Livre XI

Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle commençait à faire grand bruit. Mme de Luxembourg en avait parlé à la cour, Mme d’Houdetot à Paris. Cette dernière avait même obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avait été enchanté. Duclos, à qui je l’avais aussi fait lire, en avait parlé à l’Académie. Tout Paris était dans l’impatience de voir ce roman : les libraires de la rue Saint-Jacques et celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en demandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre l’ordinaire, répondit à l’empressement avec lequel il avait été attendu. Mme la Dauphine, qui l’avait lu des premières, en parla à M. de Luxembourg comme d’un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagés chez les gens de lettres : mais, dans le monde, il n’y eut qu’un avis, et les femmes surtout s’enivrèrent et du livre et de l’auteur, au point qu’il y en avait peu, même dans les hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avais entrepris. J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste de l’Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n’y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, et son plus grand à Paris. L’amitié, l’amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris plus qu’ailleurs ? Non sans doute ; mais il y règne encore ce sens exquis qui transporte le cœur à leur image, et qui nous fait chérir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes, que nous n’avons plus. La corruption désormais est partout la même : il n’existe plus ni mœurs, ni vertus en Europe, mais s’il existe encore quelque amour pour elles, c’est à Paris qu’on doit le chercher.

Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir bien analyser le cœur humain pour y démêler les vrais sentiments de la nature. Il faut une délicatesse de tact, qui ne s’acquiert que dans l’éducation du grand monde, pour sentir, si j’ose ainsi dire, les finesses de cœur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de La Princesse de Clèves, et je dis que si ces deux morceaux n’eussent été lus qu’en province, on n’aurait jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s’étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce qu’on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n’est assurément pas propre à cette sorte de gens d’esprit qui n’ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout où il n’y a que du bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n’en eût achevé la lecture, et qu’elle serait morte en naissant.

J’ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage dans une liasse qui est entre les mains de Mme de Nadaillac. Si jamais ce recueil paraît, on y verra des choses bien singulières, et une opposition de jugement qui montre ce que c’est que d’avoir affaire au public. La chose qu’on y a le moins vue, et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien caractérisés : mais, quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et d’aventures. Il est aisé de réveiller l’attention, en présentant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la lanterne magique : mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela certainement est plus difficile ; et si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l’ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs en tant d’autres choses, ne sauraient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est mort, cependant, je le sais, et j’en sais la cause ; mais il ressuscitera.

Toute ma crainte était (qu’à force de simplicité) ma marche ne fût ennuyeuse, et que je n’eusse pu nourrir assez l’intérêt pour le soutenir jusqu’au bout. Je fus rassuré par un fait qui seul m’a plus flatté que tous les compliments qu’a pu m’attirer cet ouvrage. Il parut au commencement du carnaval. Le colporteur le porta à Mme la princesse de Talmont, un jour de bal de l’Opéra. Après souper elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant l’heure, elle se mit à lire le nouveau roman. À minuit, elle ordonna qu’on mît ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis ; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu’elle s’oubliait, vinrent l’avertir qu’il était deux heures. « Rien ne presse encore », dit-elle, en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il était. On lui dit qu’il était quatre heures. « Cela étant, (dit-elle), il est trop tard pour aller au bal ; qu’on ôte mes chevaux. » Elle se fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire.

Depuis qu’on me raconta ce trait, j’ai toujours désiré de voir Mme de Talmont, non seulement pour savoir d’elle-même s’il est exactement vrai, mais aussi parce que j’ai toujours cru qu’on ne pouvait prendre un intérêt si vif à l’Héloise sans avoir ce sixième sens, ce sens moral, dont si peu de cœurs sont doués, et sans lequel nul ne saurait entendre le mien.

Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles furent que j’avais écrit ma propre histoire, et que j’étais moi-même le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie, que Mme de Polignac écrivit à Mme de Verdelin pour la prier de m’engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était persuadé qu’on ne pouvait exprimer si vivement des sentiments qu’on n’aurait point éprouvés ni peindre ainsi les transports de l’amour que d’après son propre cœur. En cela l’on avait raison, et il est certain que j’écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases : mais on se trompait en pensant qu’il avait fallu des objets réels pour les produire ; on était loin de concevoir à quel point je puis m’enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse et Mme d’Houdetot, les amours que j’ai sentis et décrits n’auraient été qu’avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire une erreur qui m’était avantageuse. On peut voir dans la préface en dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j’aurais dû déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m’y pouvait obliger, et je crois qu’il y aurait eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.

À peu près dans le même temps parut La Paix perpétuelle, dont l’année précédente j’avais cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d’un journal appelé Le Monde, dans lequel il voulait, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il était de la connaissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider à remplir Le Monde. Il avait ouï parler de la Julie, et voulait que je la misse dans son journal : il voulait que j’y misse l’Émile ; il aurait voulu que j’y misse Le Contrat social, s’il en eût soupçonné l’existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de La Paix perpétuelle. Notre accord était qu’il s’imprimerait dans son journal, mais, sitôt qu’il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu’eût-ce été si j’y avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, et qui n’entra point dans notre marché ? Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m’ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se mêlait de parler.

Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des dames, je me sentais déchoir à l’hôtel de Luxembourg, non pas auprès de M. le Maréchal, qui semblait même redoubler chaque jour de bontés et d’amitiés pour moi, mais auprès de Mme la Maréchale. Depuis que je n’avais plus rien à lui lire, son appartement m’était moins ouvert, et durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais plus guère qu’à table. Ma place même n’y était même plus aussi marquée à côté d’elle. Comme elle ne me l’offrait plus, qu’elle me parlait peu, et que je n’avais non plus grand-chose à lui dire, j’aimais autant prendre une autre place, où j’étais plus à mon aise, surtout le soir, car machinalement je prenais peu à peu l’habitude de me placer plus près de M. le Maréchal.

À propos du soir, je me souviens d’avoir dit que je ne soupais pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la connaissance ; mais comme M. de Luxembourg ne dînait point et ne se mettait pas même à table, il arriva de là qu’au bout de plusieurs mois, et déjà très familier dans la maison, je n’avais encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d’en faire la remarque. Cela me détermina d’y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde, et je m’en trouvais très bien, vu qu’on dînait presque en l’air et, comme on dit, sur le bout du banc : au lieu que le souper était très long, parce qu’on s’y reposait avec plaisir, au retour d’une longue promenade ; très bon, parce que M. de Luxembourg était gourmand, et très agréable parce que Mme de Luxembourg en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication, l’on entendrait difficilement la fin d’une lettre de M. de Luxembourg (Liasse C, no 36), où il me dit qu’il se rappelle avec délices nos promenades, surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la cour nous n’y trouvions point de traces de roues de carrosses ; c’est que, comme on passait tous les matins le râteau sur le sable de la cour pour effacer les ornières, je jugeais, par le nombre de ses traces, du monde qui était survenu dans l’après-midi.

Cette année 1761, mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j’avais l’honneur de le voir : comme si les maux que me préparait la destinée eussent dû commencer par l’homme pour qui j’avais le plus d’attachement et qui en était le plus digne. La première année il perdit sa sœur, Mme la duchesse de Villeroy ; la seconde, il perdit sa fille, Mme la princesse de Robeck ; la troisième, il perdit dans le duc de Montmorency, son fils unique, et dans le comte de Luxembourg, son petit-fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent ; mais son cœur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue et tragique de son fils dut lui être d’autant plus sensible, qu’elle arriva précisément au moment où le Roi venait de lui accorder pour son fils, et de lui promettre pour son petit-fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes-du-corps. Il eut la douleur de voir s’éteindre peu à peu ce dernier, enfant de la plus grande espérance, et cela par l’aveugle confiance de la mère au médecin, qui fit périr ce pauvre enfant d’inanition, avec des médecines pour toute nourriture. Hélas ! si j’en eusse été cru, le grand-père et le petit-fils seraient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n’écrivis-je point à M. le Maréchal, que de représentations ne fis-je point à Mme de Montmorency, sur le régime plus qu’austère que, sur la foi de son médecin, elle faisait observer à son fils ! Mme de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait point usurper l’autorité de la mère ; M. de Luxembourg, homme doux et faible, n’aimait point à contrarier. Mme de Montmorency avait dans Bordeu une foi dont son fils finit par être la victime. Que ce pauvre enfant était aise quand il pouvait obtenir la permission de venir à Montlouis avec Mme de Boufflers, demander à goûter à Thérèse, et mettre quelque aliment dans son estomac affamé ! Combien je déplorais en moi-même les misères de la grandeur, quand je voyais cet unique héritier d’un si grand bien, d’un si grand nom, de tant de titres et de dignités, dévorer avec l’avidité d’un mendiant un pauvre petit morceau de pain ! Enfin, j’eus beau dire et beau faire, le médecin triompha et l’enfant mourut de faim.

