III Apparition de l’Aigue

– Regardez ! fit Luce.

À son tour, elle apercevait la lueur, plus émue que Lestang, et elle la désignait du doigt. Victor, accroché dehors, à la fenêtre, tremblait de fièvre, comme ivre, et revenait à lui avec des soupirs, des frémissements d’horreur.

La lueur, en haut, grandissait. À mesure, le chuchotis de voix firmamentaires s’éteignait, un silence énorme pesait sur le plateau Tornadres. Puis, délicate d’abord, une lumière d’en bas parut répondre à l’autre, des franges légères flottant sur la cime des arbres, sur toutes les plantes. C’était charmant et farouche.

Aux trois personnages si dissemblables, il vint une impression presque identique de lampes funéraires, de bûcher, d’incendie immense où allait s’engloutir Tornadres et tous ceux qui l’habitaient.

Luce râlait, à peine consciente : il lui vint une grande plainte :

– Oh ! j’ai soif !

Sévère se tourna vers elle ; la tendresse de son cœur, son amour pour la Celte montagnarde, lui rendit de la force.

Il lutta contre son désir de ne plus bouger, de finir là son existence, à la fenêtre, avec l’allège entre ses poings. Ballottant, il alla prendre un verre d’eau. Et il se questionnait encore, il s’étonnait que l’atmosphère fût fraîche, presque froide, malgré ce subtil incendie du ciel et de la terre.

Il rapporta l’eau avec une peine infinie ; le verre et sa main étaient si légers qu’il n’avait pas la sensation de tenir quelque chose : il serrait de toute sa force le pied de la coupe.

Il perdit la moitié du liquide en route.

Luce but une gorgée, la rejeta, dans une nausée :

– C’est comme de la poudre de fer… comme de la rouille !

Il goûta l’eau, dut la rejeter à son tour : elle était métallique, poussiéreuse ; tous deux se regardèrent avec désespoir, longuement. Les voiles du souvenir se levèrent, tant d’années charmantes, l’heure où ils s’étaient pour la première fois entrevus dans l’Espace, l’appel de leurs fibres de suite amantes, des périodes d’adoration fine et inlassable. (Oh ! que longues, hautes, immenses, tissées de divin, telles heures revivant sous le portique du passé !) Et leurs regards s’étreignirent, dans une pitié infinie l’un pour l’autre. Est-ce que vraiment c’était l’agonie, est-ce qu’il leur faudrait ainsi quitter la jeune vie, trépasser dans l’étouffement, la soif, cette hideuse impression d’anti-pesanteur, ce non contact de la matière, ô mon Dieu !

Lui, Sévère, si plein de force vitale, ne voulait pas l’admettre, malgré tout ; la curiosité subsistait en son crâne à travers le glas, le refaisait attentif à l’extérieur. Le drame merveilleux et lamentable se poursuivait, se développait, un opéra de feux subtils, de Saint-Elmes colossaux allumés aux profondeurs des paysages : sur les cimes des grands arbres, d’abord, des flammes fines, dardantes, et, montant la gamme infinie du spectre, elles se multiplièrent, tremblèrent à chaque ramille, à chaque pointe de feuille, puis aux végétations basses, aux buissons, aux gramens, aux éteules.

Toute arête de végétal eut ainsi sa lumière, dressée droite vers le ciel.

Par-dessus ces lueurs de rêve, ce paysage-brasier, des oiseaux erraient par bandes. Ils se décidaient à fuir enfin. Êtres super-électriques, ils avaient résisté longtemps à ces phénomènes sans doute moins ennemis de leurs organismes que de ceux des animaux terrestres. Et corbeaux aux cris sombres, bandes infinies et éparses de moineaux, de chardonnerets, de fauvettes, de pinsons, hardes intelligentes de martinets et d’hirondelles, en ordre de voyage, rapaces solitaires ou par couples, tous s’engouffraient vers le Sud, avec des rumeurs excitées, des cris, presque des paroles.

De plus en plus, Sévère s’étonnait de ce que ces flammes innombrables, tout à la fois ne se confondissent pas et ne donnassent pas de chaleur sensible, et aussi, de les voir si droites, s’allongeant en lamelles fines, bâtissant des tourelles, des monuments gothiques à milliards de flèches éblouissantes. Un cri rauque l’interrompit, venu de Luce :

– Lie-moi… lie-moi… on m’emporte !

Il vit sa compagne en délire, livide, cramponnée, sa poitrine soulevée dans le pitoyable effort de respirer. Son propre cœur défaillit, il lui vint une désespérance absolue, tandis que, d’un geste machinal il étreignait encore Luce. Grelottante, elle regardait briller le plateau, elle murmurait des paroles confuses :

– C’est l’autre monde, Sévère… c’est le monde immatériel… la Terre va mourir…

– Non, non, chuchotait-il, et sachant pourtant la vanité des mots… c’est une Force… du magnétisme… une transformation de mouvement…

Une parole basse s’éveilla, celle de Victor, hypnotisé là et s’éveillant :

– La Roge Aigue !

Sévère se pencha, et à moins de vingt degrés sur le Nord, il vit un grand rectangle couleur de rouille, à bordure irrégulière, comme troué d’abîmes de soufre.

À mesure, il s’éclaircissait, transparent comme une onde, véritable lac étendu sur le Nord, où couraient des rides semblables à des vagues, d’un rouge plus pâle.

Et autour du lac rouge, et par tout le ciel, il montait une ténèbre verte, une ténèbre d’émeraude claire d’abord, et qui allait bleuissant, noircissant, devenant une profonde ombre de jade sur l’extrémité méridionale.

Les étoiles étaient parties. Rien ne demeurait que ce ciel d’eau rouge, d’eau verte, de gemme verte et de ténèbre de jade !

Qu’était-ce ? D’où cela venait-il ? Et pourquoi cette énorme influence sur le Tornadres, quel pouvoir d’induction mystérieuse, quelles affinités rôdaient au firmament ? Questions qui étreignaient le cerveau de Sévère, mais ne le gardaient point de la même stupeur qui accablait Luce et Victor devant la prédiction paysanne accomplie. Il ne doutait plus que la mort arrivât, rapide, que le cœur qui lui galopait si terriblement dans la poitrine n’allât éclater et s’éteindre à tout jamais… Cependant, sa face mourante levée vers le ciel, avec une solennité poignante, Luce se mit à dire :

Lors que l’Argent verdoiera,

La Roge Aigue proche sera,

Dévorant Étoiles et Lune…

Et poussant un lourd soupir, résignée, elle s’écroula contre l’allège de la fenêtre, roide et les paupières closes.

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