II

Entre Madame Vacreuse et Pierre Laforge, la haine était impérissable, augmentait avec les années comme les couches concentriques d’un arbre : de mutuelles offenses, perpétuellement, la ravivaient. Sa source était lointaine, remontait au mariage de Jeanne. Il avait existé pour tous deux une pause d’âme durant laquelle ils s’étaient adorés. Leurs fiançailles avaient été approuvées par leurs deux familles, l’époque de leur mariage convenue. Quelques semaines avant la date solennelle, Pierre dut entreprendre un court voyage. Il partit, l’esprit libre, aussi assuré de la fidélité de Jeanne que de l’existence des étoiles. Une formidable déception l’attendait au retour : Jeanne était partie avec sa famille, laissant une lettre par laquelle elle déclarait la rupture de ses engagements, avouait le choix d’un autre fiancé.

Pierre lut, relut, avec les intermittences de fureur et de sombre abattement que provoquent chez un être jeune ces négations de la loyauté. Pourtant, il aimait tellement Jeanne que, au fond, il était prêt à lui tout pardonner. Mais l’absence de l’offenseuse, l’impossibilité d’aller du moins crier son indignation, tout ce que la fuite ajoute à un déni de justice lui brûlait le cœur… Ah ! rien… rien que ce misérable rectangle de papier blanc où courait l’écriture fine de la vierge féroce. Et vingt fois il relisait les lignes atroces, brisait en sanglotant des meubles contre la muraille.

Jeanne, pendant ce temps, était installée à Lille avec sa famille. En rompant ses promesses, elle avait cédé au moins noble des entraînements : l’argent. Durant l’absence de Pierre une demande de mariage écrite lui était parvenue. Elle émanait d’un jeune homme rencontré quelquefois par Jeanne dans le monde des petits bourgeois.

Timide, il convoitait en sourdine, depuis longtemps, la splendide Jeanne, hantait les maisons où il avait chance de la frôler, infiniment triste de la savoir fiancée à Pierre Laforge et priant Dieu chaque soir d’écarter ce rival. Il espéra longtemps une péripétie. Enfin, les puissances d’outre-terre déclinant d’intervenir, il joua son va-tout, écrivit sa demande à peu près dans les termes d’une pétition à un ministre.

Cette lettre ridicule fut terrible au cœur de Jeanne. À travers la platitude de la forme, elle vit la solidité du fond, la conquête du paradis social. Deux jours elle y rêva, l’âme en feu. C’était une fille ambitieuse, non incapable d’amour, mais trop âpre à la curée pour ne pas savoir décapiter ses rêves devant une réalité d’or. Pourtant, comme d’ailleurs le dernier des galériens, elle avait son aune de conscience. Elle se rappelait ses promesses, s’avouait une tendresse pour Pierre.

Vers le troisième soir, elle penchait de plus en plus à la rupture. Mais devant la grandeur de l’événement, elle défaillit, se voulut un complice. Elle alla, la mère étant quantité négligeable chez les Glavigny, tapoter à la porte du bureau où le père préparait les petites combinaisons de son négoce.

– Qu’y a-t-il ? interrogea le brave homme.

– Ceci, père.

Et elle tendit la lettre de Vacreuse. Le père, attentivement, la lut, la déposa sur son pupitre d’un air pensif, puis la relut avec tant de minutie qu’il semblait l’épeler.

– Fameux ! dit-il enfin.

Et il recommença à songer, tout en épiant sa fille. Non qu’il hésitât. L’affaire était claire merveilleusement. Le bonheur de sa jolie fille passait au-dessus des petites pouilleries. Seulement, il faudrait aviser à éviter des clabauderies et du scandale.

– J’ai trouvé, chérie ! fit-il.

– Quoi donc ?

– Le moyen d’éviter le tapage.

– Quel tapage ?

– Celui de Pierre et de sa famille.

– Mais je ne t’ai pas dit que j’acceptais Vacreuse.

– Ah bah ! fit le père en riant.

Mais devant la figure révoltée de Jeanne, il comprit qu’elle voulait être convertie. Alors, avec une mine honorable, des paroles d’enterrement, il joua son rôle, démontra à sa fille ce qu’elle s’était déjà démontré. Elle écouta, résista convenablement, et déjà au dîner la famille dressait ses batteries. Le lendemain Glavigny allait trouver Vacreuse. Le jeune homme fut trop heureux de se soumettre à tout, et l’on partit pour Lille où les préparatifs du mariage se firent avec alacrité.

Aucun des obstacles redoutés ne se présenta. À la mairie, à l’église, l’inquiet M. Glavigny ne vit pas apparaître le trouble-fête. Nulle main n’essaya d’arracher les fleurs d’oranger de la mariée, nul poing ne menaça le crâne de Louis Vacreuse. Les époux voyagèrent selon les traditions, un peu plus longuement même. Au bout de plusieurs années ils revinrent se fixer à Paris, dans une belle résidence, proche le Bois.

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