La même confiance aux charlatans qui fit périr le petit-fils creusa le tombeau du grand-père, et il s’y joignit de plus la pusillanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l’âge. M. de Luxembourg avait eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied ; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l’insomnie et un peu de fièvre. J’osai prononcer le mot de goutte ; Mme de Luxembourg me tança. Le valet de chambre, chirurgien de M. le Maréchal, soutint que ce n’était pas la goutte, et se mit à panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas d’employer le même remède qui l’avait calmée ; la constitution s’altéra, les maux augmentèrent, et les remèdes en même raison. Mme de Luxembourg, qui vit bien enfin que c’était la goutte, s’opposa à cet insensé traitement. On se cacha d’elle, et M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s’obstiner à guérir. Mais n’anticipons point de si loin sur les malheurs : combien j’en ai d’autres à narrer avant celui-là !

Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et faire semblait fait pour déplaire à Mme de Luxembourg, lors même que j’avais le plus à cœur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne faisaient que m’attacher à lui davantage, et par conséquent à Mme de Luxembourg : car ils m’ont toujours paru si sincèrement unis, que les sentiments qu’on avait pour l’un s’étendaient nécessairement à l’autre. M. le Maréchal vieillissait. Son assiduité à la cour, les soins qu’elle entraînait, les chasses continuelles, la fatigue surtout du service durant son quartier, auraient demandé la vigueur d’un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui put soutenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient être dispersées, et son nom éteint après lui peu lui importait de continuer une vie laborieuse, dont l’objet principal avait été de ménager la faveur du prince à ses enfants. Un jour que nous n’étions que nous trois, et qu’il se plaignait des fatigues de la cour en homme que ses pertes avaient découragé, j’osai parler de retraite, et lui donner le conseil que Cinéas donnait à Pyrrhus ; il soupira, et ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment où Mme de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur ce conseil, qui me parut l’avoir alarmée. Elle ajouta une chose dont je sentis la justesse, et qui me fit renoncer à retoucher jamais la même corde : c’est que la longue habitude de vivre à la cour devenait un vrai besoin, que c’était même en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg et que la retraite que je lui conseillais serait moins un repos pour lui qu’un exil, où l’oisiveté, l’ennui, la tristesse achèveraient bientôt de le consumer. Quoiqu’elle dût voir qu’elle m’avait persuadé, quoiqu’elle dût compter sur la promesse que je lui fis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien tranquillisée à cet égard, et je me suis rappelé que depuis lors mes tête-à-tête avec M. le Maréchal avaient été plus rares et presque toujours interrompus.

Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de concert auprès d’elle, les gens qu’elle voyait et qu’elle aimait le plus ne m’y servaient pas. L’abbé de Boufflers surtout, jeune homme aussi brillant qu’il soit possible de l’être, ne me parut jamais bien disposé pour moi, et, non seulement il est le seul de la société de Mme la Maréchale qui ne m’ait jamais marqué la moindre attention, mais j’ai cru m’apercevoir qu’à tous les voyages qu’il fit à Montmorency je perdais quelque chose auprès d’elle, et il est vrai que, sans même qu’il le voulût, c’était assez de sa seule présence : tant la grâce et le sel de ses gentillesses appesantissaient encore mes lourds spropositi. Les deux premières années, il n’était presque pas venu à Montmorency, et, par l’indulgence de Mme la Maréchale, je m’étais passablement soutenu : mais sitôt qu’il parut un peu de suite, je fus écrasé sans retour. J’aurais voulu me réfugier sous son aile, et faire en sorte qu’il me prît en amitié ; mais la même maussaderie qui me faisait un besoin de lui plaire m’empêcha d’y réussir, et ce que je fis pour cela maladroitement acheva de me perdre auprès de Mme la Maréchale, sans m’être utile auprès de lui. Avec autant d’esprit, il eût pu réussir à tout ; mais l’impossibilité de s’appliquer et le goût de la dissipation ne lui ont permis d’acquérir que des demi-talents en tout genre. En revanche, il en a beaucoup, et c’est tout ce qu’il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre et barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s’avisa de vouloir faire le portrait de Mme de Luxembourg : ce portrait était horrible. Elle prétendait qu’il ne lui ressemblait point du tout, et cela était vrai. Le traître d’abbé me consulta, et, moi, comme un sot et comme un menteur, je dis que le portrait ressemblait. Je voulais cajoler l’abbé ; mais je ne cajolais pas Mme la Maréchale, qui mit ce trait sur ses registres, et l’abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi. J’appris, par ce succès de mon tardif coup d’essai, à ne plus me mêler de vouloir flagorner et flatter malgré Minerve.

Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec assez d’énergie et de courage ; il fallait m’y tenir. Je n’étais point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des louanges que j’ai voulu donner m’a fait plus de mal que l’âpreté de mes censures. J’en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont non seulement fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans toute la postérité.

Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venait quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j’en sortais. On parla de moi. M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec M. de Montaigu. M. de Choiseul dit que c’était dommage que j’eusse abandonné cette carrière, et que si j’y voulais rentrer il ne demandait pas mieux que de m’occuper. M. de Luxembourg me redit cela ; j’y fus d’autant plus sensible, que je n’avais pas accoutumé d’être gâté par les ministres, et il n’est pas sûr que, malgré mes résolutions, si ma santé m’eût permis d’y songer, j’eusse évité d’en faire de nouveau la folie. L’ambition n’eut jamais chez moi que les courts intervalles où toute autre passion me laissait libre, mais un de ces intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de M. de Choiseul, m’affectionnant à lui, accrut l’estime que, sur quelques opérations de son ministère, j’avais conçue pour ses talents, et le Pacte de famille, en particulier, me parut annoncer un homme d’État du premier ordre. Il gagnait encore dans mon esprit au peu de cas que je faisais de ses prédécesseurs, sans excepter Mme de Pompadour, que je regardais comme une façon de premier ministre, et quand le bruit courut que, d’elle ou de lui, l’un des deux expulserait l’autre, je crus faire des vœux pour la gloire de la France en en faisant pour que M. de Choiseul triomphât. Je m’étais senti de tout temps pour Mme de Pompadour de l’antipathie, même quand, avant sa fortune, je l’avais vue chez Mme de la Poplinière, portant encore le nom de Mme d’Étioles. Depuis lors, j’avais été mécontent de son silence au sujet de Diderot, et de tous ses procédés par rapport à moi, tant au sujet desFêtes de Ramire et des Muses galantes, qu’au sujet du Devin du village, qui ne m’avait valu, dans aucun genre de produit, des avantages proportionnés à ses succès, et, dans toutes les occasions, je l’avais toujours trouvée très peu disposée à m’obliger, ce qui n’empêcha pas le chevalier de Lorenzy de me proposer de faire quelque chose à la louange de cette dame, en m’insinuant que cela pourrait m’être utile. Cette proposition m’indigna d’autant plus, que je vis bien qu’il ne la faisait pas de son chef ; sachant que cet homme, nul par lui-même, ne pense et n’agit que par l’impulsion d’autrui. Je sais trop peu me contraindre pour avoir pu lui cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne mon peu de penchant pour la favorite ; elle le connaissait, j’en étais sûr et tout cela mêlait mon intérêt propre a mon inclination naturelle, dans les vœux que je faisais pour M. de Choiseul. Prévenu d’estime pour ses talents, qui étaient tout ce que je connaissais de lui, plein de reconnaissance pour sa bonne volonté, ignorant d’ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts et sa manière de vivre, je le regardais d’avance comme le vengeur du public et le mien, et mettant alors la dernière main au Contrat social, j’y marquai, dans un seul trait, ce que je pensais des précédents ministères, et de celui qui commençait à les éclipser. Je manquai, dans cette occasion, à ma plus constante maxime, et de plus, je ne songeai pas que, quand on veut louer et blâmer fortement dans un même article, sans nommer les gens, il faut tellement approprier la louange à ceux qu’elle regarde, que le plus ombrageux amour-propre ne puisse y trouver de quiproquo. J’étais là-dessus dans une si folle sécurité qu’il ne me vint pas même à l’esprit que quelqu’un pût prendre le change. On verra bientôt si j’eus raison.

