IV

Je vais essayer de décrire sommairement quelques scènes de ma dixième année, afin de concrétiser les explications qui précèdent.

C’est au matin. Une grande lueur éclaire la cuisine, lueur jaune pâle pour mes parents et les serviteurs, très diverse pour moi. On sert le premier déjeuner, du pain avec du thé. Mais je ne prends pas de thé. On m’a donne un verre de schiedam avec un œuf cru. Ma mère s’occupe tendrement de moi ; mon père me questionne. J’essaye de lui répondre, je ralentis ma parole ; il ne comprend qu’une syllabe de-ci de-là, il hausse les épaules.

Il ne parlera jamais !…

Ma mère me regarde avec compassion, persuadée que je suis un peu simple. Les domestiques et les servantes n’ont même plus de curiosité pour le petit monstre violet ; la Frisonne est depuis longtemps retournée dans son pays. Quant à ma sœur – elle a deux ans – elle joue auprès de moi, et j’ai pour elle une tendresse profonde.

Le déjeuner fini, mon père s’en va aux champs avec les serviteurs, ma mère commence à vaquer aux besognes quotidiennes. Je la suis dans la cour. Les bêtes arrivent vers elle. Je les regarde avec intérêt, je les aime. Mais, autour, l’autre Règne s’agite et me capte davantage : c’est le domaine mystérieux que je suis seul à connaître.

Sur la terre brune, voici quelques formes épandues ; elles se meuvent, elles s’arrêtent, elles palpitent au ras du sol. Elles sont de plusieurs espèces, différentes par le contour, par le mouvement, surtout par la disposition, le dessin et les nuances des traits qui les traversent. Ces traits constituent, en somme, le principal de leur être, et, tout enfant, je m’en aperçois très bien. Tandis que la masse de leur forme est terne, grisâtre, les lignes sont presque toujours étincelantes. Elles constituent des réseaux très compliqués, elles émanent de centres, elles en irradient, jusqu’à ce qu’elles se perdent, s’imprécisent. Leurs nuances sont innombrables, leurs courbes infinies. Ces nuances varient pour une même ligne, comme aussi, mais moins, la forme.

Dans l’ensemble, l’être est figuré par un contour assez irrégulier, mais très distinct, par des centres d’irradiation, par des lignes multicolores qui s’entrecroisent abondamment. Quand il se meut, les lignes trépident, oscillent, les centres se contractent et se dilatent, tandis que le contour varie peu.

Tout cela, je le vois très bien, dès lors, quoique je sois incapable de le définir ; un charme adorable me pénètre à contempler les Moedigen . L’un d’eux, colosse long de dix mètres et presque aussi large, passe lentement à travers la cour, et disparaît. Celui-ci, avec quelques bandes larges comme des câbles, des centres grands comme des ailes d’aigles, m’intéresse à l’extrême et m’effraye presque. J’hésite un instant à le suivre, mais d’autres attirent mon attention. Ils sont de toutes tailles : quelques-uns ne dépassent pas la longueur de nos plus menus insectes, tandis que j’en ai vu atteindre plus de trente mètres de longueur. Ils avancent sur le sol même, comme attachés aux surfaces solides. Lorsqu’un obstacle matériel – un mur, une maison – se présente, ils le franchissent en se moulant sur sa surface, toujours sans modification, importante de leur contour. Mais lorsque l’obstacle est de matière vivante ou ayant vécu, ils passent directement : c’est ainsi que je les ai vus mille fois surgir d’un arbre et sous les pieds d’un animal ou d’un homme. Ils passent aussi à travers l’eau, mais demeurent préférablement à la surface.

Ces Moedigen terrestres ne sont pas les seuls êtres intangibles. Il est une population aérienne, d’une merveilleuse splendeur, d’une subtilité, d’une variété, d’un éclat incomparables, à côté de laquelle les plus beaux oiseaux sont ternes, lents et lourds. Ici encore, un contour et des lignes. Mais le fond n’est plus grisâtre ; il est étrangement lumineux ; il étincelle comme le soleil, et les lignes s’y détachent en nervures vibrantes, les centres palpitent violemment. Les Vuren, ainsi que je les nomme, sont d’une forme plus irrégulière que les Moedigen terrestres, et généralement ils se dirigent à l’aide de dispositions rythmiques, d’entrecroisements et décroisements que, dans mon ignorance, je ne puis déterminer et qui confondent mon imagination.

Cependant j’ai pris ma route à travers une prairie récemment fauchée : le combat d’un Moedig avec un autre attire mon attention. Ces combats sont fréquents ; ils me passionnent violemment. Quelquefois, c’est un combat d’égaux ; le plus souvent l’attaque d’un fort contre un faible (le faible n’est pas nécessairement le plus petit). Dans le cas présent, le faible, après une courte défense, se met en fuite, vivement poursuivi par son agresseur. Malgré la rapidité de leur course, je les suis, je réussis à ne pas les perdre de vue, jusqu’au moment où la lutte reprend. Ils se précipitent l’un vers l’autre, durement, rigidement même, solides l’un pour l’autre. Au choc, leurs lignes phosphorent, se dirigent vers le point de contact, leurs centres pâlissent et se rapetissent. D’abord, la lutte se maintient assez égale, le plus faible déploie la plus intense énergie, et réussit même à obtenir une trêve de l’adversaire. Il en profite pour fuir de nouveau, mais il est rapidement atteint, attaqué avec force et enfin saisi, c’est-à-dire maintenu dans une échancrure du contour de l’autre. C’est précisément ce qu’il avait cherché à éviter, en répondant aux chocs du plus fort par des chocs moins énergiques, mais plus précipités. Maintenant, je vois toutes ses lignes trépider, ses centres battre désespérément ; et, à mesure, les lignes pâlissent, s’affinent, les centres s’imprécisent. Après quelques minutes, la liberté lui est rendue : il s’éloigne avec lenteur, terne, débilité. L’antagoniste, au contraire, étincelle davantage, ses lignes sont plus colorées, ses centres plus nets et plus rapides.

Cette lutte m’a profondément remué ; j’y rêve, je la compare aux luttes que je vois parfois entre nos bêtes et nos bestioles ; je saisis confusément que les Moedigen, en somme, ne se tuent pas, ou rarement, que le vainqueur se contente de prendre de la force aux dépens du vaincu.

Le matin avance, il est près de huit heures ; l’école de Zwartendam va s’ouvrir : je fais un bond jusqu’à la ferme, je prends mes livres, et me voici parmi mes semblables, où nul ne devine les profonds mystères qui palpitent autour de lui, où nul n’a la plus confuse idée de vivants à travers lesquels passe l’humanité entière et qui traversent l’humanité, sans aucun indice de cette mutuelle pénétration.

Je suis un bien pauvre écolier. Mon écriture n’est qu’un tracé hâtif, informe, illisible ; ma parole demeure incomprise ; ma distraction est manifeste. Continuellement, le maître s’écrie :

– Karel Ondereet, avez-vous bientôt fini de regarder voler les mouches ?…

Hélas ! mon cher maître, il est vrai que je regarde voler les mouches, mais combien plus encore mon âme accompagne-t-elle les Vuren mystérieux qui vont par la salle ! Et quels étranges sentiments obsèdent mon âme enfantine, à constater l’aveuglement de tous et surtout le vôtre, grave pasteur d’intelligences !

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