XXXVII

Des journées navrantes s’écoulèrent.

Quelquefois, las de rôder autour des Corneilles, Jacques partait, allait sans décision, droit par la fauve nudité des champs, par la forêt, à travers les villages. Des suavités l’arrêtaient, de brusques beautés sous les nues basses, ou bien des coins d’intimité, un lambeau de bourgade, un jardin, une hutte sabotière, l’opalescence d’une mare, et partout c’était la monotone idée d’un bonheur qui vivait devant lui, d’un endroit désirable de repos. Maigri, il ouvrait les yeux tristement, se détournait, gagnait peur d’admirer, peur d’analyser le moindre tableau de nature ou d’humanité. Souvent, la simple silhouette d’un peuplier, l’attendrissante grâce d’une bestiole, brusquement lui gonflait le cœur, mouillait ses cils de navrement.

Il s’asseyait sur une borne, au revers d’un ados, sur une racine d’arbre, cachait sa tête, supprimait la lumière par l’interposition des mains sur les paupières, et voulait se perdre en des synthèses sur les choses. C’était une minute de calme bizarre, un endormissement bourdonnant de la douleur, et le défilé des sentences stoïques coulait dans son crâne, les mots graves – Résignation, Devoir, Patrie, Volonté, Travail… Mais dans les ténèbres, peu à peu les idées se matérialisaient et le flot sonore du sang courait par ses artères en navrante palpitation. Alors, avec un geste de deuil, ses mains retombaient, et l’automne était là, toutes ses nuances douces, ses lueurs dialysées, et Jacques criait :

– Je ne peux pas… Je ne peux pas !…

D’autres fois, au secouement de la marche, l’instinct de lutte lui revenait, surtout si les nues n’enserraient pas trop la terre, si quelque brise roborative courait sur les plaines. Alors, il édifiait largement l’avenir, recommençait sous d’autres formes la destinée. Rien n’était fini, tous deux résolus et jeunes, et leur persévérance vaincrait, rongerait la haine des parents. Il reparlerait à Mme Vacreuse ; il la ferait rougir de la férocité de cette vengeance satisfaite sur des innocents… Il marchait plus vite ; ses tempes chauffaient, une lueur s’épanouissait dans ses prunelles :

– Vaincre !

Car c’était trop noir pour s’éterniser. Une éclaircie allait se faire dans ces ténèbres. Et la vie large s’ouvrirait, un bel univers d’amour et de splendeur, une ascension de travail, de devoir harmonieusement accompli.

Dans ces futuritions heureuses, il cessait de marcher vite, s’amollissait, tendrement rêveur devant la nature. Sous le voyage du firmament schisteux, entrecoupé d’écumes, c’était la belle fête de l’année couchante, le crépuscule des feuillages qui mouraient en nuances infinies. Des peupliers ne balançaient plus qu’une houppe à la cime, d’autres éclataient comme des dentelles d’or ; les ormes, retroussant les plis de leur robe où Octobre faisait des soutaches, dominaient de tendres tilleuls qui avaient versé tout leur thé, les hêtres s’élançaient altièrement, d’acier dans l’air automnal, sous des couronnes de bronze couperosé ; le peuple argentin des bouleaux laissait pendre en deuil ses grappes de feuilles fines, déjà montrait, de ci de là, l’extrême ténuité noire des ramilles ; et les buissons violaçaient la nudité des campagnes, la douce Veilleuse, sur son pédoncule chauve, était une petite cloche discrète sur la moiteur des prairies ; les achillées agonisaient au long des talus.

Cependant, il n’arrivait toujours pas de lettre de Madeleine, et Jacques rêvait à des solutions quasi-violentes, rôdait autour du château avec la tentation d’en franchir les barrières.

Un soir, après de longues courses en forêt, il contemplait les dernières palpitations crépusculaires. Devant l’Occident, un enfant était posé sur un tertre pyramidal, et le petit être était noir extrêmement, découpé comme une statuette d’encre de Chine. Des prés reculaient, fort pâles, d’un jade doré, avec de mornes buissons haillonnés, et trois barres cuivreuses nageaient sur l’eau de l’étang, l’eau de bitume faite légèrement vineuse par la vapeur froide. La masse des arbres avait une sombre puissance encore, dense, opaque, dominée de quelques frondaisons grêles, à peines feuillues, effiloquées en charpies noires, en filaments adorablement capillaires. Puis venait l’énorme magnificence céleste, simple d’ailleurs, rien qu’une mer de rouge, opalescente, sous un fleuve orange et un grand segment de turquoise, semé de quelque îlot de limaille, et dont la clarté jaune montait, blanchissait, s’effaçait au quart de la voûte, dans un bleu plombé, lentement fonçant au méridien. Vénus frissonnait parmi des poudres grises, une cavité délicieuse s’ouvrait entre les futaies. Et tout mourait. Dans le froid d’une nuit pure, couleur et calorique s’éparpillaient sous le vaste dôme, un rêve de cristal s’ouvrait, d’immobilité, de sérénité monotone sous le faible étoilement de la nuit d’Octobre.

