IV Vers l’Iaraze

Immobile d’abord, sans force, Sévère rejoignit enfin sa femme. Était-elle morte, avait-elle disparu à jamais ? Un rire noir, le rire des destins sans issue, vint à ses lèvres, et le mot « Jamais » circulait en son cerveau d’une manière ironique, ce « Jamais » que, pour sa propre existence il n’osait estimer au-delà de l’heure prochaine. Puis, son étreinte s’exaspéra, maladive. Il enleva la pauvre femme contre sa poitrine… Alors, subit, bizarre, délicieux, un soulagement courut par toute sa fibre : la fermeté contre le sol, la pesanteur revenue !

Quoi ! le hasard avait dû le lui dire, il n’était pas arrivé théoriquement à l’idée de joindre un poids au sien pour retrouver la sécurité matérielle !…

Ranimé, solidifié, malgré l’oppression de sa poitrine, voilà que survint un flot de courage et d’espérance, encore accru par la suite de l’événement, son aisance singulière à tenir Luce entre ses bras, comme un petit enfant. Puis, un sursaut du cœur, le retour de la mémoire vers la catastrophe oubliée dans le choc de l’émotion heureuse : Luce était-elle morte ? Il ausculta, il écouta, l’oreille à la poitrine de la jeune femme : le bruit importun de ses propres artères l’empêchait d’entendre. Elle n’était pas raide, cependant, mais si pâle, les paupières ouvertes sur l’œil immobile.

– Luce ! ma chère Luce !

Un soupir, un mouvement débile de la tête. Il discernait une haleine toute légère, la vie ! Sa volonté s’en fortifia, la résolution de tout faire pour la sauver.

Il y songea quelques minutes, puis haussa les épaules ! À quoi bon le calcul ? Il fallait agir comme les brutes, comme le dernier des êtres organisés, fuir droit devant soi, jusqu’au bord de l’Iaraze. Et sans plus hésiter, allant au plus court, il monta sur la fenêtre, franchit l’allège, criant à Victor :

– Prends un objet lourd. Lâche le chien et va avertir tes camarades. Vois comme je porte mon fardeau. Que tout le monde se sauve. On aura le temps. As-tu compris ?

– Oui, monsieur.

Et Sévère se sauvait, au trot, le pas sûr, mais oppressé, l’haleine sifflante, troublé par l’électricité du dehors, plus vive, plus énervante. Il sortit de la porte du jardin, se trouva dans la pleine campagne. En sa majesté prodigieuse, le lac rouge semblait s’élargir encore aux abîmes stellaires. Sa gloire, aux bordures d’aigue-marine, aux douceurs de verrières, délicate et resplendissante, terminée en dentelles, en cendres orange, en arborisations, envahissait presque le zénith. On ne voyait toujours aucune étoile. De-ci, de-là, une fine ligne serpentine, une ligne de feu, courait de l’extrême Nord à l’extrême Sud. Sur terre, sur les surfaces planes du plateau Tornadres, partout l’incendie persévérait, l’incendie taciturne, l’incendie sans chaleur et sans consumation.

Les cierges colossaux des grands arbres, les lumignons, infinis en nombre, des graminées basses, les ascensions de longues écharpes, les grands arcs polychromes interminablement dévorés par les neutralisations de forces, interminablement recomposés, emplissaient l’Espace d’une vie d’épouvante et de beauté. Sévère y marchait, y courait, fermant les yeux par intervalles lorsqu’il fallait franchir des zones trop flamboyantes. Des cheveux de Luce se détachait un torrent d’étincelles qui éblouissait l’homme et l’aveuglait. L’instinct le guidait au Sud-Ouest. Par minutes, une ferme apparue lui servait de jalon, mais auquel il n’avait pas grande confiance, tellement la transfiguration du paysage rendait incertaines les apparences.

Arriva le moment où il se crut égaré : devant lui, une mare, des roseaux levés comme des glaives de vengeance, des saules aux feuilles de pâle émeraude, des lucioles courant perpétuellement sur l’onde, une senteur phosphoreuse, ozonée, suffocante. Il sentait la molle terre sous lui, l’attraction confuse des eaux croupies. En vain tâchait-il l’orientation, sachant pourtant que c’était la mare des Cilleuses, à moins de quinze cents mètres de la frontière du plateau.