Une de mes chances était d’avoir toujours dans mes liaisons des femmes auteurs. Je croyais au moins, parmi les grands, éviter cette chance. Point du tout : elle m’y suivit encore. Mme de Luxembourg ne fut pourtant jamais, que je sache, atteinte de cette manie ; mais Mme la comtesse de Boufflers le fut. Elle fit une tragédie en prose, qui fut d’abord lue, promenée, et prônée dans la société de M. le prince de Conti, et sur laquelle, non contente de tant d’éloges, elle voulut aussi me consulter pour avoir le mien. Elle l’eut, mais modéré, tel que le méritait l’ouvrage. Elle eut, de plus, l’avertissement, que je crus lui devoir, que sa pièce intituléeL’Esclave généreux, avait un très grand rapport à une pièce anglaise assez peu connue, mais pourtant traduite, intitulée Oroonoko. Mme de Boufflers remercia de l’avis, en m’assurant toutefois que sa pièce ne ressemblait point du tout à l’autre. Je n’ai jamais parlé de ce plagiat à personne au monde qu’à elle seule, et cela pour remplir un devoir qu’elle m’avait imposé ; cela ne m’a pas empêché de me rappeler souvent depuis lors le sort de celui que remplit Gil Blas près de l’Évêque prédicateur.

Outre l’abbé de Boufflers, qui ne m’aimait pas, outre Mme de Boufflers, auprès de laquelle j’avais des torts que jamais les femmes ni les auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de Mme la Maréchale m’ont toujours paru peu disposés à être des miens, entre autres M. le président Hénault, lequel, enrôlé parmi les auteurs, n’était pas exempt de leurs défauts ; entre autres aussi Mme du Deffand et Mlle de Lespinasse, toutes deux en grande liaison avec Voltaire, et intimes amies de d’Alembert, avec lequel la dernière a même fini par vivre, s’entend en tout bien et en tout honneur, et cela ne peut même s’entendre autrement. J’avais d’abord commencé par m’intéresser fort à Mme du Deffand, que la perte de ses yeux faisait aux miens un objet de commisération ; mais sa manière de vivre, si contraire à la mienne, que l’heure du lever de l’un était presque celle du coucher de l’autre ; sa passion sans bornes pour le petit bel esprit, l’importance qu’elle donnait, soit en bien, soit en mal, aux moindres torche-culs qui paraissaient ; le despotisme et l’emportement de ses oracles, son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettait de parler de rien qu’avec des convulsions ; ses préjugés increvables, son invincible obstination, l’enthousiasme de déraison où la portait l’opiniâtreté de ses jugements passionnés ; tout cela me rebuta bientôt des soins que je voulais lui rendre ; je la négligeai ; elle s’en aperçut : c’en fut assez pour la mettre en fureur, et quoique je sentisse assez combien une femme de ce caractère pouvait être à craindre, j’aimai mieux encore m’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié.

Ce n’était pas assez d’avoir si peu d’amis dans la société de Mme de Luxembourg, si je n’avais des ennemis dans sa famille. Je n’en eus qu’un, mais qui, par la position où je me trouve aujourd’hui, en vaut cent. Ce n’était assurément pas M. le duc de Villeroy, son frère ; car non seulement il m’était venu voir, mais il m’avait invité plusieurs fois d’aller à Villeroy, et comme j’avais répondu à cette invitation avec autant de respect et d’honnêteté qu’il m’avait été possible, partant de cette réponse vague comme d’un consentement, il avait arrangé avec M. et Mme de Luxembourg un voyage d’une quinzaine de jours dont je devais être, et qui me fut proposé. Comme les soins qu’exigeait ma santé ne me permettaient pas alors de me déplacer sans risque, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager. On peut voir par sa réponse (Liasse D, no 3) que cela se fit de la meilleure grâce du monde, et M. le duc de Villeroy ne m’en témoigna pas moins de bonté qu’auparavant. Son neveu et son héritier, le jeune marquis de Villeroy, ne participa pas à la bienveillance dont m’honorait son oncle, ni aussi, je l’avoue, au respect que j’avais pour lui. Ses airs éventés me le rendirent insupportable, et mon air froid m’attira son aversion. Il fit même un soir à table une incartade dont je me tirai mal, parce que je suis bête, sans aucune présence d’esprit, et que la colère, au lieu d’aiguiser le peu que j’en ai, me l’ôte. J’avais un chien qu’on m’avait donné tout jeune, presque à mon arrivée à l’Hermitage, et que j’avais alors appelé Duc. Ce chien, non beau, mais rare en son espèce, duquel j’avais fait mon compagnon, mon ami, et qui certainement méritait mieux ce titre que la plupart de ceux qui l’ont pris, était devenu célèbre au château de Montmorency, par son naturel aimant, sensible, et par l’attachement que nous avions l’un pour l’autre ; mais par une pusillanimité fort sotte, j’avais changé son nom en celui de Turc, comme s’il n’y avait pas des multitudes de chiens qui s’appellent Marquis, sans qu’aucun marquis s’en fâche. Le marquis de Villeroy, qui sut ce changement de nom, me poussa tellement là-dessus, que je fus obligé de conter en pleine table ce que j’avais fait. Ce qu’il y avait d’offensant pour le nom de duc, dans cette histoire, n’était pas tant de le lui avoir donné que de le lui avoir ôté. Le pis fut qu’il y avait là plusieurs ducs ; M. de Luxembourg l’était, son fils l’était. Le marquis de Villeroy, fait pour le devenir, et qui l’est aujourd’hui, jouit avec une cruelle joie de l’embarras où il m’avait mis, et de l’effet qu’avait produit cet embarras. On m’assura le lendemain que sa tante l’avait très vivement tancé là-dessus, et l’on peut juger si cette réprimande, en la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder mes affaires auprès de lui.

Je n’avais pour appui contre tout cela, tant à l’hôtel de Luxembourg qu’au Temple, que le seul chevalier de Lorenzy, qui fit profession d’être mon ami ; mais il l’était encore plus de d’Alembert, à l’ombre duquel il passait chez les femmes pour un grand géomètre. Il était d’ailleurs le sigisbée, ou plutôt le complaisant de Mme la comtesse de Boufflers, très amie elle-même de d’Alembert, et le chevalier de Lorenzy n’avait d’existence et ne pensait que par elle. Ainsi, loin que j’eusse au-dehors quelque contrepoids à mon ineptie pour me soutenir auprès de Mme de Luxembourg, tout ce qui l’approchait semblait concourir à me nuire dans son esprit. Cependant, outre l’Émile dont elle avait voulu se charger, elle me donna dans le même temps une autre marque d’intérêt et de bienveillance, qui me fit croire que, même en s’ennuyant de moi, elle me conservait et me conserverait toujours l’amitié qu’elle m’avait tant de fois promise pour toute la vie.

Sitôt que j’avais cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part, j’avais commencé par soulager mon cœur auprès d’elle de l’aveu de toutes mes fautes ; ayant pour maxime inviolable, avec mes amis, de me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur, ni pire. Je lui avais déclaré mes liaisons avec Thérèse, et tout ce qui en avait résulté, sans omettre de quelle façon j’avais disposé de mes enfants. Elle avait reçu mes confessions très bien, trop bien même, en m’épargnant les censures que je méritais, et, ce qui m’émut surtout vivement, fut de voir les bontés qu’elle prodiguait à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l’envoyant chercher, l’exhortant à l’aller voir, la recevant avec cent caresses, et l’embrassant très souvent devant tout le monde. Cette pauvre fille était dans des transports de joie et de reconnaissance qu’assurément je partageais bien ; les amitiés dont M. et Mme de Luxembourg me comblaient en elle me touchant bien plus vivement encore que celles qu’ils me faisaient directement.

Pendant assez longtemps les choses en restèrent là ; mais enfin Mme la Maréchale poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un de mes enfants. Elle savait que j’avais fait mettre un chiffre dans les langes de l’aîné ; elle me demanda le double de ce chiffre, je le lui donnai. Elle employa pour cette recherche La Roche, son valet de chambre et son homme de confiance, qui fit de vaines perquisitions, et ne trouva rien, quoique au bout de douze ou quatorze ans seulement, si les registres des Enfants-Trouvés étaient bien en ordre, ou que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n’eût pas dû être introuvable. Quoi qu’il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que je ne l’aurais été si j’avais suivi cet enfant dès sa naissance. Si à l’aide du renseignement on m’eût présenté quelque enfant pour le mien, le doute si ce l’était bien en effet, si on ne lui en substituait point un autre, m’eût resserré le cœur par l’incertitude, et je n’aurais point goûté dans tout son charme le vrai sentiment de la nature : il a besoin, pour se soutenir, au moins durant l’enfance, d’être appuyé sur l’habitude. Le long éloignement d’un enfant qu’on ne connaît pas encore affaiblit, anéantit enfin les sentiments paternels et maternels, et jamais on n’aimera celui qu’on a mis en nourrice comme celui qu’on a nourri sous ses yeux. La réflexion que je fais ici peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c’est en les aggravant dans leur source.

Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que, par l’entremise de Thérèse, ce même La Roche fit connaissance avec Mme Le Vasseur, que Grimm continuait de tenir à Deuil, à la porte de la Chevrette, et tout près de Montmorency. Quand je fus parti, ce fut par M. La Roche que je continuai de faire remettre à cette femme l’argent que je n’ai point cessé de lui envoyer, et je crois qu’il lui portait aussi souvent des présents de la part de Mme la Maréchale ; ainsi elle n’était sûrement pas à plaindre, quoiqu’elle se plaignît toujours. À l’égard de Grimm, comme je n’aime point à parler des gens que je dois haïr, je n’en parlais jamais à Mme de Luxembourg que malgré moi : mais elle me mit plusieurs fois sur son chapitre, sans me dire ce qu’elle en pensait, et sans me laisser pénétrer jamais si cet homme était de sa connaissance ou non. Comme la réserve avec les gens qu’on aime, et qui n’en ont point avec nous, n’est pas de mon goût, surtout en ce qui les regarde, j’ai depuis lors pensé quelquefois à celle-là ; mais seulement quand d’autres événements ont rendu cette réflexion naturelle.

Après avoir demeuré longtemps sans entendre parler de l’Émile, depuis que je l’avais remis à Mme de Luxembourg, j’appris enfin que le marché en était conclu à Paris avec le libraire Duchesne, et par celui-ci avec le libraire Néaulme d’Amsterdam. Mme de Luxembourg m’envoya les deux doubles de mon traité avec Duchesne pour les signer. Je reconnus l’écriture pour être de la même main dont était celle des lettres de M. de Malesherbes qu’il ne m’écrivait pas de sa propre main. Cette certitude que mon traité se faisait de l’aveu et sous les yeux du magistrat me le fit signer avec confiance. Duchesne me donnait de ce manuscrit six mille francs, la moitié comptant, et, je crois, cent ou deux cents exemplaires. Après avoir signé les deux doubles, je les renvoyai tous deux à Mme de Luxembourg, qui l’avait ainsi désiré : elle en donna un à Duchesne ; elle garda l’autre, au lieu de me le renvoyer et je ne l’ai jamais revu.

La connaissance de M. et Mme de Luxembourg, en faisant quelque diversion à mon projet de retraite, ne m’y avait pas fait renoncer. Même au temps de ma plus grande faveur auprès de la Maréchale, j’avais toujours senti qu’il n’y avait que mon sincère attachement pour M. le Maréchal et pour elle qui pût me rendre leurs entours supportables, et tout mon embarras était de concilier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme à mon goût et moins contraire à ma santé, que cette gêne et ces soupers tenaient dans une altération continuelle, malgré tous les soins qu’on apportait à ne pas m’exposer à la déranger ; car sur ce point, comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi loin qu’il était possible, et, par exemple, tous les soirs après souper, M. le Maréchal, qui s’allait coucher de bonne heure, ne manquait jamais de m’emmener, bon gré mal gré, pour m’aller coucher aussi. Ce ne fut que quelque temps avant ma catastrophe qu’il cessa, je ne sais pourquoi, d’avoir cette attention.

Avant même d’apercevoir le refroidissement de Mme la Maréchale, je désirais, pour ne m’y pas exposer, d’exécuter mon ancien projet ; mais les moyens me manquant pour cela, je fus obligé d’attendre la conclusion du traité de l’Émile, et, en attendant, je mis la dernière main au Contrat social, et l’envoyai à Rey, fixant le prix de ce manuscrit à mille francs, qu’il me donna. Je ne dois peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manuscrit. Je le remis bien cacheté à Duvoisin, ministre du pays de Vaud, et chapelain de l’hôtel de Hollande, qui me venait voir quelquefois, et qui se chargea de l’envoyer à Rey, avec lequel il était en liaison. Ce manuscrit, écrit en menu caractère, était fort petit, et ne remplissait pas sa poche. Cependant, en passant la barrière, son paquet tomba, je ne sais comment, entre les mains des commis, qui l’ouvrirent, l’examinèrent, et le rendirent ensuite, quand il l’eut réclamé au nom de l’Ambassadeur ; ce qui le mit à portée de le lire lui-même, comme il me marqua naïvement avoir fait, avec force éloges de l’ouvrage, et pas un mot de critique ni de censure, se réservant sans doute d’être le vengeur du christianisme lorsque l’ouvrage aurait paru. Il recacheta le manuscrit, et l’envoya à Rey. Tel fut en substance le narré qu’il me fit dans la lettre où il me rendit compte de cette affaire, et c’est tout ce que j’en ai su.

Outre ces deux livres et mon Dictionnaire de Musique, auquel je travaillais toujours de temps en temps, j’avais quelques autres écrits de moindre importance, tous en état de paraître, et que je me proposais de donner encore, soit séparément, soit avec mon recueil général si je l’entreprenais jamais. Le principal de ces écrits, dont la plupart sont encore en manuscrit dans les mains de du Peyrou, était un Essai sur l’origine des langues, que je fis lire à M. de Malesherbes et au chevalier de Lorenzy, qui m’en dit du bien. Je comptais que toutes ces productions rassemblées me vaudraient au moins, tous frais faits, un capital de huit à dix mille francs, que je voulais placer en rente viagère, tant sur ma tête que sur celle de Thérèse ; après quoi nous irions, comme je l’ai dit, vivre ensemble au fond de quelque province, sans plus occuper le public de moi, et sans plus m’occuper moi-même d’autre chose que d’achever paisiblement ma carrière en continuant de faire autour de moi tout le bien qu’il m’était possible, et d’écrire à loisir les mémoires que je méditais.

Tel était mon projet, dont une générosité de Rey, que je ne dois pas taire, vint faciliter encore l’exécution. Ce libraire, dont on me disait tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j’ai eu affaire, le seul dont j’aie eu toujours à me louer. Nous étions, à la vérité, souvent en querelle sur l’exécution de mes ouvrages ; il était étourdi, j’étais emporté. Mais en matière d’intérêt et de procédés qui s’y rapportent, quoique je n’aie jamais fait avec lui de traité en forme, je l’ai toujours trouvé plein d’exactitude et de probité. Il est même aussi le seul qui m’ait avoué franchement qu’il faisait bien ses affaires avec moi, et souvent il m’a dit qu’il me devait sa fortune, en offrant de m’en faire part. Ne pouvant exercer directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouvernante, à laquelle il fit une pension viagère de trois cents francs, exprimant dans l’acte que c’était en reconnaissance des avantages que je lui avais procurés. Il fit cela de lui à moi, sans ostentation, sans rétention, sans bruit, et, si je n’en avais parlé le premier à tout le monde, personne n’en aurait rien su. Je fus si touché de ce procédé, que depuis lors je me suis attaché à Rey d’une amitié véritable. Quelque temps après il me désira pour parrain d’un de ses enfants ; j’y consentis, et l’un de mes regrets dans la situation où l’on m’a réduit est qu’on m’ait ôté tout moyen de rendre désormais mon attachement utile à ma filleule et à ses parents. Pourquoi, si sensible à la modeste générosité de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyants empressements de tant de gens haut huppés, qui remplissent pompeusement l’univers du bien qu’ils disent m’avoir voulu faire, et dont je n’ai jamais rien senti ? Est-ce leur faute, est-ce la mienne ? Ne sont-ils que vains, ne suis-je qu’ingrat ? Lecteur sensé, pesez, décidez ; pour moi, je me tais.

Cette pension fut une grande ressource pour l’entretien de Thérèse, et un grand soulagement pour moi. Mais au reste j’étais bien éloigné d’en tirer un profit direct pour moi-même, non plus que de tous les cadeaux qu’on lui faisait. Elle a toujours disposé de tout elle-même. Quand je gardais son argent, je lui en tenais un fidèle compte, sans jamais en mettre un liard à notre commune dépense, même quand elle était plus riche que moi. Ce qui est à moi est à nous, lui disais-je, et ce qui est à toi est à toi. Je n’ai jamais cessé de me conduire avec elle selon cette maxime, que je lui ai souvent répétée. Ceux qui ont eu la bassesse de m’accuser de recevoir par ses mains ce que je refusais dans les miennes jugeaient sans doute de mon cœur par les leurs, et me connaissaient bien mal. Je mangerais volontiers avec elle le pain qu’elle aurait gagné, jamais celui qu’elle aurait reçu. J’en appelle sur ce point à son témoignage, et dès à présent, et lorsque, selon le cours de nature, elle m’aura survécu. Malheureusement elle est peu entendue en économie à tous égards, peu soigneuse et fort dépensière, non par vanité ni par gourmandise, mais par négligence uniquement. Nul n’est parfait ici-bas, et, puisqu’il faut que ses excellentes qualités soient rachetées, j’aime mieux qu’elle ait des défauts que des vices, quoique ces défauts nous fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j’ai pris pour elle, comme jadis pour Maman, de lui accumuler quelque avance qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables : mais ce furent toujours des soins perdus. Jamais elles n’ont compté ni l’une ni l’autre avec elles-mêmes, et, malgré tous mes efforts, tout est toujours parti à mesure qu’il est venu. Quelque simplement que Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour se nipper, que je n’y aie encore suppléé du mien chaque année. Nous ne sommes pas faits, elle ni moi, pour être jamais riches, et je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.

