III

Pierre, durant cette période, avait philosophé. L’éternel chirurgien avait soigné les blessures, métamorphosé la grande haine en amertume supportable. Nature belliqueuse, il avait plutôt agi que pleuré. Les mauvaises bêtes de l’ambition s’étaient mises à hurler. Il avait résolu de boxer le prochain un peu proprement. À un fond de nature escarpé, il joignit l’idée d’un certain droit de revanche, et il se jeta méthodiquement sur la société, se rua dans la lutte, avec la stricte honnêteté légale, mais sans vains scrupules.

Très attentif, sobre, entreprenant, il établit sa base, écrasa honnêtement les distraits et les faibles, et, estimant qu’il ne demanderait pas grâce en cas de défaite, n’accorda guère de merci, marcha d’accord avec les dix commandements de la religion du plus Fort. Il fut de l’excellente race qui vit sans recueillement, ignore le sens intime, bâtit des monuments en pièces de cent sous et se croit positive.

Il avait quelques amis, qu’il n’aimait guère, ni eux lui. Très fier de ce qu’il dénommait son énergie, de son mouvement de loup chasseur, il méprisait la bête humaine créatrice, la Caste de Pensée et de Construction.

Pourtant, quand cet homme fort apprit le retour de Jeanne à Paris, il eut une semaine d’affaissement. Il s’enferma chez lui, âpre. Le crâne entre ses poings, il rêvait misérablement. Il songeait à l’ancienne terre promise de sa destinée, à son mariage, à la Jeanne dont il avait eu si grand faim, au formidable épanouissement de sa chair adolescente. Il soupirait en rognant ses ongles, il revoyait la fiancée, la sorcellerie de Jouvence, unique, et trépassée pour l’Éternité ! Graduellement le calme lui revint ; il se rua, plus féroce, au torrent, engagea des spéculations excellentes ; les capitaux affluèrent vers lui, il gagna l’estime des hommes de poids.

Un soir, chez un banquier israëlite, il entendit sonner le nom de Louis Vacreuse. Il toisa ce rival victorieux, le trouva mesquin, de triste encolure et de pauvre énergie, puis, quand Vacreuse se fut retiré, il laissa échapper des épigrammes insultantes. Des bonnes gens éparpillèrent ses paroles ; il reçut une lettre brève où l’on exigeait des excuses. Il les refusa, se battit, décousit très superficiellement Vacreuse, et, de son côté, l’affaire en fût restée là.

Mais Jeanne avait été terriblement scarifiée des épigrammes du jeune homme et d’autant plus que, devant la fortune montante du dédaigné, elle devait bien s’avouer qu’en somme Pierre lui aurait assuré la fortune tout comme Louis, avec l’amour en sus ! Avec une féminine patience elle se mit à étudier la vie de son ennemi et Pierre ne tarda pas à s’apercevoir qu’on lui créait des difficultés, qu’on lui faisait une guerre sourde, acharnée. Il savait d’où venaient les coups, et sa haine se réveillait à mesure. Mais cette haine fut immense quand les perfidies de Jeanne, s’attachant aux projets d’union du jeune homme avec une gentille enfant de la Haute Banque, réussirent presque à amener une rupture. De ce moment la lutte éclata, continuellement ravivée par les humiliations subies à tour de rôle.

Impatiente de l’ascension continuelle de Laforge, Jeanne fut prise d’ambition pour son mari. La fortune si considérable de Vacreuse détourna cette ambition des choses d’argent ; Jeanne élut la politique. Vacreuse était quelconque, mais elle se crut de force à l’animer. Il avait une belle voix, grave et portant loin, une diction claire, bien articulée quand rien ne le troublait. Le plus grand obstacle était sa timidité. Dénué de volonté propre, Vacreuse absorbait fatalement les pensées et les sentiments de sa femme. Pourtant, aux premières ouvertures des projets qu’elle nourrissait pour lui, il s’épouvanta. Il ne se sentait pas taillé dans le cuir des hurleurs de tribune. Elle insista, cita Démosthènes et ses cailloux, le circonvint avec des affirmations si solennelles que le pauvre homme succomba.

Alors, elle trouva un ex-acteur célèbre, qui, presque chaque matin, venait enseigner la gymnastique déclamatoire à Vacreuse. Elle assistait à ces leçons, récompensait son mari par des sourires le jour où il méritait des bons points. En même temps elle feuilletait les orateurs contemporains, pinçait la guitare électorale, parcourait ces méchants petits mémoires où se révèlent les condiments de la cuisine gouvernementale. Fine, forte en ruse, médiocre en intellect, elle excellait aux chicanes, aux pouilleries de la faiblesse humaine transportées dans les graves législatures.

Pour mieux assurer ses projets, elle mit la fortune conjugale à l’abri des contingences, l’établit sur fonds d’État pour la plus large part, sur propriétés territoriales de premier ordre pour le reste. D’avance, elle eut l’audace de choisir le département qui devait élire Vacreuse, elle mit la résidence estivale de la famille au château des Corneilles.

Pendant ce temps Pierre Laforge escaladait toujours la pente rugueuse du succès. Devenu un des plus effroyables carnivores du Commerce et de l’Industrie, un des grands maîtres tondeurs, il venait d’emporter la jeune proie millionnaire qu’il convoitait, et son mariage lui taillait un repaire définitif en plein roc financier. Il regardait l’avenir sans baisser les paupières, l’œil sûr et fixe, plein de mépris pour l’humanité, la glaciale morgue des tyrans empreinte sur sa figure, accablant de mots dédaigneux les vaincus, envieux des vainqueurs, avec la conviction fantasmagorique d’avoir exécuté des besognes de grand homme. Il sut que Vacreuse se préparait à la députation, en rit d’abord, puis devint jaloux. Qu’était Vacreuse auprès de Pierre Laforge ? Il voulut l’écrasement du rival, s’édifia un prodigieux avenir de ministre d’affaires. Encore assez jeune pour rêver d’énormes rénovations – non généreuses, d’ailleurs – dans la baraque gouvernementale, il se crut d’envergure, de par quelques millions acquis et une femme de la haute banque conquise, à métamorphoser la France. Il modifia considérablement ses allures, commença de jouer son rôle, phrasant volontiers dans les conciliabules des salons. À une certaine rudesse de démarche, il substitua une gravité lente, prit un plaisir d’homme médiocre à des tenues de diplomate.

