, ni les hommes ni les rhésus n’avaient perçu leur approche.

Le rhésus voulut gagner les arbres. Le plus agile des loups l’arrêta dans sa course, tandis que les deux autres prenaient position de manière à barrer la retraite. Seule la direction du feu restait libre. Le grand singe demeura quelques secondes éperdu, tandis que ses compagnons clamaient désespérément. Il tourna sa face anxieuse vers les hommes, vit les loups resserrer leur triangle et, affolé, se précipita.

Au moment où il arrivait près du feu, les trois fauves convergeaient vers lui ; le plus leste n’était qu’à dix coudées. Le rhésus poussa un gémissement funèbre. Entre les flammes farouches et les mangeurs de chair, il n’y avait plus d’étendue libre. La mort était là, dont le simien sentit l’horreur froide. Il se tourna d’abord vers la forêt, vers cet océan de feuillages d’où il échapperait si facilement aux dents des adversaires… puis, une seconde fois, sa face en détresse implora les hommes.

Zoûhr se leva, la sagaie haute. Un instinct de race bouillonnait dans sa chair ; il bondit vers le singe. Le loup recula devant la silhouette verticale, et Aoûn, à son tour, dressa sa stature ; les loups hurlèrent ; tout en se tenant à distance, ils esquissaient des attaques, les lèvres retroussées.

Aoûn, avec dédain, jeta une pierre. Atteint à l’épaule, le loup le plus proche se replia vers les autres.

« Les loups ne valent ni le harpon ni la sagaie ! » ricana le fils de l’Urus.

Là-bas, dans les ramures, on voyait bondir et rebondir les rhésus, tandis que le fugitif, immobile, observait ceux qui venaient de le sauver. Ses longs bras tremblotaient. La peur demeurait tapie dans sa poitrine : il redoutait le feu inconnu, il redoutait les loups, il redoutait aussi ces formes qui s’élançaient si droites, et cette voix singulière qui ne rappelait aucune voix de la sylve et de la steppe. Peu à peu, son cœur battit moins vite, et ses yeux ronds se fixèrent de préférence sur les hommes. Il commençait à se rassurer : lorsque le fort n’a pas frappé d’abord, le faible, après quelque temps, croit qu’il ne frappera point. Le rhésus n’eut plus peur que du feu et des loups. Puis, le feu, parce que sa course ne dépassait pas les branches entassées, cessa à son tour de paraître épouvantable.

Aoûn et Zoûhr, ayant éloigné les fauves, considérèrent leur hôte. Il était assis comme un enfant ; ses petites mains complétaient la ressemblance, et sa poitrine aussi qui était presque plate.

« Les loups ne mangeront pas le nain vert, dit Aoûn avec un rire qui fit sursauter le singe.

– Aoûn et Zoûhr le ramèneront jusqu’aux arbres ! » ajouta le Wah.

Comme ils approchaient, il se remit à trembler. Leurs gestes lents, leurs voix qui n’avaient plus ces intonations rudes qui menaçaient les loups, calmèrent le rhésus, et il y eut une douceur entre ces trois êtres. Pour Aoûn et Zoûhr, c’était la joie sourde d’un compagnon nouveau, qui excitait leur curiosité et rendait la vie moins farouche.

Le temps passa. Les loups veillaient toujours ; ils hurlaient par intervalles, furieux contre le feu, contre les hommes, contre cette proie qui leur échappait non par sa ruse ni son agilité, mais par une intervention incompréhensible.

À la fin ils disparurent. On les vit se fondre dans la nuit, et, comme ils n’étaient plus sous le vent, leur approche ne pourrait passer inaperçue.

Le rhésus ne s’éloigna pas tout de suite. Il commençait à s’habituer au feu ; la brise arrivant plus froide de la montagne, sous un ciel trop pur, qui buvait la chaleur, la bête imitait les hommes et prenait plaisir à l’haleine tiède que soufflaient les flammes.

Puis le rhésus poussa un cri léger, regarda fixement ses hôtes et bondit vers les arbres.

Aoûn et Zoûhr le regrettèrent.

