II L’averse astrale

Un soir, à la Corne, Sévère et sa femme achevaient de dîner, devant la fenêtre mi-close. Un tiers de lune errait près du Zénith, pâle et plein de grâce, par-dessus les perspectives vastes, et une ascension de vapeurs décorait la frontière occidentale. Un charme trouble, une ardeur du système nerveux tourmenté par des commotions obscures, les tenait silencieux, les imbibait d’une esthétique particulière, d’une admiration inquiète pour les splendeurs nocturnes. Une vibration harmonieuse sourdait des arbres du jardin ; par la grille de l’avenue, au fond, se posait une féerie de choses confuses, les emblaves du Tornadres, des blêmissements de censes, le mystère des lumières humaines épandues et la vague tourelle de l’Église rustique.

Les maîtres de la Corne s’émouvaient à tout cela, troublés par les frissons de leurs fibres, mais, ces frissons devenant plus forts, la femme laissa choir la grappe de raisin qu’elle égrenait et gémit :

– Mon Dieu ! cela va-t-il s’éterniser ?

Il la contempla, avec le grand désir de lui donner de la bravoure, mais lui-même avait l’âme molle et obscurcie devant une force impondérable.

Sévère Lestang était de ces graves savants qui cherchent lentement le secret des choses, travaillent sans impatience la nature, et savent se désintéresser de la gloire.

Aussi était-il homme, en même temps que savant, les prunelles douces et courageuses, avec la volonté de vivre sa vie en même temps que de développer ses facultés. Luce, sa femme, était nerveuse, cette montagnarde, d’une grâce légère, amoureuse, enveloppante, un peu sombre pourtant. Sous la protection calme et attentive de son mari, elle était comme certaines fleurs infiniment frêles qui vivent dans les anses des grands fleuves, entre de larges feuilles ombreuses.

Sévère dit :

– Si tu veux, nous partirons demain.

– Oui… s’il te plaît !

Elle vint auprès de lui, en réfugiée, murmurant :

– Puis, tu sais… on dirait qu’on ne tient plus au sol… que, le soir surtout, quelque chose vous prend et vous emporte… tiens ! je n’ose plus marcher vite, tellement les pas m’entraînent… et on monte les escaliers sans effort, mais avec la peur continuelle de tomber.

– Tu te trompes, Luce, c’est une illusion nerveuse…

Il souriait, la pressant contre lui, avec une sourde inquiétude, lui aussi ayant perçu cette légèreté inanalysable… Tantôt encore, avant le crépuscule, n’avait-il pas voulu marcher plus vite pour rejoindre la Corne, et ses pas s’allongeaient, transformés en bonds, le lançaient avec une vitesse effrayante. L’équilibre en était rompu, il avait peine à garder la verticale, avec une sensation d’ataxie à la plante des pieds. Et il ralentit ses pas, s’accrochant à la glèbe, solidement, recherchant les grosses terres collantes.

– Tu crois que c’est une illusion ? fit-elle.

– J’en suis sûr, Luce.

Elle le regarda, tandis qu’il lui frôlait la frange des cheveux, et tout à coup, elle le sentit nerveux autant qu’elle, électrisé d’angoisse, n’étant plus le refuge, mais une pauvre créature frêle devant les puissances énigmatiques.

Alors elle devint plus pâle, les dents bruissantes.

– Le café te remettra, fit-il.

– Peut-être.

Ils sentaient le mensonge de leurs paroles, la pauvreté de tout cordial, de tout remède humain contre l’Inconnaissable approchant, contre cette vaste métamorphose des phénomènes qui ne participait plus de la vie terrestre, qui troublait d’avance, depuis des semaines, la faune et la flore, la bête et la plante.

Oui, ils sentaient ce mensonge, ils n’osaient se regarder, dans la peur instinctive de se communiquer leurs pressentiments, de doubler leur détresse par l’induction nerveuse.

Durant de longues minutes, ils écoutèrent en eux, dans leur chair, le retentissement sourd et confus du Mystère. Une domestique apporta le café, peureuse ; ils la regardaient partir, trébuchante, n’osant interroger cet effarement pareil au leur :

– As-tu vu comme Marthe marchait ? demanda Luce.

