IX

Alors, elle voulut se figurer comme il était, béante de n’y avoir pas songé plus tôt. Elle échoua. Il restait dans son imagination tout vague comme la silhouette entrevue sous les arbres, vague comme la nuit et profond comme elle. Quelque chose des religions s’y mêlait, l’attouchement de l’Invisible, et Madeleine regardait avec stupeur les plages stellaires. Elle chuchotait, elle priait. Elle était dans l’Ophyr du cœur, la contrée où toute âme a plané, posé, oublié les vissicitudes.

Le temps s’écoula, goutte à goutte, la Lune reposait déjà sur le monticule et, dans le blêmissement auguste de son départ, des astres se ravivaient au fond du sanctuaire, comme des cierges par un temps froid. Le clocher était noir, intensément, le Sphinx de l’ombre balbutiait son énigme à la chênaie, et Madeleine n’avait plus la force de quitter la fenêtre. Quoiqu’elle eût écouté, épié, l’arrivée de nulle créature humaine n’avait été perceptible. Une nostalgie chimérique dilatait sa poitrine :

– Il ne reviendra pas !

Elle se pencha plus fort. Elle avait peur, à présent, de voir partir la Lune ; elle plongeait sa petite main dans le faible ruissellement horizontal, semblait vouloir cueillir des rayons. Mais les rayons quittèrent les massifs, les plantes humbles, errèrent délicatement dans un pylône de tilleuls. L’astre, couleur de sélénium, croulait entre deux sapins, les ténèbres gravissaient majestueusement les collines. Enfin, le dernier segment pourpre s’immergea dans le couchant. L’ombre dévora l’horizon. Alors, soucieuse, la vierge écouta s’accélérer son cœur, et le grandissant désir soufflait sur ses scrupules. Rien, sur les campagnes, que la persistance sonore d’une courtilière !

– Mon Dieu ! soupira Madeleine.

Son âme était tout amère. Elle replia à demi la fenêtre.

– Adieu !

Soudain, secouée d’un grelottement, elle se pencha sur l’allège, dans un doute. Toute basse, intermittente, la vibration de la veille s’élevait, les battements troubles, les hésitations d’un prélude ; puis, graduellement, le ruisseau mélodique s’élargit, un délicieux petit peuple de notes vola sous le picotement des astres. Et l’histoire de la veille, ce que Madeleine croyait lire dans le réseau sonore, la plainte passionnée, la supplication d’un dévot timide, caché dans les ténèbres, se déroula en mélancolie intarissable, en pathétique, en douceur, en humilités larges.

Par moments, un repos coupait l’entrelacement des sons ; le silence de la nuit disait la lassitude de l’amoureux. Parfois aussi, un espoir planait, en nuées mélodiques, en gouttelettes vibrantes, en craintive vivacité. Puis, s’envolait, ailé, comme une bande féerique, le Rêve, le chant éternel du petit, du petit Clos printanier, du bonheur à deux, les balbutiements de l’Éden, toutes les corolles du jardin d’amour. Puis, la tristesse, la noire tristesse d’une créature nocturne rêvant de lumière, l’humble cri du captif, la prière fervente d’un tout petit exaucement, et, encore, la résignation solennelle, les notes basses, funèbres, du cœur brisé…

Tout cela, bien d’autres choses, Madeleine le voyait se lever au fond de son crâne, le lisait dans la pluie harmonieuse, selon le vœu de sa puberté, et aucune autre musique, ou la même, jouée un an plus tôt, lui eût-elle conté la même chose ?

Elle cachait ses yeux sur son bras, avec de courts sanglots de bonheur, et elle oubliait toutes ses promesses du jour dans l’émerveillement de la nuit, comme si toujours elle avait vécu là, dans une délicieuse turgescence de l’âme. Mais la mélodie s’éteignit, les petites fées sonores replièrent leurs ailes. Alors, avec douceur, elle releva le front, regarda.

Des masses opaques s’élevaient dans la nuit, les arbres entrechoquaient soyeusement leurs feuilles. Quelques minutes s’écoulèrent. Puis, comme la veille, le massif trembla, la silhouette humaine passa mystérieusement, discrètement, au long de la colline, et Madeleine, toute triste de ce départ, s’en étonnait. Pourquoi s’éloignait-il ainsi, pourquoi ne murmurait-il pas même une syllabe dans les ténèbres tranquilles ? Peut-être s’était-elle trompée, peut-être ne venait-il pas pour elle ?

Elle jeta un regard de courroux aux étoiles. Puis, il lui monta un doux sourire, avec un peu du défi de la femme. Oh, bien sûr, il n’aurait pas cette allure, il choisirait une solitude plus profonde que ce massif au flanc du château… Et s’il venait pour elle ! Oh, s’il venait pour elle, comme il savait adorer humblement, souverainement, faire s’élever la voix d’un ange !

Madeleine levait les mains, commençait une prière de passion, un tendre remerciement à l’Immensité… mais tout à coup s’arrêtant, avec épouvante :

– Ah ! mon Dieu !… Je ne puis pas… je ne puis pas l’aimer !

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