Le lendemain, les deux hommes s’engagèrent dans la sylve. Elle les étonnait par l’immensité de ses arbres et des broussailles. Il y avait moins de serpents que dans la plaine ; des tribus de corbeaux à tête blanche croassaient sur les cimes ; des gaurs traversaient la clairière, tandis que des ours noirs se montraient dans les fourches des grosses branches ; parfois un léopard surgissait au déclin des jours, sans oser s’attaquer aux hommes. Ensuite apparurent des hordes de semnopithèques, aux longues queues et aux visages barbus. Ils s’assemblaient par grappes dans les ramures, avec des cris éperdus ; ils connaissaient la joie d’être ensemble et la sécurité de s’unir pour défendre leurs vies et leurs territoires.

La quatrième nuit, Aoûn sentit une émanation singulière. Aucune encore, depuis l’arrivée dans les terres nouvelles, n’avait eu une telle ressemblance avec l’odeur humaine. Il tressaillit ; l’inquiétude dressa les poils sur sa chair. Ni l’odeur du tigre, ni celle du lion, du machairodus, du félin géant ne lui eussent semblé aussi effrayantes.

Il éveilla Zoûhr afin d’être prêt au combat, et tous deux tendirent leurs sens. Ceux du Wah n’ayant pas la perfection de ceux de l’Oulhamr, il ne discerna qu’un effluve vague, mais Aoûn, dilatant ses narines, affirma :

« L’émanation est pareille à celle des Kzamms. »

Les Kzamms étaient les plus féroces des hommes. Un poil comparable à celui des renards couvrait par touffes leur face et leur torse ; ils montraient des bras longs comme ceux de l’Homme-des-Arbres ; leurs jambes étaient brèves et recourbées ; leurs cuisses à trois pans et leurs orteils énormes. Ils mangeaient les Oulhamr vaincus et avaient dévoré les rares Hommes-sans-Épaules échappés à l’extermination.

Pendant quelque temps, l’odeur parut s’affaiblir ; l’être mystérieux s’éloignait. Puis, elle redevint plus forte et Zoûhr finit par chuchoter :

« Le fils de l’Urus dit vrai : c’est comme l’odeur des Kzamms. »

Une angoisse impatiente précipitait le souffle d’Aoûn. Sa massue était à ses pieds ; il avait apprêté son propulseur, afin de lancer le harpon à grande distance.

Maintenant, il était sûr qu’il y avait plus d’un être ; l’émanation venait de deux côtés. Il dit :

« Ils nous voient et nous ne les voyons pas… Il faut que nous les apercevions nous-mêmes ! »

Plus temporisateur que l’Oulhamr, Zoûhr hésitait.

« Le feu nous éclaire », reprit Aoûn.

Il avait ramassé sa massue. Le Wah essaya encore de sonder les ténèbres ; il ne discerna rien et, concevant que les inconnus pouvaient attaquer à l’improviste, il approuva.

Déjà le fils de l’Urus s’éloignait, et Zoûhr le suivit en silence. Penchés, scrutant chaque accident du site, ils s’arrêtaient par intervalles. Aoûn tendait sur l’espace le réseau délicat de sa vue, de son ouïe et surtout de son odorat. Il tenait d’une main sa massue, de l’autre son propulseur où la sagaie était posée d’avance. À mesure qu’il avançait, il percevait les émanations, et il se persuadait qu’il n’y avait pas plus de deux êtres.

Un froissement. On vit onduler un buisson, puis une course légère trembla sur le terreau. Aoûn et Zoûhr discernèrent, à travers les branchages, une silhouette si confuse qu’ils n’eussent pu dire si elle était verticale ou horizontale. Mais la course ne décelait que deux pattes : ni le rhésus, ni le semnopithèque ni même le gibbon n’eussent fui ainsi.

Aoûn dit à voix basse :

« Ce sont des hommes. »

Ils s’arrêtèrent, transis. L’ombre prit une signification effroyable. Et soudain, devant le péril, Aoûn poussa son cri de guerre. Alors, une deuxième course s’entendit, latéralement à la première, les pas et les émanations décrurent. L’Oulhamr prit son élan. Des lianes l’arrêtèrent, puis une mare ; Zoûhr demanda :

« Pourquoi Aoûn a-t-il poussé son cri de guerre ? Peut-être ces hommes ne veulent-ils pas nous combattre.

