XLVIII

Le chien, de nouveau, gémit, leva sa noire tête constellée de blanc, deux yeux de noir bleuâtre, la gueule béante.

– Mais quoi donc, quoi donc ? s’écria Madeleine toute pâle.

Et soudain, entre l’orée de droite de l’Éden, entre des fougères sèches, elle vit une forme étendue, sombre, et vers laquelle marchait le chien lentement. Alors elle eut un froid atroce, les lèvres bleues, le cœur mort une seconde, puis battant impétueusement, funèbrement. Elle voulut voir, s’avança.

– Oh ! cria-t-elle.

Elle ne croyait pas encore, regardait avec des prunelles trébuchantes. C’était lui, pourtant, étendu là, pâle de la grande pâleur, effroyable et d’une beauté d’archange sur le fauve sol, sous le gris solennel du firmament. Du sang coulait encore de sa poitrine, sa main droite allongée se cachait sous une fougère.

– C’est toi… bien toi !

Elle tomba là, pesamment, sur ses genoux, mit ses lèvres douloureuses sur les lèvres de marbre, et aucune plainte ne la secouait encore dans l’énorme étonnement de l’aventure. Elle soulevait la tête de Jacques, frissonnait au soyeux contact des superbes cheveux blonds, précipitait ses baisers avec la folie d’espérance de son amour, l’espérance d’une résurrection. Mais elle sentait toujours plus l’épouvantable froid des joues, la féroce inertie de la bouche adorée, et le désespoir venait, dominait sa terreur, se fondait avec la certitude. Les sanglots montèrent, un âpre flux qui déchirait la poitrine de la vierge.

– C’est donc vrai ! Vrai ! cria-t-elle, rauque. Ah ! bien-aimé, mon pauvre, mon doux Jacques… mon doux Jacques ! Et j’ai dit non, et je ne le pensais pas, et tu as cru… en mourant… Mon Dieu, tu as cru cette parole… et voilà le monde écroulé maintenant… rien que la nuit, la nuit, toute noire. Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

Elle relevait, avec un reproche immense, sa pâle figure vers le ciel, tragique et toujours pleine de sa frêle grâce, et tout mourait dans sa tête, disparaissait dans la cendre de sa vie. Son pauvre cœur balbutiait entre ses côtes, s’affaiblissait, sa voix se lassait, s’éteignait, et il ne venait plus que de larges larmes, intarissables, entre les grands cils ombreux, sur les joues blanches. À voix toute basse, elle se mit à parler au mort :

– Tantôt, sous les ramures, quand j’ai rencontré cet homme… l’espoir m’est venu, abondant… et j’étais si sûre de te retrouver, si sûre ! Je me sentais puissante, capable de toute victoire. Nous serions retournés ensemble aux Corneilles, devant maman, et j’aurais parlé, oh ! j’aurais dit tout mon cœur… tout mon cœur, dit l’impossibilité de vivre sans toi… et que tu étais sans haine, sans colère, et que la querelle de famille n’existait pas pour nous… et que tu l’aimais bien elle… Et elle aurait compris, vois-tu, elle aurait cédé… bien sûr, et père aurait parlé pour nous… Oh ! et te voilà parti, te voilà parti, tout froid, qui ne me réponds pas, qui es parti avec une âme qui me soupçonnait… Oh, tu as même pensé peut-être que je vivrais sans toi ?…

Soulevée, elle regardait, furetait, et tout à coup écarta les fougères qui couvraient la main droite de Jacques. Un canon nickelé scintillait, le canon d’un revolver échappé aux doigts du mort. Avec un cri d’amère victoire elle le prit, le regarda. Il était chargé largement : cinq balles restaient aux courtes chambres de la roue :

– C’est ça qui t’a tué ! dit-elle.

Ses larmes s’arrêtèrent, une gravité très douce parut sur sa figure, et elle déposa l’arme soigneusement, dans la mousse. Puis, assise à côté du cadavre, les lèvres naïvement entr’ouvertes, elle resta là rêveuse, comme une adorable divinité forestière. C’étaient toutes sortes de petites choses, un peuple de chromatiques souvenirs apparaissant entre les portes de la mémoire, et bien des jours d’enfance oubliés, bien des croquis d’infini charme, et l’aurore éblouissante de la nubilité, la Genèse nouvelle, l’Univers peuplé de prodiges.

Les premiers bégaiements du sens intime, un milieu de sécurité, large et moelleux, en belle lumière, un sentiment vague de souveraineté dès l’aube sur des gens gravitant autour d’elle, des profils de jouets, l’accomplissement des petits désirs puérils, la ténacité, les virtualités de joie, d’intense renouveau d’impressions du petit être, tel rayon de soleil, telle féerie entrevue au théâtre, tel coin de nef dans la pénombre bleuâtre, un arbre blanc de fleurs, la douceur d’une amitié, de furtives curiosités satisfaites, telle parole, tel baiser de la mère, le nuageux lit de l’enfant, puis de la vierge, la placidité affectueuse du père, la bonne, aimante nourrice aux yeux bovins, des tendresses de personnes, de bêtes, d’objets, le charme brusque d’une petite science acquise, d’une sonate bien jouée, l’inculcation par la mère d’une haine contre un inconnu, des heures de pénétrante familiarité, le brusque éblouissement du monde, des fiançailles, de la sérieuse, responsable vie débutant.

Elle frissonna soudain en levant le front. Las d’attendre le grand chien s’était levé, et léchait lentement la poitrine de Jacques.

– À bas ! fit Madeleine.

L’animal obéit, se coucha docilement sur la mousse, et le rêve revint au fond du cerveau triste… Lentement, la pensée arrivait au soir de juin, à la lune dichotome croulant au fond de l’occident, et la frêle voix instrumentale s’élevait, l’essaim des petites fées sonores. Mon Dieu ! un élargissement se faisait dans l’univers, les formes étaient renouvelées, la vie semblait devoir palpiter si douce et sans jamais tarir !

***

L’ombre se mêlait subtilement au crépuscule, une poussière, une vapeur coulait sur les cimes des grands chênes, et lointaine, une petite cloche tremblota :

– L’Angelus ! murmura Madeleine avec douceur.

Elle souleva le revolver, le contempla attentivement, un frisson, une grande palpitation de ses fibres la parcourut. Ses dents bruissaient, elle continuait à écouter le tintement candide de la cloche, sérieuse et la lèvre amère, prise de l’indomptable dégoût de la vie. L’Angelus s’éteignit. Alors, elle se pencha lentement vers Jacques, embrassa encore ces lèvres fermées par la pesanteur incommensurable, cette figure de livide splendeur, et le dégoût de la terre, de sa noire destinée la reprenait à mesure. Elle respira vivement l’atmosphère sylvestre, essaya de voir un astre au zénith entre les hautes frondaisons. La grisaille épaisse couvrait la voûte, mais une clarté transsudait de la lune cachée.

– Mon doux Jacques !… La vie pouvait être adorable !

Elle avait levé l’arme. Elle l’appuya sur sa poitrine à gauche. Un petit éclair jaillit, un bref crépitement, et elle tombait là, près de lui, ensevelie dans l’Immuable.

Et dans les demi-ténèbres, la tête levée douloureusement, le grand chien hurlait, emplissait d’une plainte téméraire les larges, les sommeillantes futaies.

J.-H. ROSNY

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