L’enfant descendit du tertre, avec un petit chant rustique, vague, qui s’éloignait. Une cabane eut le luxe d’une petite lumière, et Jacques sanglotait, écrasé, effroyablement seul.

– Pourquoi vivre… tout est vide… et si beau cependant !

Et il se figurait, par cette même nuit, assis doucement derrière une vitre avec celle qui hantait sans intermittence son intimité. Oh ! tout serait si léger, la splendeur des choses si heureuse !

– Et ce n’est pas irréalisable, cependant !

Si, c’était irréalisable ! De noires volontés étaient là, ennemies. Madeleine même faiblissait peut-être, l’oubliait !

– Oh, non ! non ! cria-t-il dans une sombre angoisse. Et les bras étendus, dans une humilité immense, il implorait une pitié, cherchait quelqu’un dans la perspective noire, le quelqu’un qui n’a jamais répondu !

Il se mit à marcher, la tête nue. Comme un pôle irrésistible, le château des Corneilles l’attirait, et par les sentiers mous, à travers les prés clapotants, il suivait une ligne presque droite. Des points de rubis brillaient épars aux fermes, puis ce fut une file de lueurs tamisées, un doux centre de lumières, et Jacques s’arrêta, éperdu. Que faisait-elle ? Souffrait-elle autant que lui, rêveuse près du foyer ?… Un piano s’éveilla, une vibration toute grêle et Jacques tendait l’oreille, le front contre la grille du jardin, au plus près du château. Et, dans le balbutiement de l’instrument, il reconnut une mélodie à lui, une mélodie éclose là-bas, en Afrique, sous le resplendissement d’un beau soir, et qu’il avait une seule fois exécutée devant Madeleine, une après-midi qu’il pleuvait.

– Mon Dieu !… elle se souvient !

Son cœur éclata, d’immense amour, de la rage de se sentir si près d’elle – et si loin ! Il franchit la grille. En quelques bonds il se trouva sur le perron de marbre, sonna fiévreusement.

Un domestique parut, et reconnaissant le jeune homme, poussa une petite exclamation :

– Monsieur Laforge !

Mais il barra l’entrée. Alors, Jacques, farouche, d’un large geste l’écarta, et passant à travers le corridor mi-obscur, éclairé d’une petite lampe tremblante, il ouvrait une porte déjà. Cependant, le valet, abasourdi quelques secondes, poussait un cri d’alarme. Un flot de lumière jaillit, Vacreuse se montra. Ses yeux clignaient un peu, et il ne reconnut pas tout d’abord le jeune homme. Enfin, il murmura :

– Comment… c’est vous !

Sa voix était tremblante, comme attendrie et il s’avançait machinalement, tendait la main. Jacques saisit avidement cette main entre les siennes :

– Oh ! merci ! dit-il.

Et pâlissant, s’appuyant au mur dans la débilitation de son trouble :

– Et Madeleine ?

Vacreuse devint grave subitement, avec une grise figure, un peu effrayé, et il balbutiait :

– Je vous en prie… partez !… Ma femme est malade… ce serait très mal !

Devant l’immense navrement du regard de Jacques il s’arrêta, très ému. Il aurait été heureux, lui, de plaire aux jeunes gens ! mais il n’osait pas, toujours courbé, sans aucune des autorités d’un époux.

– Oh ! finit par dire Jacques, deux paroles… rien que l’entrevoir !…

Sa parole était basse, terrible d’humilité et de détresse. Vacreuse hésitait, baissait la tête.

– Qu’y a-t-il donc ? murmura une voix douce… Maman dort !

Une forme fine se profila dans le linteau lumineux.

– Madeleine ! s’écria Jacques.

Indomptablement, ils se rejoignirent, égarés, éblouis. De vagues phrases tremblaient sur leurs lèvres. Ils se regardaient, voyaient la trace de l’âpre ciseau de douleur, leur amaigrissement, l’élargissement triste de leurs prunelles. Dans le blêmissement de leurs faces montait un sourire suave, victorieux… Et Jacques la soulevait, semblait vouloir l’emporter, serrée, abandonnée contre sa poitrine.

– Voyons ! voyons ! disait Vacreuse.

Doucement, les yeux pleins de larmes, il mettait la main sur l’épaule de Jacques, suppliait. Mais, de la chambre, un appel jaillit :

– Madeleine… où es-tu ?

Alors, durant deux secondes, leur étreinte se resserra, et une promesse opiniâtre, convulsive, jaillissait des lèvres de Madeleine :

– Je vaincrai ! Je vaincrai ! Je ne veux pas mourir ainsi !

Elle disparut, et Jacques eut l’illusion plusieurs minutes encore de sa présence, voyait son fantôme, les moindres détails de son visage, les ajourements de son corsage, ses dormeuses scintillantes. Il se redressa enfin. Silencieusement, Vacreuse et lui se serrèrent la main, et il sortit en tremblant, se retrouva sous l’étoilement aqueux de la nuit d’octobre, et pendant des heures il y vagabonda, dans une demi-conscience de rêve sinistre.

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