Jeanne avait dit à Jacques les conditions de sa rentrée en grâce. Tant que Pierre ne serait pas venu faire des excuses personnelles, toute autre démarche devenait inutile. La consternation des amoureux, la supplication de Madeleine, la mâle douleur de Jacques avaient laissé la mère inflexible. Elle avait même signifié qu’elle n’attendrait pas longtemps ces excuses, qu’elle ne pouvait compromettre dans une fausse situation prolongée l’avenir de sa fille. En hâte donc, Jacques était parti pour Paris ; mais, cette fois, il avait perdu sa meilleure arme, la patience, et cela devant des difficultés infiniment plus grandes. Car Jeanne, il le sentait, était dans son tort, ayant dû, par un misérable orgueil, soulever la colère sanguine du vieil ennemi. Donc, il n’y aurait plus procès, essai de persuasion, mais bien demande de sacrifice. Son père aurait-il l’héroïsme, la philosophie nécessaire ? L’amour paternel lui ouvrirait-il assez les yeux pour donner à sa démarche l’impersonnalité voulue, lui ferait-il comprendre tout le bien qu’on pouvait obtenir avec un peu de mal, et que de sauver deux existences valait une offrande d’amour-propre ?
C’est dans ce sens que Jacques plaida sa cause. Mais comme il se heurtait à une fureur toute fraîche, il échoua. Pierre Laforge refusait de voir avec les yeux de son fils. Sa haine pesait sur les pensées de miséricorde, les empêchait de prendre leur vol. Il s’obstinait à refaire, sans même écouter les objections, l’historique des offenses qu’il avait endurées, à demander si, dans telle et dans telle circonstance, il avait eu tort ou raison, et à chaque confirmation de Jacques, il reprenait :
– Tu vois bien, mais si j’ai raison, ce n’est pas à moi de faire des excuses !
Épouvanté de l’allure de la discussion, de l’étroitesse des arguments, d’ailleurs, une partie de sa mansuétude l’ayant abandonné dans l’excès de sa misère, Jacques rompit brusquement :
– Père, dit-il, c’est une chose terrible que vous ne puissiez, ni vous, ni cette femme, comprendre que votre haine est cruelle envers Madeleine et moi, c’est une chose terrible surtout que vous puissiez attacher plus d’importance à une légère piqûre de vanité qu’au bonheur, à la vie de vos enfants. Eh bien ! sans tant de mots, je vous le dis, père, las de supplications, las de raisonnements, choisissez entre votre fils et votre rancune :
– Que voulez-vous dire ?
– Ceci : que si la rupture de mes espérances devient irrémédiable, je n’y survivrai pas.
Laforge pâlit, étreint d’une insupportable angoisse, fit un grand geste éperdu ; puis la colère de sa peur lui monta et il cria sourdement :
– Fais à ta tête, mauvais fils !
– Hélas ! fit Jacques. Enfin me condamnes-tu ?
– Fais ce que tu voudras !
Ils s’étaient quittés sur cette dure parole, le fils au désespoir, le père épouvanté, mais sûr au fond que Jacques n’exécuterait son lugubre projet qu’à bout d’expédients. Et il goûtait le tragique de la scène, croyait avoir joué quelque peu le rôle d’un Brutus. Néanmoins, il passa les premiers jours dans des transes affreuses, ne se tranquillisa qu’après avoir envoyé un homme sûr s’informer de Jacques, reparti dès le lendemain pour les Corneilles. Les renseignements obtenus dissipèrent ce qu’avaient de trop aigu les craintes de Pierre Laforge.
– Bah ! murmura-t-il, on dit ça… Et puis il paraît calme… Il est trop intelligent pour ne pas écrire encore… pour ne pas faire un nouvel essai.
Jacques, cependant, dans le train qui l’emportait vers les Corneilles, était travaillé d’un chagrin immense. Las d’avoir tourné et retourné dans sa tête le tout petit problème où tenait à présent son bonheur, sa pensée était obscure et les coups sourds, uniformes des pistons lui battaient dans la poitrine douloureusement. Rien n’était doux. Derrière la vitre du wagon apparaissaient tour à tour des vignobles, des coteaux boisés, les petites maisons éparses d’un village, une rive de trembles ou de saules, des moutons aux pâturages ; ou des bœufs levant leurs longues têtes pleines de stupeur, sans qu’il prît plaisir à voir ces choses, ni tristesse. Sa peine lui suffisait, le lourd accablement du mauvais coup reçu.
Ses appréhensions redoublèrent quand il aperçut les Corneilles. Derechef, il soupesa le Destin. Qu’allait dire Jeanne ? Ne parviendrait-il pas à la fléchir ? Mais les alternatives des bonnes et mauvaises chances de ces derniers jours avaient usé la volonté de son espoir. Il s’abandonnait, désemparé, se sentait dans les serres du fatal, avait une impression de déracinement, de perpétuelle chute. La vue du château le réveilla. Les souvenirs étaient si frais encore ! Un temps si court avait suffi à la catastrophe ? Il frissonnait ; le refus de son père lui apparaissait dans ses terribles conséquences. Que dirait-il à l’autre pour vaincre son orgueil, plus implacable, plus fémininement cruel ? Pourquoi ces deux êtres étaient-ils tant différents de lui qu’aucun sacrifice ne leur fût possible ? Et tout à coup il eut l’intuition de leurs âmes hermétiques, de leur idéal mesquin, de leur moi cristallisé, féroce, et qui devait peser comme des dalles mortuaires sur l’existence de leurs enfants. Non, il n’ouvrirait pas ces âmes-là à la mansuétude. Étaient-ce des intelligences ? Des instincts plutôt, des instincts colères de dogues qui meurent sans lâcher leur proie. Des instincts trempés dans l’odieuse lutte sociale, dans le heurt des petits intérêts, des petites vanités ; la spécialisation des facultés humaines, sur un but étroit et misérable, une puissance stupide, un infâme idéal de lucre que des sauvages plus nobles, au fond des savanes, repousseraient avec mépris. Enfin fallait-il se soumettre ? Non, mille fois ; les bons ne peuvent être faibles, il se l’était dit souvent. Mais Madeleine ? Oui, elle déciderait. Et si elle ne décidait pas ? Un mot lui monta qu’il ne put arrêter : mourir.
