XLVII

Le chien allait très capricieusement, et Madeleine s’étonnait de tous les détours, mais se fiait à la bête sagace. Dans son cœur douloureux d’amoureuse, elle avait un noir délice à suivre le même chemin vagabond que Jacques avait dû parcourir, foulait avec je ne sais quel respect ce sol. Une fois, sur un morceau de mousse elle vit la trace d’un soulier, et elle poussa un cri, toute raide. À voir tout ce vagabondage elle comprenait la souffrance de Jacques, et les détours de l’animal étaient comme l’écriture où elle lisait le drame, le poignant hiéroglyphe de douleur, d’âme égarée, perdue, illogique de désespoir. Mon Dieu ! Entre les grands hêtres, leur majesté, leurs belles colonnes de bleuâtre barydum, montant haut, tout haut, solennellement, dans cette salle hypostyle végétale, sous les dais de toison roussie, les meneaux percés de livide luminosité, elle s’effrayait, ayant, plus fort, une idée sinistre, une idée d’énorme cataclysme, comme si le monde, pour elle, allait sombrer. Elle soupirait, quelque chose d’implacable sourdait de l’harmonie des arbres, avec une inimitié plus lourde, ce semble, du tordement des chênes, de leur attitude plus convulsive, moins froids.

Mais elle avait une belle vaillance, levait son petit front volontaire. Pourtant la forêt était trop âpre, puissante, pesant sur sa menue personnalité. Elle se sentait dans une vie inconnue, en dehors d’elle, avec une impression païenne de dieux vagues, cachés aux grands hêtres, épiant aux troncs des chênes son passage. Une blancheur quelquefois semblait la marche d’une lumière, une silhouette d’encre, la rôderie d’un homme. Parfois, une malveillance, une méchante épine prenant au passage, la robe… Sous les chênes, ils étalaient leurs feuilles roussissantes mais opiniâtres, qui devaient dans le blanc hiver avoir un frissonnement de haillons de cuivre sous la bise. Ils étaient sur la partie aride du sol… magnifiques, pertinaces, vivant leur dure vie dans leur dur bois, arrêtant les végétations, sauf les cryptogames, des mousses, des champignons qui montaient leurs domuscules sinistres sur le pédoncule mou, tachetés, avec parfois une vague sanguinolence, des aspects de chair. Et il en poussait là de monstrueux, une prolifique vie inférieure ; ils effaraient la jeune fille, la faisaient marcher précautionneusement, pousser un petit cri, toute pâle, si son soulier détachait un des chapeaux, le faisait rouler sur la mousse, montrant sa concavité, ses lamelles rayonnantes.

Sa petite chaussure, trop délicate, entravait la marche, le vent s’abattait souvent en brutal, faisait siffler la robe comme un voile. Madeleine avait froid, sentait du formidable dans les solitaires pénombres, aux courts horizons du sous-bois. Elle avait de l’enfance à l’âme, retenait le chien près d’elle, pour la protéger, d’un air de supplication levait les yeux. À travers la délicatesse automnale, les beaux haillons encore feuillus, les trames noires, venait un variable firmament. Il était pâle, avec des jaunes troubles, des nuances fauves, et une gaze, une fumée, allait vélocement. Tout son jeu de couleur, ses belles tonalités mates, ternes, des éparpillements, des nébuleuses, des toiles d’araignées nuageuses, des étains dépolis, un vague abîme de lueur dans le couchant, l’orient couleur de muraille, tout prenait l’âme, doucement la noyait de chagrin et de tendresse. C’était une saison d’amour, on le sentait, une saison de chauds, de froids alternatifs, de variables vibrations dans les organismes, et le grand cerf passionné, aux confuses, profondes solitudes de la futaie, las, maigre, fier, gardait le harpail de grêles biches, bramait, gravement roux, équitable et beau sultan. Des bouvreuils épiaient, écoutaient quelque bruit de travail, coups de hache, de scie, comme intéressés, amis du barbare humain ; un roitelet, frais venu du mois de septembre, assis dans un petit sapin, disait une phrase fine au jour couchant ; des moineaux friquets tournoyaient, revenus d’expédition, au-dessus d’une clairière, près à s’ébattre aux petites niches des arbres.

Elle allait toujours. Le chien, vif à l’entrée en forêt avait sans doute fini par comprendre la fragilité de sa compagne, il allait plus lentement. L’heure crépusculaire peu à peu approchait, mais l’opacité des vapeurs devait arrêter la grande fête des coloris, le jour décédant dans un Océan de grisaille. Une lassitude farouche descendait, le vent cessait de se ruer aux rameaux, le vert des mousses, le bronze des feuilles, les grandes poutres forestières étaient dans de la lumière de rêverie. Aux carrefours, Madeleine s’arrêtait une minute, sondait de son regard noir, plein d’angoisse, d’amour infini.

Soudain, au bord d’un pli de la forêt, elle tressaillit. Sur le chemin de cendre, au tournant, un homme venait, mince, torse, très haut, dans des pantalons roussâtres, une casaque de misère. Il portait un peu de bois sur son bras, des brindilles, et, arrêté en voyant l’étrangère, la jolie étrangère en dentelles, il regardait avec des yeux clairs, de défiance et de sauvagerie, des yeux d’éternelle pauvreté, mais sans haine ni colère, d’une sorte de fauve douceur sylvestre. Madeleine eut le cœur ému, vit dans ce spectre, sous l’arcature grisonnante d’un frêne, je ne sais quelle entéléchie du grand travail méconnu, de toute une humanité désespérée, sans plainte mourant au fond des cabanes, et le remords lui montait de son existence passée, si large, si abondamment heureuse, insoucieuse des pauvres chairs bises qui maigrissent dans l’âpre combat, sans récompense.

Madeleine avançait encore, la traînerie de la diffuse lumière était plus douce, on sentait que le Crépuscule, maintenant, débutait, luttait harmonieusement derrière les nuages, mais les choses restaient claires, d’une clarté de mystère, immobiles. Le chien, brusquement, fit deux, trois gémissants abois : Madeleine se sentait mal au cœur, et les fûts géants s’élargissaient, des fougères roussies s’étalaient contre le sol, une grande vasque de ciel gris s’étendait, libre de ramures.

Alors, le tremblant voile du souvenir se souleva au cerveau de Madeleine, découvrit une suave, pénétrante scène du passé. L’Éden de juin était là, la mare ronde, aux roseaux flétris, la grotte encore toute verte, et les deux hêtres debout, moussus au nord, glabres au sud, dans le bronze clair, tombant de la désuétude, et il semblait à Madeleine entendre s’élever, s’abaisser, le son lent du cor, la plainte harmonieuse comme la voix de l’arcane forestier.

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