Le Contrat social s’imprimait assez rapidement. Il n’en était pas de même de l’Émile, dont j’attendais la publication pour exécuter la retraite que je méditais. Duchesne m’envoyait de temps à autre des modèles d’impression pour choisir ; quand j’avais choisi, au lieu de commencer, il m’en envoyait encore d’autres. Quand enfin nous fûmes bien déterminée sur le format, sur le caractère, et qu’il avait déjà plusieurs feuilles d’imprimées, sur quelque léger changement que je fis sur une épreuve, il recommença tout, et au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés que le premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l’ouvrage s’imprimait en France, ainsi qu’en Hollande, et qu’il s’en faisait à la fois deux éditions. Que pouvais-je faire ? Je n’étais plus maître de mon manuscrit. Loin d’avoir trempé dans l’édition de France, je m’y étais toujours opposé ; mais enfin, puisque cette édition se faisait bon gré malgré moi, et puisqu’elle servait de modèle à l’autre, il fallait bien y jeter les yeux et voir les épreuves, pour ne pas laisser estropier et défigurer mon livre. D’ailleurs l’ouvrage s’imprimait tellement de l’aveu du magistrat, que c’était lui qui dirigeait en quelque sorte l’entreprise, qu’il m’écrivait très souvent, et qu’il me vint voir même à ce sujet, dans une occasion dont je vais parler à l’instant.

Tandis que Duchesne avançait à pas de tortue, Néaulme, qu’il retenait, avançait encore plus lentement. On ne lui envoyait pas fidèlement les feuilles à mesure qu’elles s’imprimaient. Il crut percevoir de la mauvaise foi dans la manœuvre de Duchesne, c’est-à-dire de Guy, qui faisait pour lui, et, voyant qu’on n’exécutait pas le traité, il m’écrivit lettres sur lettres pleines de doléances et de griefs, auxquels je pouvais encore moins remédier qu’à ceux que j’avais pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyait alors fort souvent, me parlait incessamment de ce livre, mais toujours avec la plus grande réserve. Il savait et ne savait pas qu’on l’imprimait en France ; il savait et ne savait pas que le magistrat s’en mêlât : en me plaignant des embarras qu’allait me donner ce livre, il semblait m’accuser d’imprudence, sans vouloir jamais dire en quoi elle consistait ; il biaisait et tergiversait sans cesse ; il semblait ne parler que pour me faire parler. Ma sécurité, pour lors, était si complète, que je riais du ton circonspect et mystérieux qu’il mettait à cette affaire, comme d’un tic contracté chez les ministres et les magistrats, dont il fréquentait assez les bureaux.

Sûr d’être en règle à tous égards sur cet ouvrage, fortement persuadé qu’il avait non seulement l’agrément et la protection du magistrat, mais même qu’il méritait et qu’il avait de même la faveur du ministère, je me félicitais de mon courage à bien faire, et je riais de mes pusillanimes amis, qui paraissaient s’inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nombre, et j’avoue que ma confiance en sa droiture et en ses lumières eût pu m’alarmer à son exemple, si j’en avais eu moins dans l’utilité de l’ouvrage et dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis que l’Émile était sous presse ; il m’en parla : je lui lus la Profession de foi du Vicaire savoyard. Il l’écouta très paisiblement, et, ce me sembla, avec grand plaisir. Il me dit quand j’eus fini : « Quoi, Citoyen ? cela fait partie d’un livre qu’on imprime à Paris ? – Oui, lui dis-je, et l’on devrait l’imprimer au Louvre, par ordre du Roi. – J’en conviens, me dit-il ; mais faites-moi le plaisir de ne dire à personne que vous m’ayez lu ce morceau. » Cette frappante manière de s’exprimer me surprit sans m’effrayer. Je savais que Duclos voyait beaucoup M. de Malesherbes. J’eus peine à concevoir comment il pensait si différemment que lui sur le même objet.

Je vivais à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir eu un seul jour de bonne santé. Quoique l’air y soit excellent, les eaux y sont mauvaises, et cela peut très bien être une des causes qui contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l’automne 1761, je tombai tout à fait malade, et je passai l’hiver entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique, augmenté par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus sensibles. Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me troublaient, sans que je susse à propos de quoi. Je recevais des lettres anonymes assez singulières, et même des lettres signées qui ne l’étaient guère moins. J’en reçus une d’un conseiller au Parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitution des choses, et n’augurant pas bien des suites, me consultait sur le choix d’un asile, à Genève ou en Suisse, pour s’y retirer avec sa famille. J’en reçus une de M. de… président à Mortier au Parlement de…, lequel me proposait de rédiger pour ce Parlement, qui pour lors était mal avec la cour, des mémoires et remontrances, offrant de me fournir tous les documents et matériaux dont j’aurais besoin pour cela. Quand je souffre, je suis sujet à l’humeur. J’en avais en recevant ces lettres, j’en mis dans les réponses que j’y fis, refusant tout à plat ce qu’on me demandait : ce refus n’est assurément pas ce que je me reproche, puisque ces lettres pouvaient être des pièges de mes ennemis, et ce qu’on me demandait était contraire à des principes dont je voulais moins me départir que jamais. Mais, pouvant refuser avec aménité, je refusai avec dureté, et voilà en quoi j’eus tort.

On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de parler. Celle du Conseiller ne me surprit pas absolument, parce que je pensais comme lui, et comme beaucoup d’autres, que la constitution déclinante menaçait la France d’un prochain délabrement. Les désastres d’une guerre malheureuse, qui tous venaient de la faute du Gouvernement ; l’incroyable désordre des finances, les tiraillements continuels de l’administration, partagée jusqu’alors entre deux ou trois ministres, en guerre ouverte l’un avec l’autre, et qui, pour se nuire mutuellement, abîmaient, le royaume ; le mécontentement général du peuple et de tous les ordres de l’État ; l’entêtement d’une femme obstinée qui, sacrifiant toujours à ses goûts ses lumières, si tant est qu’elle en eût, écartait presque toujours des emplois les plus capables pour placer ceux qui lui plaisaient le plus : tout concourait à justifier la prévoyance du Conseiller, et celle du public et la mienne. Cette prévoyance me mit même plusieurs fois en balance si je ne chercherais pas moi-même un asile hors du royaume, avant les troubles qui semblaient le menacer ; mais, rassuré par ma petitesse et par mon humeur paisible, je crus que, dans la solitude où je voulais vivre, nul orage ne pouvait pénétrer jusqu’à moi ; fâché seulement que, dans cet état de choses, M. de Luxembourg se prêtât à des commissions qui devaient le faire moins bien vouloir dans son gouvernement, j’aurais voulu qu’il s’y ménageât, à tout événement, une retraite s’il arrivait que la grande machine vînt à crouler, comme cela paraissait à craindre dans l’état actuel des choses, et il me paraît encore à présent indubitable que si toutes les rênes du gouvernement ne fussent enfin tombées dans une seule main, la Monarchie française serait maintenant aux abois.

Tandis que mon état empirait, l’impression de l’Émile se ralentissait, et fut enfin tout à fait suspendue, sans que je pusse en apprendre la raison, sans que Guy daignât plus m’écrire ni me répondre, sans que je pusse avoir des nouvelles de personne, ni rien savoir à ce qui se passait, M. de Malesherbes étant pour lors à la campagne. Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble et ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres : je redoute et je hais leur air noir ; le mystère m’inquiète toujours ; il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayerait peu, ce me semble ; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumait ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avais à cœur la publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus je me tourmentais à chercher ce qui pouvait l’accrocher, et toujours portant tout à l’extrême dans la suspension de l’impression du livre, j’en croyais voir la suppression. Cependant, n’en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restais dans l’incertitude du monde la plus cruelle. J’écrivais lettres sur lettres à Guy, à M. de Malesherbes, à Mme de Luxembourg, et les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me troublais entièrement, je délirais.