Il la longea, il marcha dix minutes, il se retrouva au point de départ. Va-t-il rester là misérablement ; son grand effort sera-t-il perdu ?

– Allons, Sévère !

Il reprit l’élan, cherchant à reconnaître quelque marque guide, quelque aspect connu, faiblissant en cette recherche, convaincu qu’une heure encore sur Tornadres, et ce serait la pâmoison, la mort en pleine campagne.

Subitement, il fit une découverte, un petit promontoire aigu, le seul de la mare, et dont il put déduire la direction à prendre. Dès lors, il sembla qu’il eût des ailes, lancé en ligne droite, finissant par trouver un petit sentier bien connu, qu’il ne quitta plus. Jamais il n’eût pu évaluer la durée de la route, peut-être une demi-heure, peut-être dix minutes, cinq minutes. Mais le voilà arrêté, dans un écrasement de stupeur, devant un gouffre noir, parallèle au Tornadres incendié, un abîme de nuit sous ses pieds, dont le sépare un dévalement phosphorescent, le versant du plateau.

– La pente ! La pente !

Il répète le mot ; plein de force il commence de descendre, au galop, une sente sinueuse. Déjà, un bien-être physique, l’induction décroissante, les lumières toujours plus rares, douces comme des feux follets, l’air moite et tiède, plus respirable ! En revanche le poids de Luce est devenu très dur. Il lui casse les bras, ralentit sa course. Il tombe, il croulerait sur la déclivité sans l’interposition d’un arbrisseau. Puis, de nouveau la course, le halètement de sa poitrine, l’indomptable instinct maîtrisant ses nerfs. Enfin, une joie immense, il entend couler l’Iaraze, il perçoit par tous les pores l’approche du salut ! Encore quelques pas ! Le péril, déjà, ne peut plus guère l’atteindre dans ce milieu où, l’influence mystérieuse réduite au minimum, c’est déjà l’ancienne, la bonne nature terrestre, propice l’homme.

Et il ne s’arrête pas, en sueur, farouche, plein de puissance. Enfin, le val, la rivière sanglotant dans les ténèbres. Avec un grand cri, une allégresse violente et douloureuse, il se laisse tomber. Luce est sur ses genoux, une minute il tourne la tête en arrière vers là-haut, irrésistiblement. Vague, une lueur erre sur le versant, plus vive vers les bords du plateau ; c’est tout ce qu’il perçoit du vaste incendie : à peine l’éclat des mers nocturnes à l’époque des fécondations. Mais le firmament surtout l’étonne, l’Aigue disparue, du rouge seulement, une espèce d’aurore boréale, où continue à crouler, merveilleuse et abondante, l’averse des bolides.

– Quoi donc ? se demande-t-il. Et pourquoi cette dissemblance énorme, entre Tornadres et l’Iaraze ?

Enfin, il se penche sur Luce, il la voit pâle encore, immobile, mais son souffle perceptible, un souffle plutôt de sommeil que de pâmoison. Il l’appelle très haut :

– Luce ! Luce !

Elle frémit, elle remue la tête doucement. C’est une joie infinie dans l’ombre et, avec des sanglots de bonheur, il l’embrasse, il continue à l’appeler, il murmure des phrases de tendresse. Enfin, les paupières s’ouvrent, le regard de la jeune femme, plein de Rêve, plein de Ténèbres, se porte sur Sévère :

– Ah ! s’écrie-t-il… nous sommes vainqueurs enfin … le Tornadres n’a pu te dévorer.

Debout, les bras en croix, une volonté lui vint, la promesse de remonter seul là-haut, sur la pointe sud-ouest, de faire l’histoire du cataclysme…

Cependant des voix s’élevèrent sur la pente, un aboiement. Comprenant que c’étaient les serviteurs de la Corne, Luce et Sévère les attendirent, tandis qu’ils s’étreignaient, dans une béatitude si grande que des larmes ruisselaient sur leurs joues.

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