– Ils ont l’odeur des Kzamms !

– L’odeur des Hommes-au-Poil-Bleu ressemble aussi à celle des Kzamms. »

Cette réflexion frappa l’Oulhamr. L’instinct de prudence le tint un moment immobile ; il flaira longuement la pénombre et dit :

« Ils sont loin !

– Ils connaissent la forêt et nous ne la connaissons pas ! fit Zoûhr. Nous ne les verrons pas cette nuit. Il faut attendre le matin. »

Aoûn ne répondit point. Il fit quelques pas vers la gauche et se coucha contre la terre. Toutes espèces de bruits légers devinrent sensibles, et parmi ces bruits, le fils de l’Urus distingua avec peine la course des êtres inconnus. Elle s’affaiblit ; elle devint indiscernable, tandis que la rôderie d’une faible troupe de dhôles se rapprochait.

« Les Hommes-de-la-Forêt n’ont pas osé combattre ! fit-il en se relevant, ou bien ils sont allés avertir leurs frères. »

Ils revinrent auprès du feu et y jetèrent des rameaux : leurs cœurs ressentaient un lourd malaise. Puis, un silence se faisant dans le pays des arbres, le péril parut très lointain, et l’Oulhamr s’endormit, tandis que Zoûhr veillait auprès des flammes cramoisies.

Au matin, ils demeurèrent irrésolus. Fallait-il continuer le voyage ou retourner en arrière ? Moins aventureux, Zoûhr désirait revivre au bord du fleuve, dans la chaîne rocheuse, où l’alliance avec le grand félin les rendait invincibles. Mais Aoûn, emporté par l’élan des actions ébauchées, répugnait au recul. Il dit :

« Si nous nous retirons, les Hommes-de-la-Forêt ne sauront-ils pas nous suivre ? Pourquoi n’y en aurait-il pas d’autres dans les terres que nous avons traversées ? »

Ces raisons semblèrent d’autant plus valables à Zoûhr qu’elles lui étaient apparues avant qu’Aoûn les eût données. Il savait bien que les hommes rôdent plus encore que les chacals, les loups et les dhôles. Seuls les oiseaux parcourent de plus vastes espaces. Parce qu’on n’avait rencontré aucune horde sur la route, ce n’était pas une raison pour qu’il n’y en eût pas vers la gauche ou la droite, et qu’on rencontrerait au retour.

Zoûhr accepta le hasard. Plus prévoyant qu’Aoûn, moins prompt à combattre, son courage était égal, sa résignation supérieure. Il avait en lui la fatalité de sa race ; tous les siens ayant péri, il s’étonnait quelquefois d’être parmi les vivants. Sans Aoûn, il eût été seul : toutes ses joies se rattachaient à l’alliance conclue avec le jeune Oulhamr, et il n’y avait pas de péril comparable à l’ennui de vivre sans son compagnon.

Le jour se passa sans alerte : quand ils eurent choisi la halte, aucune présence singulière ne se décela.

C’était dans les profondeurs de la sylve, mais le feu de la foudre avait incendié plusieurs arbres et dévoré les herbes. Trois blocs de schiste offraient un refuge qu’il suffisait de fortifier avec des épines. Aoûn et Zoûhr rôtirent une cuisse d’axis dont ils aimaient la saveur, puis se couchèrent sous les étoiles. L’aube était proche lorsque Aoûn s’éveilla. Il vit le Wah debout, l’oreille tendue vers le sud, attentif.

« Zoûhr a-t-il entendu passer le lion ou le tigre ? »

Zoûhr ne savait pas ; il lui avait paru sentir l’émanation suspecte. Aoûn aspira l’air à pleines narines et affirma :

« Les Hommes-de-la-Forêt sont revenus. »

Il écarta la barrière d’épines et se dirigea lentement vers le sud. L’odeur s’évanouissait : ce n’était que la trace laissée par les bêtes mystérieuses. Dans l’ombre, la poursuite était impossible. Les deux hommes rentrèrent au refuge et attendirent le jour. Il commençait à répandre parmi les vapeurs orientales une lueur cendrée. Un oiseau enfla sa petite cornemuse et pépia. Les feux parurent, indécis, qui se glissaient parmi les nuées. Ils éclatèrent. Les lacs d’ambre, les fleuves d’émeraude et les montagnes de pourpre naquirent et moururent sur le pays des arbres. Puis, à travers les fumées, on entrevit une forme écarlate.