Malheureusement j’appris, dans le même temps, que le P. Griffet, jésuite, avait parlé de l’Émile, et en avait rapporté des passages. À l’instant mon imagination part comme un éclair, et me dévoile tout le mystère d’iniquité : j’en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée. Je me figurai que les jésuites, furieux du ton méprisant sur lequel j’avais parlé des collèges, s’étaient emparés de mon ouvrage ; que c’étaient eux qui en accrochaient l’édition ; qu’instruits par Guérin, leur ami, de mon état présent, et prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutais pas, ils voulaient retarder l’impression jusqu’alors, dans le dessein de tronquer, d’altérer mon ouvrage, et de me prêter, pour remplir leurs vues, des sentiments différents des miens. Il est étonnant quelle foule de faits et de circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner un air de vraisemblance, que dis-je ! m’y montrer l’évidence et la démonstration. Guérin était totalement livré aux jésuites, je le savais. Je leur attribuai toutes les avances d’amitié qu’il m’avait faites, je me persuadai que c’était par leur impulsion qu’il m’avait pressé de traiter avec Néaulme ; que par ledit Néaulme ils avaient eu les premières feuilles de mon ouvrage ; qu’ils avaient ensuite trouvé le moyen d’en arrêter l’impression chez Duchesne, et peut-être de s’emparer de mon manuscrit, pour y travailler à leur aise, jusqu’à ce que ma mort les laissât libres de le publier travesti à leur mode. J’avais toujours senti, malgré le patelinage du P. Berthier, que les jésuites ne m’aimaient pas, non seulement comme Encyclopédiste, mais parce que tous mes principes étaient encore plus opposés à leurs maximes et à leur crédit que l’incrédulité de mes confrères, puisque le fanatisme athée et le fanatisme dévot, se touchant par leur commune intolérance, peuvent même se réunir, comme ils ont fait à la Chine, et comme ils font contre moi ; au lieu que la religion raisonnable et morale, ôtant tout pouvoir humain sur les consciences, ne laisse plus de ressources aux arbitres de ce pouvoir. Je savais que M. le Chancelier était aussi fort ami des jésuites ; je craignais que le fils, intimidé par le père, ne se vît forcé de leur abandonner l’ouvrage qu’il avait protégé. Je croyais même voir l’effet de cet abandon dans les chicanes que l’on commençait à me susciter sur les deux premiers volumes, où l’on exigeait des cartons pour des riens ; tandis que les deux autres volumes étaient, comme on ne l’ignorait pas, remplis de choses si fortes, qu’il eût fallu les refondre en entier, en les censurant comme les deux premiers. Je savais de plus, et M. de Malesherbes me le dit lui-même, que l’abbé de Grave, qu’il avait chargé de l’inspection de cette édition, était encore un autre partisan des jésuites. Je ne voyais partout que jésuites, sans songer qu’à la veille d’être anéantis, et tout occupés de leur propre défense, ils avaient autre chose à faire que d’aller tracasser sur l’impression d’un livre où il ne s’agissait pas d’eux. J’ai tort de dire sans songer, car j’y songeais très bien, et c’est même une objection que M. de Malesherbes eut soin de me faire sitôt qu’il fut instruit de ma vision ; mais, par un autre de ces travers d’un homme qui du fond de sa retraite veut juger du secret des grandes affaires, dont il ne sait rien, je ne voulus jamais croire que les jésuites fussent en danger, et je regardais le bruit qui s’en répandait comme un leurre de leur part pour endormir leurs adversaires. Leurs succès passés, qui ne s’étaient jamais démentis, me donnaient une si terrible idée de leur puissance, que je déplorais déjà l’avilissement du Parlement. Je savais que M. de Choiseul avait étudié chez les jésuites, que Mme de Pompadour n’était point mal avec eux, et que leur ligue avec les favorites et les ministres avait toujours paru avantageuse aux uns et aux autres contre leurs ennemis communs. La cour paraissait ne se mêler de rien, et, persuadé que si la société recevait un jour quelque rude échec, ce ne serait jamais le Parlement qui serait assez fort pour le lui porter, je tirais de cette inaction de la cour le fondement de leur confiance et l’augure de leur triomphe. Enfin, ne voyant dans tous les bruits du jour qu’une feinte et des pièges de leur part, et leur croyant, dans leur sécurité, du temps pour vaquer à tout, je ne doutais pas qu’ils n’écrasassent dans peu le Jansénisme, et le Parlement, et les Encyclopédistes, et tout ce qui n’aurait pas porté leur joug, et qu’enfin s’ils laissaient paraître mon livre, ce ne fût qu’après l’avoir transformé au point de s’en faire une arme, en se prévalant de mon nom pour surprendre mes lecteurs.

Je me sentais mourant ; j’ai peine à comprendre comment cette extravagance ne m’acheva pas, tant l’idée de ma mémoire déshonorée après moi dans mon plus digne et meilleur livre, m’était effroyable. Jamais je n’ai tant craint de mourir, et je crois que si j’étais mort dans ces circonstances, je serais mort désespéré. Aujourd’hui même, que je vois marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été tramé contre la mémoire d’un homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.

M. de Malesherbes, témoin et confident de mes agitations, se donna pour les calmer des soins qui prouvent son inépuisable bonté de cœur. Mme de Luxembourg concourut à cette bonne œuvre, et fut plusieurs fois chez Duchesne, pour savoir à quoi en était cette édition. Enfin l’impression fut reprise et marcha plus rondement, sans que jamais j’aie pu savoir pourquoi elle avait été suspendue. M. de Malesherbes prit la peine de venir à Montmorency pour me tranquilliser : il en vint à bout, et ma parfaite confiance en sa droiture l’ayant emporté sur l’égarement de ma pauvre tête, rendit efficace tout ce qu’il fit pour m’en ramener. Après ce qu’il avait vu de mes angoisses et de mon délire, il était naturel qu’il me trouvât très à plaindre. Aussi fit-il. Les propos incessamment rebattus de la cabale philosophique qui l’entourait lui revinrent à l’esprit. Quand j’allai vivre à l’Hermitage, ils publièrent, comme je l’ai déjà dit, que je n’y tiendrais pas longtemps. Quand ils virent que je persévérais, ils dirent que c’était par obstination, par orgueil, par honte de m’en dédire, mais que je m’y ennuyais à périr, et que j’y vivais très malheureux. M. de Malesherbes le crut et me l’écrivit. Sensible à cette erreur dans un homme pour qui j’avais tant d’estime, je lui écrivis quatre lettres consécutives où, lui exposant les vrais motifs de ma conduite, je lui décrivais fidèlement mes goûts, mes penchants, mon caractère, et tout ce qui se passait dans mon cœur. Ces quatre lettres, faites sans brouillon, rapidement, à trait de plume, et sans même avoir été relues, sont peut-être la seule chose que j’aie écrite avec facilité dans toute ma vie, ce qui est bien étonnant au milieu de mes souffrances et de l’extrême abattement où j’étais. Je gémissais, en me sentant défaillir, de penser que je laissais dans l’esprit des honnêtes gens une opinion de moi si peu juste, et par l’esquisse tracée à la hâte dans ces quatre lettres, je tâchais de suppléer en quelque sorte aux mémoires que j’avais projetés. Ces lettres, qui plurent à M. de Malesherbes, et qu’il montra dans Paris, sont en quelque façon le sommaire de ce que j’expose ici plus en détail, et méritent, à ce titre, d’être conservées. On trouvera parmi mes papiers la copie qu’il en fit faire à ma prière, et qu’il m’envoya quelques années après.

La seule chose qui m’affligeait désormais dans l’opinion de ma mort prochaine était de n’avoir aucun homme lettré de confiance, entre les mains duquel je pusse déposer mes papiers, pour en faire après moi le triage. Depuis mon voyage de Genève, je m’étais lié d’amitié avec Moultou ; j’avais de l’inclination pour ce jeune homme, et j’aurais désiré qu’il vînt me fermer les yeux ; je lui marquai ce désir, et je crois qu’il aurait fait avec plaisir cet acte d’humanité, si ses affaires et sa famille le lui eussent permis. Privé de cette consolation, je voulus du moins lui marquer ma confiance, en lui envoyant la Profession de foi du Vicaire avant la publication. Il en fut content ; mais il ne me parut pas dans sa réponse partager la sécurité avec laquelle j’en attendais pour lors l’effet. Il désira d’avoir de moi quelque morceau que n’eût personne autre. Je lui envoyai une Oraison funèbre du feu duc d’Orléans, que j’avais faite pour l’abbé Darty, et qui ne fut pas prononcée, parce que, contre son attente, ce ne fut pas lui qui en fut chargé.

