I Symptômes

Au plateau Tornadres, depuis quelques semaines, la nature palpitait, équivoque, angoissante, tout son délicat organisme végétal parcouru d’électricités intermittentes, de signes symboliques d’un grand événement matériel. Les bêtes libres, aux cultures, aux châtaigneries, se montraient moins vives à fuir les périls quotidiens. Elles semblaient vouloir se rapprocher de l’homme, elles erraient auprès des censes. Puis, elles prirent un parti extraordinaire, propre à épouvanter : elles émigrèrent, elles s’enfoncèrent aux vals de l’Iaraze.

C’était, au début des nuits, dans les pénombres sylvestres et buissonnières, un drame de fauves nerveux quittant leurs retraites, à pas furtifs, avec des pauses, des arrêts, une mélancolie à fuir la terre natale. La sombre et traînante voix des loups alternait avec le grognement sourd des sangliers, les sanglots de la bête ruminante. Partout se glissaient, et généralement vers le Sud-Ouest, des silhouettes cendreuses sur les labours, sous le ciel libre : grands crânes boisés, organismes tapiriens à pattes courtes ; et des bêtes plus menues, carnassières ou herbivores : lièvres, taupes, lapins, renards, écureuils.

Les batraciens suivirent, les reptiles, les insectes aptères, et il survint une semaine où la pointe sud-ouest fut toute noyée d’une faune inférieure, une vermiculaire, visqueuse populace, depuis la silhouette sautillante des raines jusqu’aux limaces, aux porte-coquilles, aux élytres merveilleuses du carabe, aux crustacés inquiétants qui vivent sous la pierre, dans les ténèbres éternelles, jusqu’au ver, à la sangsue, aux larves.

Bientôt, ne demeura que la bête ailée. Encore, l’oiseau, plein de malaise, comme accroché davantage aux ramures, saluait les crépuscules d’un chant plus bas, souvent quittait le terroir toute une partie du jour. Les corbeaux et les chouettes tenaient de grandes assemblées, les martinets se concertaient comme pour les départs d’automne, les pies s’agitaient et criaient tout le jour.

L’épouvante mystérieuse s’épandait aux esclaves : les ouailles, la vache, le cheval, le chien même. Pourtant, résignés dans leur confiance de serfs, espérant tout salut de l’Homme, ils restaient encore au plateau Tornadres, hors les chats, enfuis eux, aux premiers jours, retournant à la liberté sauvage.

Soir par soir, une confuse tristesse, une asphyxie d’âme grandissait chez les habitants des Censes et chez les propriétaires du domaine de la Corne, la prescience confuse d’un cataclysme et que pourtant la topographie du Tornadres démentait. Éloigné des pays volcaniques et de l’Océan, insubmersible – à peine quelques ruisselets – de texture compacte, où donc était la menace ? On la sentait pourtant, tout électrique, aux dressements des ramuscules et des brins d’herbes pendant les heures matinales, aux attitudes singulières de la feuille, à des effluves subtiles et suffocantes, à des phosphorescences inhabituelles, à un tourment de la chair, la nuit, qui faisait se lever les paupières, et condamnait l’être aux insomnies, à l’allure extraordinaire de la bête de labour, souvent roidie, les naseaux ouverts et tremblants, et qui tournait sa tête vers le Septentrion.

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