Déjà le Wah et l’Oulhamr s’étaient mis en route. Ils allaient vers le sud, attirés par l’énigme. Le danger d’être surpris leur paraissait plus grand que celui d’aller à la poursuite de ceux qui les épiaient. L’instinct leur disait qu’il fallait connaître la nature et la force de ces êtres, afin d’organiser la défense, et la prudence de Zoûhr s’accordait avec la fougue d’Aoûn.

Ils marchaient vite. Peu d’obstacles les arrêtaient ; il semblait que des sentes eussent été tracées par le passage fréquent d’individus ou de hordes. Aoûn continuait à percevoir l’émanation. Longtemps, elle demeura faible, mais, vers le milieu du jour, elle se ranima. Impatient, Aoûn précipita sa course. La forêt commençait à s’éclaircir. Une lande apparut, semée d’arbres rares, de buissons, de fougères ; quelques mares stagnaient. Un moment Aoûn hésita, puis l’odeur reparut plus véhémente, et, soudain, il poussa un cri : dans la terre molle, il venait de découvrir des traces fraîches. Elles révélaient des pieds élargis, avec cinq orteils, qui ressemblaient plus aux pieds de l’homme que les pieds du dryopithèque.

Penché sur le sol, le fils de l’Urus considéra longuement ces traces et déclara :

« Les Hommes-de-la-Forêt sont proches… Ils n’ont pas encore regagné le couvert. »

Les compagnons se remirent en route. Leurs poitrines battaient ; ils n’approchaient d’aucun buisson sans l’avoir contourné. Quand ils eurent parcouru trois ou quatre mille coudées, Aoûn montra un fourré de lentisques, disant à voix basse :

« Ils sont là ! »

Un frisson les saisit ; cette tendresse que tant de jours passés ensemble resserraient dans leurs cœurs se mêla d’inquiétude profonde. Rien ne révélait la force des ennemis. Tout ce qu’Aoûn savait, c’est qu’ils n’étaient que deux. Or il se croyait égal à Naoh, le plus fort de tous les Oulhamr, mais Zoûhr était parmi les faibles ; presque tous les guerriers maniaient des massues plus lourdes, et se mouvaient plus rapidement. Il fallait essayer de combattre à distance ; et si les autres n’avaient pas de propulseurs, l’avantage serait à l’Oulhamr et au Wah.

« Zoûhr est-il prêt à combattre ? demanda Aoûn avec une douceur anxieuse.

– Zoûhr est prêt… mais il faut essayer de faire alliance avec les Hommes-de-la-Forêt comme les Wah ont fait jadis alliance avec les Oulhamr.

– Les deux hordes étaient ennemies des Nains-Rouges. »

Aoûn marcha d’abord, parce qu’il percevait mieux les effluves et qu’il voulait recevoir le premier choc. Son instinct d’audace le voulait, en même temps que la crainte de perdre son compagnon.

Lorsqu’ils furent à cent coudées, ils se mirent à tourner autour des lentisques, s’arrêtant pour épier longuement les éclaircies du fourré. Mais aucune forme animale ne se révéla parmi les tiges ni les feuillages.

À la fin, l’Oulhamr éleva sa voix retentissante :

« Les Hommes-de-la-Forêt se croient cachés, mais nous connaissons leur retraite. Aoûn et Zoûhr sont forts… ils ont tué la bête rouge et le tigre ! »

Le fourré gardait son énigme. Aucun bruit, sinon le passage léger de la brise, le vrombissement des mouches rouges, le chant lointain d’un oiseau. Aoûn s’impatientait :

« Les Oulhamr ont le flair des chacals et l’ouïe des loups ! Deux Hommes-de-la-Forêt sont cachés parmi les lentisques ! »

Des grues à tête jaune s’abattirent auprès d’une mare couverte de lotus, un faucon plana sur les cimes et l’on vit passer au loin une troupe légère d’antilopes dans la lumière violente qui calcinait les herbes. La peur, la prudence ou la ruse conseillaient le silence aux êtres inconnus.