Il ne répondit pas, surpris devant la petite cuiller d’argent qu’il venait de prendre. Elle, percevant son regard fixe, à son tour regardait, s’exclamait :

– Elle est verte !

En effet, la petite cuiller était verte, d’une lueur pâle d’émeraude, et soudain ils remarquèrent la même teinte sur les autres cuillers, sur tous les ustensiles d’argent.

– Ah ! mon Dieu ! cria la jeune femme.

Le doigt levé, elle se mit à dire d’une voix basse, chuchotante, pénible :

Lors que l’Argent verdoiera,

La Roge Aigue proche sera,

Dévorant Étoiles et Lune…

Ces paroles, antique et vague prophétie que les paysans du plateau de Tornadres se transmettent d’âge en âge, Sévère en tressaillit. Pour tous deux c’était une impression de ténèbres et de fatalité, incolore, insonore, au-delà de tout anthropomorphisme. D’où donc venait, aux pauvres rustres, cet oracle maintenant si grave ? Quelle science, quelles observations des temps reculés, quels souvenirs de cataclysme, symbolisait-il ? Et Sévère eut l’envie immense d’être loin du Tornadres, le remords de n’avoir pas obéi au sûr instinct de l’animal, d’avoir osé suivre la pauvre logique cérébrale devant l’avertissement de la Nature.

– Veux-tu partir ce soir ? demanda-t-il ardemment à Luce.

– Jamais, avant le retour du matin, je n’oserais quitter la demeure !

Il songea qu’il pouvait être aussi périlleux de s’aventurer dans la nuit que de rester à la Corne ; il se résigna, songeur. Une grande lamentation interrompit sa pensée, des hennissements fiévreux, le tapage sourd d’une lutte des chevaux contre la porte de l’écurie. Le chien hurla, les clameurs s’épandirent au long du plateau de Tornadres, répercutées par d’autres bêtes, des ruminants pleins d’épouvante, des ânes sanglotants. En même temps, au ciel, une lueur verdâtre. Et une étoile filante passa, très grosse, à traîne resplendissante.

– Vois ! fit Luce.

D’autres météorites sourdirent, isolés d’abord, puis en petits groupes, tous à longues écharpes, à noyaux puissants, de beauté miraculeuse.

– Nous sommes dans la nuit du 10 août, dit Sévère, et les averses d’étoiles vont croître… il n’y a là rien que de normal…

– Et pourquoi, cependant, nos lampes baissent-elles ?

Les lampes, en effet, baissaient leurs flammes, une densité électrique supérieure enveloppait les choses, une terreur, non de mort, mais de vie exaspérée, de dilatation surnaturelle, tellement que Sévère et Luce s’accrochaient aux meubles pour peser davantage, pour percevoir le contact de la Matière solide. Une poussée étrange les enlevait, leur ôtait le sens de l’équilibre. Ils se sentaient dans une atmosphère nouvelle, où l’éther agissait avec une puissance vivante, où je ne sais quoi d’organique – d’un organique d’outre-terre – troublait chaque goutte de sang, orientait chaque molécule, induisait jusque dans la profondeur des os, et roidissait peu à peu tous les cheveux et tous les poils.

D’ailleurs, comme Sévère l’avait prédit, l’averse stellaire s’accéléra, toute la concavité du firmament emplie de bolides. Par degrés, il s’y mêla un phénomène inconnu, persistant, grandissant : des voix. Des voix légères, lointaines, musicales, une symphonie de cordelles dans la profondeur céleste, un chuchotis parfois presque humain, qui faisait songer à l’harmonie des sphères du vieux Pythagore.

– Ce sont des âmes ! murmura-t-elle.

– Non, dit-il, non, ce sont des Forces !

Mais, Âmes ou Forces, c’était le même Inconnu, la même menace hermétique, la pression d’un événement prodigieux, les plus noires des peurs humaines : l’Informe et l’Imprévisible. Et les voix allaient toujours, au-dessus du murmure des choses, affreusement douces, essentielles, subtiles, ramenant Luce à l’Humilité d’enfance, au Culte, à la Prière :

– Notre Père qui êtes aux Cieux…

Il n’osait pas en sourire, les coups du cœur multipliés à lui briser les artères, et son esprit mâle, pourtant, plus curieux de cause que celui de la femme, essayait de deviner quel magnétisme, quelles polarités extraterrestres travaillaient ce coin du globe et s’il n’en était pas de même dans la vallée de l’Iaraze.

