XI

Un mystère de crépuscule accompagnait l’amour au cœur de Madeleine. De toute l’attitude de la vierge émanait on ne sait quel charme de mansuétude, même de solennité. Elle devenait taciturne, avec des revifs soudains. Elle choisissait pour son costume une gamme de nuances modestes, des gris jolis, des bleus sombres relevés de tulle, de ruches fauves, et la finesse blanche de sa face et de son cou jaillissait de là adorablement.

Le combat, pourtant, n’avait pas cessé en elle. D’un coup de flèche, le remords troublait souvent sa poitrine. En vain sa conscience se dérobait derrière l’argument d’un amour impossible, un amour qui devait mourir sans l’échange d’une parole. Madeleine concevait très bien le sophisme là dessous, et tout son être protestait, se révoltait contre la désuétude du beau rêve. Bien plutôt son être intime se berçait d’une pensée d’éternité, d’une communion plus complète avec celui qui n’osait conter ses tendresses que sous les ténèbres faiblement brasillantes du firmament constellé.

Toute cette métamorphose, fort peu déguisée, n’était pas pour être saisie par Vacreuse, trop endormi, ni par Jeanne, absorbée dans ses tracas d’ambitieuse. Mais le fiancé était d’autre mesure. Il commençait à s’inquiéter. Jusqu’alors, exonéré de souci par le caractère ouvert de Madeleine, il attendait en paix la fin des accordailles. Modérément passionné, trop las encore de récentes aventures, il n’avait pas essayé de se faire aimer, aurait trouvé la tâche ardue. Au total, son siège était fait. Décidé à la vie au pas, il jugeait mauvais d’être tout d’abord adoré de sa fiancée, remettait à plus tard, quand naîtraient les premiers orages, d’endosser la cuirasse de guerre. Alors, intervenant à propos, se montrant subitement transformé, il détournerait à son profit les premières aspirations dangereuses de sa jeune femme, saurait être pour quelques mois l’amant au moins une fois désiré par l’épouse.

Dans cet avenir prévu, le Parisien s’était enfoui avec délices. Croyant bien écarter toute anicroche, il capitonnait son existence, vivait de régime, insensible à la grâce de la vierge. Sa clairvoyance toutefois ne s’y rouillait pas. Faible d’intelligence, il avait l’entregent, la ruse et tout le mobilier de soupçons qui se rencontrent toujours dans ces égoïsmes féroces passés à la filière de l’expérience. Aussi les anomalies de Madeleine ne lui échappaient guère, et il voulut en avoir le cœur net. Un matin donc qu’elle avait encore refusé de monter à cheval, Semaise dit à Vacreuse :

– Madeleine est singulière depuis quelques jours, ne trouvez-vous pas ?

– Je n’ai rien remarqué, dit Vacreuse.

– Non ? Vous voyez cependant qu’elle ne monte plus à cheval, qu’elle a perdu tout son feu.

– Elle est assez capricieuse, vous le savez bien !

– Les caprices, que je sache, ne la font pas si pâle habituellement.

– Voulez-vous dire qu’elle est malade ? s’écria Vacreuse avec trouble.

– Que non ! Pourtant son allure est lasse, elle a du souci… elle a modifié son vêtement… s’est convertie à des nuances de cloître, elle qui adore les couleurs de soleil. Et si modeste soudain. Plus charmante d’ailleurs que jamais.

– Alors quoi ? demanda l’autre.

– Voulez-vous que je vous dise ? Elle a tout l’air de se conter une histoire rose.

– Mon Dieu, Semaise, dites donc les choses tout bonnement.

– Tout bonnement, puisque vous le voulez… Je crois que Madeleine rêve d’idylle.

– Bah ! Tant mieux pour vous !

– Pour moi ! Mais je n’y suis pour rien, cher beau-père.

– Comment ! balbutia l’autre, scandalisé.

– Écoutez. Vous pensez bien que j’aurais gardé mes observations pour moi, crainte de vous donner de l’ennui, si je n’avais aucun motif de vous en instruire. J’avais d’abord attribué le malaise de Madeleine à quelque trouble physique, puis à des aspirations vagues… mais l’ensemble de mes notes me portent à croire qu’il y a quelqu’un. Oh ! pas de gestes, je sais Madeleine incapable d’une intrigue… elle est trop loyale, elle dirait tout plutôt. Mais, mon ami, et c’est tout ce qu’il me faut savoir, dites-moi s’il n’existe pas dans les environs quelque jeune homme beau, distingué, que Madeleine pourrait entrevoir, en passant, dans sa promenade quotidienne avec la nourrice ?

– La croyez-vous donc capable… à la seule vue d’un beau freluquet…

– Je crois tous les romans possibles, voilà tout, interrompit Semaise. Madeleine a justement – et ce n’est pas de ma part un reproche – la nature qu’il faut pour aimer d’un coup de passion. Mais comme je préfère pour son bonheur et le mien, que son premier coup de passion porte sur moi, vous feriez bien, cher beau-père, de répondre clairement à ma demande.

– Je ne connais personne dans les environs qui pourrait…

– Personne, bien sûr ?

– Que des paysans, et tous laids, ou du moins grossiers.

– Pas de gaillard exerçant un métier original, vêtu bizarrement – pas de fils de fermier instruit à la ville ?

– Non.

– C’est drôle ; mais vous vous trompez peut-être… Vous pouvez avoir mal observé. Il sera bon de questionner Madame Vacreuse.

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