Aoûn avait fixé une sagaie dans son propulseur. Se ravisant, il cueillit quelques branches fines et les égalisa. Zoûhr l’imita.

Quand ils eurent terminé le travail, ils ne se décidèrent pas tout de suite. Zoûhr aurait préféré attendre, Aoûn même était plein d’incertitude. Toutefois, l’idée d’un péril latent lui devenant de plus en plus insupportable, il appliqua une des branches au propulseur, et fit tournoyer l’arme. Le trait partit sans produire aucun effet. Trois fois, ils renouvelèrent l’effort sans plus d’efficacité. Au cinquième trait, un cri sourd s’entendit, les branchages s’écartèrent, et un être velu parut devant les lentisques.

Comme Zoûhr et Aoûn, il se tenait sur les pattes de derrière ; son dos formait un arc convexe ; ses épaules, presque aussi étroites que celles des Wah, s’infléchissaient en avant ; la poitrine saillait comme la poitrine des chiens ; la tête était épaisse, avec une gueule énorme, et le front évanouissant ; deux oreilles pointues rappelaient ensemble l’oreille des chacals et celle des hommes ; une lame de poils formait une crête sur le crâne, tandis que sur les côtés poussait une végétation courte et hérissée ; les bras semblaient plus courts que ceux des singes. Le survenant tenait à la main une pierre pointue.

Plus petit que les Oulhamr, plus grand que les Nains-Rouges, il montrait une musculature sèche. Pendant un instant, ses yeux ronds se fixèrent sur les guerriers ; la peau du front houlait avec fureur ; on entendait le craquement des mâchoires.

Aoûn et Zoûhr examinaient sa stature et scrutaient ses mouvements. Leurs derniers doutes s’évanouissaient : l’être qui se tenait là était bien un homme. La pierre qu’il avait à la main était taillée ; il se dressait mieux sur ses pattes de derrière que les Hommes-au-Poil-Bleu ; il y avait dans ses gestes quelque chose d’inexprimable qui ne se retrouve ni chez le semnopithèque, ni chez les rhésus, ni même chez le gibbon ou le dryopithèque.

Zoûhr demeurait anxieux, mais le grand Oulhamr, comparant l’arme de l’adversaire à sa massue, à ses sagaies, à son harpon, et sa haute taille à cette stature ramassée, se conçut supérieur. Il fit quelques pas vers les lentisques en clamant :

« Le fils de l’Urus et le fils de la Terre ne veulent pas tuer l’Homme-de-la-Forêt ! »

Une voix rauque lui répondit, qui ressemblait au grognement de l’ours, mais qui était confusément articulée. Et une autre voix, moins grave, s’éleva aussitôt, en même temps qu’une deuxième silhouette surgissait du couvert. Plus grêle, la poitrine étroite, le ventre renflé et les jambes cagneuses, elle montrait des yeux ronds et vacillants ; une peur agressive distendait ses mâchoires.

Aoûn se mit à rire. Il montra ses armes, il éleva ses bras à la rude musculature :

« Comment l’homme et la femme aux grands poils lutteraient-ils contre Aoûn ? »

Son rire étonnait les autres et atténuait leur crainte. Une curiosité parut sur leurs faces épaisses ; et Zoûhr parla doucement :

« Pourquoi les hommes velus ne feraient-ils pas alliance avec l’Oulhamr et le Wah ? La forêt est sans bornes ; la proie est abondante. »

Il pressentait qu’ils ne pouvaient pas le comprendre, mais, comme Aoûn, il croyait à la vertu de la parole articulée. Il ne se trompait point : la femme et l’homme velus tendaient l’oreille avec une curiosité qui, peu à peu, faisait naître la confiance.

Lorsque Zoûhr se tut, ils demeurèrent penchés, encore aux écoutes, puis la femme fit entendre des sons qui, proches encore de l’animalité, contenaient le rythme humain. Aoûn se remit à rire, d’une manière amicale et, jetant ses armes à ses pieds, il fit les signes qui marquaient l’apaisement. La femme aussi s’était mise à rire, un rire roide, cassé, embryonnaire, que l’homme imita pesamment.