Mais, hors du plateau, depuis le commencement du phénomène – et aujourd’hui encore Sévère était descendu jusqu’à la rivière – personne n’avait perçu des symptômes d’inconnu. Les bêtes et les hommes y vivaient tranquilles. La vie y gardait sa forme normale. Et pourquoi, cependant ? quelles corrélations entre le ciel et le plateau, quel cycle de phénomènes – car la prophétie des paysans du Tornadres impliquait un cycle – quel cycle réglait ce grand Drame ?

Une péripétie survint, un assaut triomphant des bêtes contre la vieille porte de l’écurie. Les trois chevaux de la Corne parurent, bondissants, la bouche neigeuse d’écume, sous les rayons pâles de la lune basse.

– Ici, Clairon ! articula Sévère.

Un des chevaux s’approcha, les autres suivirent. Jamais scène fantasmagorique comme les trois longues têtes encreuses dans l’ombre et les rayons, devant la croisée, leurs grands yeux convexes, reniflant Luce et Sévère, visiblement questionneurs, avec un retour de vague confiance dans le Maître, une idée trouble de la puissance de celui qui les nourrissait. Puis, à l’on ne sait quoi, peut-être un redoublement de météorites, tout à coup l’absolue terreur au fond des larges prunelles, les narines plus caverneuses, la panique folle, et, s’arrachant de la fenêtre, hennissants, ils s’élancèrent.

– Oh ! comme ils sautent ! fit Luce.

Ils allaient, en vérité, d’une allure formidable, en bonds énormes ; tout à coup le plus impétueux, au fond du jardin, devant la haute grille de fer, s’enleva comme une bête ailée, franchit l’obstacle.

– Tu vois ! tu vois ! s’écria Luce… lui aussi ne pèse plus !

– Ni les autres ! répliqua-t-il involontairement.

En effet, les deux autres ombres s’enlevaient, sans même frôler les barreaux, passaient à plus de quatre mètres de hauteur. Leurs silhouettes agiles, emportées vertigineusement par les campagnes, décroissaient, s’évaporaient, disparaissaient. Au même moment, un domestique survenait, seul, timide, à peine osant avancer d’une marche effarée de petit enfant.

Sévère eut une pitié infinie du pauvre diable, comprit que tous, à la Corne, devaient se tenir claquemurés, en proie à la même croissance de terreur que les Maîtres.

– Laisse, Victor ! fit-il… On les retrouvera.

Victor s’approcha, se tenant aux arbres, puis à la muraille, aux volets. Il demanda :

– Est-ce vrai, monsieur, que la « roge aigue » va venir ?…

Sévère hésita, gardant la pudeur de son intelligence et de son doute malgré la fantasmagorie des événements, mais Luce ne put se taire.

– Oui, Victor !

Un silence tomba, noir, les trois êtres égaux par la sensation du surhumain ; et pourtant Sévère scrutait encore, se questionnait sur les rapports du phénomène et des météorites. Il contemplait la pluie croissante des Étoiles, le ruissellement de suprême beauté aux profondeurs de l’Impondérable. Une observation nouvelle l’effarait : que le triste fragment de Lune, au bas de l’horizon, ne pouvait donner la lumière qui persistait sur le paysage. Et il regarda le satellite disparaître, sa convexité prête à crouler, tout contre l’Occident.

Quelques minutes encore puis il disparut : la lueur persistait sur le plateau Tornadres, comme émanée du Zénith, à peine inclinée au septentrion, ainsi que l’indiquait son ombre. Était-ce donc du Zénith que venait le prodige ? Sévère y tourna son visage.

Là, une lueur d’améthyste, une lueur lenticulaire, s’étalait finement, comme une nue en flèche, avec un maximum d’éclat vers le Nord. Et Sévère songea que ces choses eussent été douces à regarder sans l’horripilation de la chair, la menace sépulcrale, le pressentiment de mort qui tombait du Ciel sur la Terre…

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