La fraîcheur d’un frêne le tenta. Une grosse fièvre lui mettait des gouttes froides aux tempes. Il s’appuya un instant au tronc de l’arbre. L’ombre du feuillage finissait en dentelle légèrement mouvante, et les ellipsoïdes de la lumière avaient à leurs rebords un iris très pâle qui préoccupait Jacques sans le distraire de son affliction. Là-bas, le soleil d’automne pleuvait abondamment sur les chaumes mûrs, tassés en moyettes, en meules, et le château, au loin, avait, dans un contour de feu, une lumière blême endormie sur ses ardoises, parmi les reflets éblouissants des vitrages.
Jacques soupira, continua sa route. Quelque chose s’allégeait en lui, pourtant, à l’approche des Corneilles.
L’idée de voir Madeleine le faisait sourire puérilement. Il s’étonnait de son malheur comme d’une chose contradictoire avec la présence de l’aimée. Les sentiers devenaient plus familiers. Des haillons de ronce pendaient au long des escarpements. Le millepertuis perforé sur le bronze des feuilles graciles détachait le moulin à vent d’or de sa corolle ; des bouillons blancs, des lichnites montaient au bout de leur hampe. Et de plus humbles, de plus intimes, le petit chêne, le lierre terrestre, les achillées, les pâquerettes, les renoncules, tout l’aimable petit monde des herbes ténues… Infiniment douces avaient été les heures passées aux mêmes endroits, douces comme l’âme même de la nature.
Il arrivait à un chemin plus large et il se détourna, perdit son temps à rendre visite à la petite chapelle abandonnée qui dormait à une courte distance. Une Vierge s’y tenait encore debout, quelques fleurs flétries, une couronne sur la tête et les bras. Un jour de sépulcre passait au travers des vitres poussiéreuses, baignait de tristesse intense les dalles rompues, l’autel vétuste. Et c’était mélancolique comme une pensée de vieillesse proche la mort, une histoire d’abandon, de culte tombé, d’amour perdu. Il y resta quelque temps à désespérer de l’avenir, à se rappeler toutes ses mauvaises heures, tous les hasards malchanceux de sa vie, à croire qu’il n’aurait pas Madeleine, et que des conjurations le voulaient. Puis il se remit en marche, et ses épaules s’affaissaient, frissonnaient, tandis qu’une plainte s’exhalait de sa bouche.
Arrêté un instant devant la grille, il finissait par sonner. Un domestique campagnard traversa les allées, et parut saisi d’un soudain effroi à la vue du jeune homme. Cependant, il s’approcha, craintif, mais sans ouvrir le battant.
– Eh bien ! Baptiste, fit Jacques, tu ne me reconnais pas ?
– Si fait, monsieur, que je vous reconnais, mais sauf votre respect, monsieur… Madame m’a dit qu’elle ne pouvait vous recevoir.
Le coup frappa Jacques au cœur, il chancela, pâle, mais calme.
Il répondit avec bienveillance au valet qui s’excusait et tourna le dos à cette porte inhospitalière.
Tout ce qu’il y avait de noblesse dans son âme se révolta contre l’affront imbécile. Quoi, lorsqu’il aurait été si aisé de lui dire… Une haine, subtilement, se mêlait à son mépris, la haine légitime contre les forces aveugles, et presque une satisfaction de n’avoir plus à garder de ménagement, de pouvoir sans remords, si Madeleine y consentait, opposer la violence à la violence.
Il atteignit les Avelines, s’y installa, et jusqu’au soir il eut comme un renouveau d’espérance qui lui allégeait sa douleur. Mais quand, à la nuit, il s’en fut rôder autour des Corneilles, son excitation tomba. Il se rendit compte de l’effroyable passivité des obstacles qu’on lui opposait, et que tout le mal était dans des forces morales perverses, mais qui avaient pour elles l’apparence. Rien à faire ; toute violence élargirait le gouffre. Il dut se contenir, tourner comme une bête fauve, haleter aux décevants espoirs d’une porte, d’une fenêtre qui s’ouvre ou se ferme, d’un son de voix. Quand la nuit fut tout à fait venue, il franchit la haie comme un voleur, s’approcha le plus possible de la maison, de la chambre de Madeleine. Hélas, les croisées de cette chambre ne s’illuminèrent point, et il comprit qu’on avait installé la jeune fille ailleurs. Il resta là, à souffrir épouvantablement, son paradis perdu sous les yeux. Désormais cette maison serait toujours ainsi close. On allait probablement même lui enlever Madeleine, la conduire au loin.
L’aube vint, qu’il était à la même place encore. Il dut se retirer, de crainte d’une surprise qui augmenterait la vigilance de Jeanne. Il rentra aux Avelines, sans force, le cœur épandu, fluide dans la douleur, le corps insensible. Des formes circulaient en lui et qu’il regardait passer dans l’hébétude, des formes qui avaient la décevante solidité des nues crépusculaires, qui s’effritaient, s’évanouissaient, s’obscuraient, comme répondant à une dissolution de sa mémoire.