Alors l’Oulhamr et le Wah se rapprochèrent des lentisques. Ils allaient lentement, avec des haltes ; ils n’emportaient que leurs massues. Les autres les regardaient venir avec des sursauts ; ils esquissaient des gestes de fuite, puis le rire de l’Oulhamr les ramenait. Enfin, ils furent à deux pas les uns des autres.

Ce fut la minute trouble et décisive. Toute la méfiance reparut dans les bouches camuses des indigènes ; leurs yeux roulèrent, le front eut sa houle de plis. Involontairement, l’homme leva sa pierre, mais Aoûn, tendant sa massue énorme, recommençait à rire :

« Que peut la petite pierre de l’homme velu contre la grande massue ? »

Le Wah ajouta sur un ton de mélopée :

« Aoûn et Zoûhr ne sont ni des lions ni des loups ! »

Déjà le trouble s’apaisait. Ce fut la femme qui fit le premier pas. Elle toucha le bras de Zoûhr en articulant de vagues syllabes. Puis, parce que le péril n’avait pas jailli, il parut impossible. La confiance animale, née de tout contact inoffensif, se mit à grandir doucement ; Zoûhr tendit une lanière de viande sèche que l’homme dévora, tandis qu’Aoûn donnait une racine cuite à la femme.

Bien avant la fin du jour, ils étaient comme s’ils avaient vécu des mois ensemble.

Le feu n’effraya guère les nouveaux compagnons. Ils le regardèrent courir le long des branches, ils s’habituèrent vite à y chauffer leurs membres. Un vent frais s’était abattu. À travers l’air pur et léger, la chaleur du sol rayonnait rapidement vers les étoiles. Les nomades s’égayaient à voir ces êtres étranges accroupis auprès des flammes. Cela leur rappelait les soirs de la Horde. Et ils sentaient cette sécurité plus grande que donne le nombre.

Zoûhr essayait de comprendre les sons obscurs et les gestes des nouveaux compagnons. Il savait déjà que l’homme était désigné par une appellation comparable à Rah, que la femme répondait au cri de Waô, et il essayait de savoir s’il y avait d’autres hommes dans la forêt et s’ils formaient une horde. Plusieurs fois, il y avait eu des concordances de gestes ; la compréhension, à peine entrevue, s’éparpillait ou devenait ambiguë.

Les jours suivants, la familiarité devint plus étroite. La femme et l’homme velus n’avaient point de méfiance. Dans leur cerveau plus embryonnaire que celui d’Aoûn et de Zoûhr, l’habitude était établie. Il y avait en eux une douceur native, une tendance à la soumission, qui ne faisaient place à la brutalité que dans la peur ou la colère. Ils cédaient à l’ascendant du grand Oulhamr et à la patience ingénieuse de Zoûhr. Leurs sens égalaient ceux du fils de l’Urus. Nyctalopes, par surcroît, ils voyaient dans les ténèbres, aussi distinctement qu’une panthère. Leur agilité à grimper aux arbres ne le cédait guère à celle des rhésus et des semnopithèques. Ils mangeaient volontiers la chair, mais savaient se sustenter de feuilles, de jeunes tiges, d’herbes, de racines crues, de champignons. Leur course, moins véloce que celle d’Aoûn, égalait celle de Zoûhr. Quant à leur force musculaire, elle dépassait celle du Wah mais se révélait très inférieure à celle du grand Oulhamr. Sans autres armes que leurs pierres pointues, dont ils se servaient aussi pour couper des tiges ou des écorces, ils ne savaient ni faire du feu ni l’entretenir.

Jadis, dans la forêt du tertiaire, les ancêtres lémuriens avaient inventé la parole et taillé grossièrement les premières pierres. Ils s’étaient répandus sur le monde. Tandis que les uns apprenaient à se servir du feu, que d’autres découvraient l’art de le tirer des pierres et du bois sec, que des outils et des armes se perfectionnaient entre les mains plus habiles, eux, à cause d’une vie plus abondante et plus facile, demeuraient les hommes-lémuriens des anciens âges. Leur parole, presque invariable à travers les millénaires, avait peut-être perdu quelques articulations ; leurs gestes demeuraient au même stade : cependant, ils savaient faiblement les adapter aux circonstances nouvelles, mais au détriment des circonstances passées.

