III

À le constater ! Du plus loin que je me souvienne, j’ai d’instinct subi la séduction de cette création étrangère à la nôtre. D’abord, je la confondis avec les autres choses vivantes. M’apercevant que personne ne se troublait de sa présence, que tous, au contraire, y paraissaient indifférents, je n’éprouvais guère le besoin de signaler ses particularités. À six ans, je connaissais parfaitement sa différence avec les plantes des champs, les bêtes de la basse-cour et de l’étable, mais je la confondais un peu avec des phénomènes inertes comme les feux de la lumière, la course des eaux et des nuages. C’est que ces êtres étaient intangibles : quand ils m’atteignaient je ne ressentais aucun effet de leur contact. Leur forme, d’ailleurs très variée, avait cependant cette singularité d’être si mince, dans une de leurs trois dimensions, qu’on pourrait les comparer à des figures dessinées, à des surfaces, des lignes géométriques qui se déplaceraient. Ils traversaient tous les corps organiques ; en revanche, ils semblaient arrêtés parfois, enchevêtrés dans des obstacles invisibles… Mais je les décrirai plus tard. Actuellement, je ne veux que les signaler, affirmer leur variété de contours et de lignes, leur quasi-absence d’épaisseur, leur impalpabilité, combinées avec l’autonomie de leurs mouvements.

* * *

Vers ma huitième année, je me rendis parfaitement compte qu’ils étaient distincts des phénomènes atmosphériques autant que des animaux de notre règne. Dans le ravissement que me causa cette découverte, j’essayai de l’exprimer. Jamais je ne pus y parvenir. Outre que ma parole était presque tout à fait incompréhensible, comme je l’ai dit, l’extraordinaire de ma vision la rendait suspecte. Personne ne s’arrêta à démêler mes gestes et mes phrases, pas plus qu’on ne s’était avisé d’admettre que je visse à travers les cloisons de bois, quoique j’en eusse donné maintes fois des preuves. Il y avait, entre moi et les autres, une barrière presque insurmontable.

Je tombai dans le découragement et la rêverie ; je devins une façon de petit solitaire ; je provoquais du malaise, et j’en ressentais, dans la compagnie des enfants de mon âge. Je n’étais pas exactement une victime, car ma vitesse me mettait hors de la portée des malices enfantines et me donnait le moyen de me venger avec facilité. À la moindre menace, j’étais à distance, je narguais la poursuite. En quelque nombre qu’ils se missent, jamais gamins ne parvinrent à me cerner, encore moins à me forcer. Il ne fallait même pas essayer de me saisir par ruse. Si faible que je fusse à porter des fardeaux, mon élan était irrésistible, me dégageait aussitôt. Je pouvais revenir à l’improviste, accabler l’adversaire, voire les adversaires, par des coups prompts et sûrs. On me laissa donc tranquille. On me tint à la fois pour innocent et un peu sorcier, mais d’une sorcellerie peu redoutable, qu’on méprisait. Je me fis par degrés une vie en dehors, farouche, méditative, non tout à fait dénuée de douceur. La seule tendresse de ma mère m’humanisait, bien que, trop occupée tout le jour, elle ne trouvât guère de temps pour les caresses.

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