VIII

Au matin, Madeleine se levait très étonnée. Une impression bizarre la prenait au ressouvenir de la scène des ténèbres, une impression de non réalité, de mystère, comme d’une chose lue dans un livre ou vue au théâtre. Mais les détails apparaissaient trop nets, et un peu de son émotion renaissait, une émotion chaste qui amplifiait délicieusement le mouvement de ses artères. Elle eut très peu d’appétit, se montra distraite au déjeuner, répondant de travers à Victor Semaise, à ses parents. Durant la chevauchée matinale qu’elle fit à la lisière du bois, entre son père et son fiancé, elle n’eut pas ses beaux rires sonores, toute sa frétillante et jolie innocence.

Grave, ses superbes yeux un peu las, elle savourait on ne sait quelle germination nubile, sentait un être de passion s’éveiller, briser en elle la coque puérile. Ce grand renouveau l’étourdissait, et le firmament, les feuillées jeunes encore, ces petits nids pleins d’éclosions suspendus dans le frais tissu vert, les neiges éparpillées et les soufres ardents des corolles amoureuses, le gentil village posé parmi les prairies, sa pointe enfouie dans le bois, son clocher pointant modestement dans la pureté du bleu, étaient comme une subite création pour les yeux de Madeleine, des choses nouvelles, infiniment jeunes, infiniment féeriques.

– Qu’as-tu Madeleine ? disait son père. Ton pauvre cheval est tout abasourdi de tes caprices.

– Je n’ai rien, dit Madeleine.

– Naturellement ! fit Semaise avec un sourire.

Elle commençait à se reprocher ce qu’elle avait. Sa conscience lui disait des choses désagréables, analysait les périls de l’aventure. Pourtant était-ce un péché, ce rêve si nuageux, cet inconnu de légende à peine entrevu vaguement à la lueur des étoiles ? Au fond, un plaisir d’imagination, une jolie extravagance qui, sans doute, s’évaporerait comme les petites nues au firmament d’été. Et des excuses naquirent, firent la guerre aux scrupules, amusant Madeleine à la façon dont les joujoux philosophiques préoccupent les gens graves.

Elle s’en revint ainsi, lutinée par ses compagnons, hésitante, avec son petit mordillement des lèvres. La matinée restait douce adorablement, juxtaposait le trouble du jour tiède au trouble intime de l’adolescente. Elle souffrait beaucoup de toutes les beautés éparses, des petits cris entrecoupés des friquets, de la montée harmonieuse des alouettes, des nuées minces bues une à une par le soleil, des fils aranéens flottant délicatement entre les ramures, de tout ce paysage de bonheur, plein d’ailettes diaphanes, de cellules vivantes, de bestioles et de fleurs fécondes.

– Madeleine, fit Semaise, vous avez mal dormi, n’est-ce pas ?

Et cette simple question l’agita beaucoup. Oh ! oui, qu’elle avait mal dormi. Elle résolut qu’elle ne s’accouderait plus le soir à la fenêtre. Toutefois, une telle résolution l’emplissait de mélancolie noire, puis de nervosité et elle jeta brusquement son hongre au galop, suivie de ses compagnons étonnés. Et dans l’ivresse du mouvement, ses cheveux un peu dénoués, elle murmurait :

– Pas de rêves, Madeleine !

Quand le soir fut venu, que Madeleine se retrouva seule dans sa chambre, sa lampe éteinte, elle resta hésitante, la main sur la crémone de la fenêtre, tandis qu’une lumière pure s’osmosait à travers les rideaux. Elle murmura :

– Il n’est pas très tard encore… il ne viendra qu’au coucher de la lune…

Et doucement elle ouvrit la fenêtre, s’accouda comme la veille. Or, la Lune avait grandi légèrement, devait plus longtemps rester sur l’horizon ; le village était enseveli dans la lueur calme, les rainettes chantaient, l’étang brillait comme du mercure, et tout cela était beau autant qu’à l’époque des peuples lacustres.

– Peut-être ne viendra-t-il pas ?

Cette pensée la mordait. L’angoisse palpitait dans sa chair. Oh ! la Lune allait mettre des temps infinis à descendre l’Occident ! Elle regardait fixement le clocher, fâchée de ne voir pas son ombre grandir plus vite. Puis elle se trouva ridicule. Puisqu’elle ne voulait plus écouter ! Oh ! bien certainement elle allait fermer la fenêtre, elle allait dormir, elle n’entendrait pas le nocturne. C’était son devoir. Qui était-il d’abord, ce musicien. Un paysan peut-être, un rustre, qui sait ?

– Oh ! un rustre ! s’exclama-t-elle… Jamais !

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