Tels quels, ils tenaient tête au léopard, à la panthère, aux loups, aux dhôles qui les attaquaient rarement. Leur agilité de grimpeurs les mettait à l’abri du lion et du tigre, dont ils percevaient de loin la présence. À cause de leur aptitude à se nourrir de substances très diverses, ils ignoraient presque la faim. L’hiver même, ils découvraient sans grand-peine les racines et les champignons utiles. D’ailleurs, ils échappaient à ces froids terribles que les Oulhamr, les Wah, les Nains-Rouges, les Kzamms subissaient au-delà des montagnes, dans les terres du Nord et du Couchant.

Néanmoins, leur race s’éteignait, après avoir habité des sylves et des jungles nombreuses. Des causes mystérieuses l’avaient détruite à l’Orient et au Midi. D’autres hommes, plus forts, qui usaient mieux de la parole articulée, taillaient des armes redoutables et se servaient du feu, avaient refoulé les hommes-lémuriens sur le plateau. Depuis mille ans, les vainqueurs y montaient à peine deux ou trois fois par génération et ne se fixaient point. À leur approche, les primitifs fuyaient au plus profond de la forêt. C’étaient des périodes d’épouvante, dont le souvenir se gravait plus encore dans l’instinct que dans le cerveau, et les seules pendant lesquelles la vie des hommes-lémuriens devenait triste.

Rah et Waô ignoraient ces vicissitudes. Ils étaient jeunes, ils n’avaient pas souffert de l’invasion. Deux ou trois fois, à l’extrémité du plateau, ils avaient vu les feux d’un campement. Et c’était une image vague, qui s’était ravivée devant le feu d’Aoûn et de Zoûhr.

Cependant, Zoûhr et Waô apprenaient de mieux en mieux à se comprendre. Le Wah savait maintenant qu’il y avait d’autres hommes-lémuriens dans la forêt et il en avait averti Aoûn. Le fils de l’Urus accueillit la nouvelle avec insouciance. Parce qu’il avait fait alliance avec Rah, il croyait qu’il n’aurait pas la guerre avec les autres et il se figurait aussi qu’ils n’oseraient pas le combattre. Zoûhr ne partageait pas cette quiétude. Il n’imaginait pas que les Lémuriens fussent enclins au combat – Rah et Waô ne chassaient aucune bête fauve – mais il craignait qu’ils ne se crussent attaqués.

Un soir, le feu bondissait au long des branches sèches. Rah et Waô le regardaient avec béatitude et, enseignés par Zoûhr, s’amusaient à y jeter des rameaux. Les chasseurs avaient embroché un quartier de daim qui commençait à répandre l’odeur grisante de la viande rôtie. Des champignons cuisaient sur une pierre plate. À travers les arcades feuillues, on discernait les cornes fines du croissant parmi les étoiles.

Lorsque les aliments furent cuits, le grand Aoûn donna une part aux Lémuriens et partagea le reste avec son compagnon. Quoique l’abri fût médiocre, ils se sentaient en sécurité. Des arbres les environnaient, au tronc trop haut pour que le tigre pût les escalader, et où ils se réfugieraient avant que le carnivore fût assez proche pour l’attaque.

L’heure fut douce. Aucune défiance ne séparait les êtres sauvages : inoffensifs les uns pour les autres, prêts à se défendre ensemble contre les pièges du dehors, ils goûtaient le grand bonheur des corps sains, du repos, de la nourriture abondante.

Brusquement, Aoûn et Rah, puis Waô, tressaillirent. Un effluve venait de passer, furtif. Rah et Waô eurent une sorte de rire ; l’Oulhamr, soucieux, dit à Zoûhr :

« Voilà que de nouveaux hommes sont proches. »

Le Wah se tourna vers la femme. Elle inclinait la tête, ses yeux nyctalopes se fixaient sur les ténèbres. Il lui toucha l’épaule et l’interrogea par la voix comme par les signes. La question qu’il posait était claire, l’événement la rendait plus claire encore. Waô hochant la tête, tendit les deux bras et articula un son affirmatif.