L’impression, après avoir été reprise, se continua, s’acheva même assez tranquillement, et j’y remarquai ceci de singulier, qu’après les cartons qu’on avait sévèrement exigés pour les deux premiers volumes, on passa les deux derniers sans rien dire, et sans que leur contenu fit aucun obstacle à sa publication. J’eus pourtant encore quelque inquiétude que je ne dois pas passer sous silence. Après avoir eu peur des jésuites, j’eus peur des jansénistes et des philosophes. Ennemi de tout ce qui s’appelle parti, faction, cabale, je n’ai jamais rien attendu de bon des gens qui en sont. Les Commères avaient, depuis un temps, quitté leur ancienne demeure, et s’étaient établis tout à côté de moi, en sorte que de leur chambre on entendait tout ce qui se disait dans la mienne et sur ma terrasse, et que de leur jardin on pouvait très aisément escalader le petit mur qui le séparait de mon Donjon. J’avais fait de ce Donjon mon cabinet de travail, en sorte que j’y avais une table couverte d’épreuves et de feuilles de l’Émile et du Contrat social, et brochant ces feuilles à mesure qu’on me les envoyait, j’avais là tous mes volumes longtemps avant qu’on les publiât. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jardin duquel j’étais clos, faisaient que souvent, oubliant de fermer le soir mon Donjon, je le trouvais le matin tout ouvert, ce qui ne m’eût guère inquiété, si je n’avais cru remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir fait plusieurs fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le Donjon. La serrure était mauvaise, la clef ne fermait qu’à demi tour. Devenu plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand je laissais tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé pendant un jour et deux nuits, sans qu’il me fût possible de savoir ce qu’il était devenu jusqu’au matin du troisième jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n’eus ni jamais eu de soupçons sur M. Mathas, ni sur son neveu, M. Dumoulin, sachant qu’ils m’aimaient l’un et l’autre, et prenant en eux toute confiance. Je commençais d’en avoir moins dans les Commères. Je savais que, quoique jansénistes, ils avaient quelque liaison avec d’Alembert et logeaient dans la même maison.

Cela me donna quelque inquiétude, et me rendit plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, et je cessai tout à fait de voir ces gens-là, ayant su d’ailleurs qu’ils avaient fait parade, dans plusieurs maisons, du premier volume de l’Émile que j’avais eu l’imprudence de leur prêter. Quoiqu’ils continuassent d’être mes voisins jusqu’à mon départ, je n’ai plus eu de communication avec eux depuis lors.

Le Contrat social parut un mois on deux avant l’Émile. Rey, dont j’avais toujours exigé qu’il n’introduirait jamais furtivement en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse : ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya, après avoir tenté de les confisquer ; mais il fit tant de bruit qu’on les lui rendit. Des curieux en tirèrent d’Amsterdam quelques exemplaires qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon, qui en avait ouï parler, et qui même en avait vu quelque chose, m’en parla d’un ton mystérieux qui me surprit, et qui m’eût inquiété même, si certain d’être en règle à tous égards et de n’avoir nul reproche à me faire, je ne m’étais tranquillisé par ma grande maxime. Je ne doutais pas même que M. de Choiseul, déjà bien disposé pour moi, et sensible à l’éloge que mon estime pour lui m’en avait fait faire dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette occasion contre la malveillance de Mme de Pompadour.

J’avais assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur les bontés de M. de Luxembourg et sur son appui dans le besoin ; car jamais il ne me donna de marques d’amitié ni plus fréquentes, ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état ne me permettant pas d’aller au Château, il ne manqua pas un seul jour de venir me voir, et enfin, me voyant souffrir sans relâche, il fit tant qu’il me détermina à voir le frère Côme, l’envoya chercher, me l’amena lui-même, et eut le courage, rare certes et méritoire dans un grand seigneur, de rester chez moi durant l’opération, qui fut cruelle et longue. Il n’était pourtant question que d’être sondé ; mais je n’avais jamais pu l’être, même par Morand, qui s’y prit à plusieurs fois, et toujours sans succès. Le frère Côme, qui avait la main d’une adresse et d’une légèreté sans égales, vint à bout enfin d’introduire une très petite algalie, après m’avoir beaucoup fait souffrir pendant plus de deux heures, durant lesquelles je m’efforçai de retenir les plaintes, pour ne pas déchirer le cœur sensible du bon Maréchal. Au premier examen, le frère Côme crut trouver une grosse pierre, et me le dit ; au second, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois, avec un soin et une exactitude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu’il n’y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d’une grosseur surnaturelle ; il trouva la vessie grande et en bon état, et finit par me déclarer que je souffrirais beaucoup, et que je vivrais longtemps. Si la seconde prédiction s’accomplit aussi bien que la première, mes maux ne sont pas prêts à finir.

C’est ainsi qu’après avoir été traité successivement, pendant tant d’années, de vingt maux que je n’avais pas, je finis par savoir que ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que moi. Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul. Je cessai de craindre qu’un bout de bougie, qui s’était rompu dans l’urètre il y avait longtemps, n’eût fait le noyau d’une pierre. Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j’endurai plus paisiblement ces derniers. Il est constant que depuis ce temps j’ai beaucoup moins souffert de ma maladie que je n’avais fait jusqu’alors, et je ne me rappelle jamais que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg, sans m’attendrir de nouveau sur sa mémoire.

Revenu pour ainsi dire à la vie et plus occupé que jamais du plan sur lequel j’en voulais passer le reste, je n’attendais, pour l’exécuter, que la publication de l’Émile. Je songeais à la Touraine, où j’avais déjà été, et qui me plaisait beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des habitants.

La terra molle e lieta e dilettosa

Simili a se gli abitator produce.

J’avais déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg qui m’en avait voulu détourner ; je lui en reparlai derechef comme d’une chose résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues de Paris, comme un asile qui pouvait me convenir, et dans lequel ils se feraient l’un et l’autre un plaisir de m’établir. Cette proposition me toucha et ne me déplut pas. Avant toute chose, il fallait voir le lieu ; nous convînmes du jour où M. le Maréchal enverrait son valet de chambre avec une voiture, pour m’y conduire. Je me trouvai ce jour-là fort incommodé ; il fallut remettre la partie et les contretemps qui survinrent m’empêchèrent de l’exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n’était pas à M. le Maréchal, mais à Madame, je m’en consolai plus aisément de n’y être pas allé.

L’Émile parut enfin, sans que j’entendisse plus parler de cartons ni d’aucune difficulté. Avant sa publication, M. le Maréchal me redemanda toutes les lettres de M. de Malesherbes qui se rapportaient à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, ma profonde sécurité, m’empêchèrent de réfléchir à ce qu’il y avait d’extraordinaire et même d’inquiétant dans cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux, qui par mégarde avaient resté dans des livres. Quelque temps auparavant, M. de Malesherbes m’avait marqué qu’il retirerait les lettres que j’avais écrites à Duchesne durant mes alarmes au sujet des jésuites, et il faut avouer que ces lettres ne faisaient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu’en nulle chose je ne voulais passer pour meilleur que je n’étais, et qu’il pouvait lui laisser les lettres. J’ignore ce qu’il a fait.

La publication de ce livre ne se fit point avec cet éclat d’applaudissements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n’eut de si grands éloges particuliers, ni si peu d’approbation publique. Ce que m’en dirent, ce que m’en écrivirent les gens les plus capables d’en juger, me confirme que c’était là le meilleur de mes écrits, ainsi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus bizarres, comme s’il eût importé de garder le secret du bien que l’on en pensait. Mme de Boufflers, qui me marqua que l’auteur de ce livre méritait des statues et les hommages de tous les humains, me pria sans façon, à la fin de son billet, de le lui renvoyer. D’Alembert, qui m’écrivit que cet ouvrage décidait de ma supériorité, et devait me mettre à la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu’il eût signé toutes celles qu’il m’avait écrites jusqu’alors. Duclos, ami sûr, homme vrai, mais circonspect, et qui faisait cas de ce livre, évita de m’en parler par écrit ; La Condamine se jeta sur la Profession de foi et battit la campagne ; Clairaut se borna, dans sa lettre, au même morceau, mais il ne craignit pas d’exprimer l’émotion que sa lecture lui avait donnée, et il me marqua, en propres termes, que cette lecture avait réchauffé sa vieille âme : de tous ceux à qui j’avais envoyé mon livre, il fut le seul qui dit hautement et librement à tout le monde tout le bien qu’il en pensait.