Vacreuse, lui, faisait des progrès. Après des récitations en famille, Jeanne l’amena peu à peu à prononcer de petits discours appris devant les intimes. Il avait une mémoire tenace, n’oubliait pas un mot, et ses légères hésitations de timide écartaient le soupçon qu’il ne lançait que des phrases toutes faites. Sans déclamer remarquablement, il ne manquait pas de charme, avec sa belle voix grave et sa solennité de bon bœuf. Avec le temps sa timidité s’atténuait, si bien qu’un jour, à l’occasion d’un jubilé de vicaire de petite ville, Jeanne lui fabriqua un speech dans la note mirliton, qu’il débita sans anicroche. Dès lors elle le tint en haleine, le mena par les comices, le fit suer sur les estrades paysannes, et, durant les deux années qui précédèrent son élection, ne lui laissa pas quitter le département.

Il fut élu à une respectable majorité, siégea parmi les ultra-conservateurs. Son premier discours fut misérable. Les cris, les colloques stupéfièrent le pauvre homme. Doucement, il s’y accoutuma, devint clair, tint un petit emploi de tam-tam dans le concert parlementaire. Jeanne le poussait âprement, désolée de l’inertie du pauvre homme et ne devait jamais s’apercevoir qu’elle-même n’avait pas l’ensemble des qualités qu’il faut pour faire même un médiocre politique.

L’élection de Vacreuse ulcéra l’amour-propre de Laforge. Il se vit devancé, fut en proie aux caustiques de la jalousie. Le député libéral d’une localité manufacturière s’étant alité, Pierre sut des médecins que l’issue de la maladie serait fatale. Il se mit en campagne, fréquenta les clubs de l’endroit, dépêcha des agents munis d’argent et de promesses, commença de bâtir une cité ouvrière qui, tout en lui donnant une grosse réputation de philanthropie, ne fut pas une mauvaise affaire. Affectant des familiarités avec le peuple, une rondeur de bonhomme, il parla immodérément de Progrès et de Liberté, au fond resta un abominable despote, un partisan d’oligarchie brutale.

Le député décéda, le jour de l’élection vint. La lutte fut longue, les ballotages en reculèrent l’issue. Enfin, Pierre triompha, put s’asseoir sur les sièges législatifs, lorgner de loin, insolemment, celui en qui se résumait la haine et l’ambition de Jeanne. Mais, malgré une tâtillonne activité, il ne s’éleva pas considérablement au-dessus du niveau de son rival. Sa personnalité resta là noyée, impuissante et aboyante, écrasée par les grands chefs de la doctrine. Il ne fut guère question pour lui de transformer la France. Furibondes et verbeuses, cent ambitions palpitaient à côté de la sienne, montraient des dents carnivores, toutes aspirant à d’éclatants triomphes, haussant ridiculement leurs menues statures. Il en fut atterré, sa complexion de lutteur implacable se trouva amoindrie, et même il perdait de son orgueil au contact de ces lutteurs dont la plupart étaient aussi intelligents que lui ou, si l’on veut, aussi médiocres.

Cependant, dans l’intervalle, un peu avant son élection, un événement considérable était survenu chez Pierre, un fils lui naissait. Il coupa naturellement dans la blague paternelle d’hypothéquer ses vanités sur l’enfant, de rêver pour lui des revanches, et sa félicité se doublait de toute la rage qu’il devinait chez les Vacreuse. Cette rage était violente en effet. Jamais Jeanne ne complota si énergiquement contre Laforge. Mais les années coulèrent. Jeanne, qui commençait à désespérer, se sentit mère. Elle rêvait un garçon, un gaillard d’une envergure autrement puissante que Vacreuse ! Mais, au jour de l’accouchement, sa déception fut dure : rien qu’une fille ! N’importe ! elle n’en était pas moins fière. D’ailleurs, tout espoir pour l’avenir n’était pas perdu. Elle était jeune, le destin pouvait lui accorder le fils dû.

Ces deux enfants reçurent alors une singulière éducation vindicative. On leur apprit en quelque sorte à haïr avant qu’ils pussent parler. Le petit Jacques, à l’âge de quatre ans, au seul nom de Vacreuse tremblait de tous ses membres. La petite Madeleine apprenait à confondre le nom de Laforge avec celui des cruelles créatures des contes de fées. Avec l’âge, Jeanne rendit cette exécration plus profonde dans le cœur de sa fille, mais le petit Laforge, au contraire, répugnait chaque année davantage à haïr qui que ce fût.

La guerre désastreuse passa sur la France ; l’Empire croula. Pendant la période de Thiers et de l’ordre moral, l’étoile de Pierre pâlit devant celle de Jeanne. Des ministères conservateurs se succédèrent ; Louis Vacreuse prononça quelques discours assez écoutés, présida plusieurs fois des commissions, et même faillit faire partie d’un ministère. Perdu dans la gauche, Laforge se voyait complètement annulé, s’affolait d’impuissance, mais l’accroissement considérable et continu de sa fortune lénifiait ses brûlures d’amour-propre.

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