« Aoûn a raison, fit le fils de la Terre, d’autres Hommes-de-la-Forêt sont venus. »

L’Oulhamr se dressa ; Rah rampa dans les herbes ; il y eut un moment de trouble. La défiance tendait les mâchoires d’Aoûn, abaissait les sourcils de Zoûhr. Cependant, Rah s’était remis en route. Zoûhr le rappela ; le Lémurien avait la face incertaine, et cette apparence des êtres qui hésitent. Il aurait voulu bondir vers ses semblables, il craignait Aoûn.

Après une pause, le fils de l’Urus saisit ses armes et marcha vers les effluves. Ils devenaient plus forts et plus nombreux. Le guerrier compta qu’il devait y avoir six ou sept hommes dans la futaie ; il accéléra sa course. Un instant, les émanations parurent toutes proches, puis elles s’éparpillèrent. Dans la lueur cendreuse qui filtrait par les ramures, l’Oulhamr crut discerner des silhouettes. Tout de suite, elles disparurent. Le guerrier donna son maximum de vitesse, retardé parfois par quelque broussaille, et, tout à coup, s’arrêta. Une nappe d’eau s’étalait, large de deux cents coudées ; des batraciens bondirent ; d’autres élevaient parmi les lotus leurs voix séniles et clapotantes ; le croissant jetait une longue traînée écailleuse.

À l’autre rive, successivement, des formes bondirent, qui semblaient jaillir des algues. Aoûn les interpella :

« Le fils de l’Urus et le fils de la Terre sont les alliés des Hommes-Velus ! »

À cette voix retentissante, les fugitifs s’arrêtèrent pour regarder. Puis, poussant des clameurs sombres, ils agitèrent leurs pierres aiguës. Et ils allaient reprendre leur route vers le sud, lorsque Rah surgit à son tour. Sa voix répondit à celles des hommes de sa race. Il montrait Aoûn, puis posait les deux mains sur sa poitrine. Des voix glapissantes résonnaient et les bras gesticulaient abondamment. Avec leurs vues nyctalopes, les fugitifs discernaient le Lémurien et l’Oulhamr comme en plein jour ; Rah ne perdait rien des mimiques de ses semblables.

Lorsque Waô et Zoûhr apparurent, les clameurs se firent plus éclatantes. Puis, il y eut une sorte de pause.

« Comment les Hommes-Velus ont-ils passé le marais ? » s’exclamait Aoûn.

Le Wah se tourna vers Waô et parvint à lui faire comprendre la question. Elle se mit à rire, elle entraîna Zoûhr vers la gauche. Alors, sous l’eau transparente, il aperçut une ligne grisâtre et Waô, sur un signe, quittait la rive. Elle enfonça jusqu’aux cuisses puis se mit à marcher sur une sorte de chaussée sous palustre. Aoûn la suivit sans hésitation ; Rah précéda Zoûhr.

Un instant, les Lémuriens de l’autre rive demeurèrent immobiles, puis la panique se dessina ; et une femme ayant donné le signal, ils prirent la fuite. Rah leur parlait d’une voix aiguë. Un mâle, le plus trapu de la troupe, s’arrêta d’abord ; par degrés, tous cessèrent de fuir. On les voyait, formant une longue ligne zigzagante.

À l’atterrissage d’Aoûn, il y eut une nouvelle panique, vite interrompue. Rah, ayant à son tour atteint la rive, prit les devants. L’homme trapu attendait. Ce fut une minute frémissante. Tous les yeux des Lémuriens se fixaient sur la grande stature d’Aoûn. Ceux qui avaient rencontré les Hommes-du-Feu ne se souvenaient pas d’en avoir vu aucun de cette taille. L’image d’implacables massacres s’élevait en eux ; leurs membres de vaincus grelottaient de terreur. À mesure que Rah multipliait les gestes, ils se rassurèrent. L’homme trapu, après un mouvement de recul, laissa Aoûn lui poser la main sur l’épaule ; Zoûhr, qui venait d’atterrir, faisait les signes d’alliance qu’il avait appris de Waô. Alors, il y eut un élan d’allégresse parmi ces pauvres créatures et peut-être un obscur orgueil de s’allier à ce géant qui dépassait les plus terribles de leurs vainqueurs. Les femmes rejoignirent d’abord l’homme trapu ; Aoûn riait de son grand rire, plein d’une joie de horde qui lui paraissait plus douce après tant de jours passés loin des Oulhamr.

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