Mathas, à qui j’en avais aussi donné un exemplaire avant qu’il fût en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au Parlement, père de l’intendant de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison de campagne à Saint-Gratien, et Mathas, son ancienne connaissance, l’y allait voir quelquefois quand il pouvait aller. Il lui fit lire l’Émile avant qu’il fût publié. En le lui rendant, M. de Blaire lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour : « Monsieur Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans peu plus qu’il ne serait à désirer pour l’auteur. » Quand il me rapporta ce propos, je ne fis qu’en rire, et je n’y vis que l’importance d’un homme de robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos inquiétants qui me revinrent ne me firent pas plus d’impression, et, loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle je touchais, certain de l’utilité, de la beauté de mon ouvrage, certain d’être en règle à tous égards, certain, comme je croyais l’être, de tout le crédit de Mme de Luxembourg et de la faveur du ministère, je m’applaudissais du parti que j’avais pris de me retirer au milieu de mes triomphes, et lorsque je venais d’écraser tous mes envieux.

Une seule chose m’alarmait dans la publication de ce livre, et cela, moins pour ma sûreté que pour l’acquit de mon cœur. À l’Hermitage, à Montmorency, j’avais vu de près et avec indignation les vexations qu’un soin jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur les malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que le gibier fait dans leurs champs, sans oser se défendre qu’à force de bruit, et forcés de passer les nuits dans leurs fèves et leurs pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour écarter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le comte de Charolais faisait traiter ces pauvres gens, j’avais fait, vers la fin de l’Émile, une sortie sur cette cruauté. Autre infraction à mes maximes, qui n’est pas restée impunie. J’appris que les officiers de M. le prince de Conti n’en usaient guère moins durement sur ses terres ; je tremblais que ce prince, pour lequel j’étais pénétré de respect et de reconnaissance, ne prît pour lui ce que l’humanité révoltée m’avait fait dire pour son oncle, et ne s’en tînt offensé. Cependant, comme ma conscience me rassurait pleinement sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, et je fis bien. Du moins, je n’ai jamais appris que ce grand prince ait fait la moindre attention à ce passage, écrit longtemps avant que j’eusse l’honneur d’être connu de lui.

Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait le nom d’un Genevois appelé Balexert ; et il était dit dans le titre qu’il avait remporté le prix à l’académie de Harlem. Je compris aisément que cette académie et ce prix étaient d’une création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du public mais je vis aussi qu’il y avait à cela quelque intrigue antérieure, à laquelle je ne comprenais rien ; soit par la communication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n’aurait pu se faire ; soit pour bâtir l’histoire de ce prétendu prix, à laquelle il avait bien fallu donner quelque fondement. Ce n’est que bien des années après que, sur un mot échappé à d’Ivernois, j’ai pénétré le mystère et entrevu ceux qui avaient mis en jeu le sieur Balexert.

Les sourds mugissements qui précèdent l’orage commençaient à se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu’il se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne tarderait pas d’éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité fut telle, que, loin de prévoir mon malheur, je n’en soupçonnai pas même la cause, après en avoir ressenti l’effet. On commença par répandre avec assez d’adresse qu’en sévissant contre les jésuites on ne pouvait marquer une indulgence partiale pour les livres et les auteurs qui attaquaient la religion. On me reprochait d’avoir mis mon nom à l’Émile, comme si je ne l’avais pas mis à tous mes autres écrits, auxquels on n’avait rien dit. Il semblait qu’on craignît de se voir forcé à quelques démarches qu’on ferait à regret, mais que les circonstances rendaient nécessaires, et auxquelles mon imprudence avait donné lieu. Ces bruits me parvinrent et ne m’inquiétèrent guère : il ne me vint pas même à l’esprit qu’il pût y avoir dans toute cette affaire la moindre chose qui me regardât personnellement, moi qui me sentais si parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous égards, et qui ne craignais pas que Mme de Luxembourg me laissât dans l’embarras, pour un tort qui, s’il existait, était tout entier à elle seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se passent, et que l’usage est de sévir contre les libraires, en ménageant les auteurs, je n’étais pas sans inquiétude pour le pauvre Duchesne, si M. de Malesherbes venait à l’abandonner.

Je restai tranquille. Les bruits augmentèrent, et changèrent bientôt de ton. Le public, et surtout le Parlement, semblait s’irriter par ma tranquillité. Au bout de quelques jours la fermentation devint terrible, et les menaces changeant d’objet, s’adressèrent directement à moi. On entendait dire tout ouvertement aux parlementaires qu’on n’avançait rien à brûler les livres, et qu’il fallait brûler les auteurs. Pour les libraires, on n’en parlait point. La première fois que ces propos, plus dignes d’un inquisiteur de Goa que d’un sénateur, me revinrent, je ne doutai point que ce ne fût une invention des holbachiens pour tâcher de m’effrayer et de m’exciter à fuir. Je ris de cette puérile ruse, et je me disais, en me moquant d’eux, que s’ils avaient su la vérité des choses, ils auraient cherché quelque autre moyen de me faire peur ; mais la rumeur enfin devint telle, qu’il fut clair que c’était tout de bon. M. et Mme de Luxembourg avaient cette année avancé leur second voyage de Montmorency, de sorte qu’ils y étaient au commencement de juin. J’y entendis très peu parler de mes nouveaux livres, malgré le bruit qu’ils faisaient à Paris, et les maîtres de la maison ne m’en parlaient point du tout. Un matin cependant, que j’étais seul avec M. de Luxembourg, il me dit : « Avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat social ? – Moi ? lui dis-je, en reculant de surprise, non, je vous jure ; mais j’en ai fait en revanche, et d’une plume qui n’est pas louangeuse, le plus bel éloge que jamais ministre ait reçu. » Et tout de suite je lui rapportai le passage. « Et dans l’Émile ? reprit-il. – Pas un mot, répondis-je ; il n’y a pas un seul mot qui le regarde. – Ah ! dit-il, avec plus de vivacité qu’il n’en avait d’ordinaire, il fallait faire la même chose dans l’autre livre, ou être plus clair ! – J’ai cru l’être, ajoutai-je ; je l’estimais assez pour cela. » Il allait reprendre la parole ; je le vis prêt à s’ouvrir ; il se retint et se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs cœurs domine l’amitié même !

Cette conversation, quoique courte, m’éclaira sur ma situation, du moins à certain égard, et me fit comprendre que c’était bien à moi qu’on en voulait. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tournait à mon préjudice tout ce que je disais et faisais de bien. Cependant, me sentant pour plastron dans cette affaire Mme de Luxembourg et M. de Malesherbes, je ne voyais pas comment on pouvait s’y prendre pour les écarter et venir jusqu’à moi : car d’ailleurs je sentis bien dès lors qu’il ne serait plus question d’équité ni de justice, et qu’on ne s’embarrasserait pas d’examiner si j’avais réellement tort ou non. L’orage cependant grondait de plus en plus. Il n’y avait pas jusqu’à Néaulme qui, dans la diffusion de son bavardage, ne me montrât du regret de s’être mêlé de cet ouvrage, et la certitude où il paraissait être du sort qui menaçait le livre et l’auteur. Une chose pourtant me rassurait toujours : je voyais Mme de Luxembourg si tranquille, si contente, si riante même, qu’il fallait bien qu’elle fût sûre de son fait, pour n’avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas dire un seul mot de commisération ni d’excuse, pour voir le tour que prendrait cette affaire avec tant de sang-froid que si elle ne s’en fût point mêlée, et qu’elle n’eût pas pris à moi le moindre intérêt. Ce qui me surprenait était qu’elle ne me disait rien du tout ; il me semblait qu’elle aurait dû me dire quelque chose. Mme de Boufflers paraissait moins tranquille. Elle allait et venait avec un air d’agitation, se donnant beaucoup de mouvement, et m’assurant que M. le prince de Conti s’en donnait beaucoup aussi pour parer le coup qui m’était préparé, et qu’elle attribuait toujours aux circonstances présentes, dans lesquelles il importait au Parlement de ne pas se laisser accuser par les jésuites d’indifférence sur la religion. Elle paraissait cependant peu compter sur le succès des démarches du prince et des siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes, tendaient toutes à m’engager à la retraite, et elle me conseillait toujours l’Angleterre, où elle m’offrait beaucoup d’amis, entre autres le célèbre Hume, qui était le sien depuis longtemps. Voyant que je persistais à rester tranquille, elle prit un tour plus capable de m’ébranler. Elle me fit entendre que si j’étais arrêté et interrogé, je me mettais dans la nécessité de nommer Mme de Luxembourg, et que son amitié pour moi méritait bien que je ne m’exposasse pas à la compromettre. Je répondis qu’en pareil cas elle pouvait rester tranquille, et que je ne la compromettrais point. Elle répliqua que cette résolution était plus facile à prendre qu’à exécuter, et en cela elle avait raison, surtout pour moi, bien déterminé à ne jamais me parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque qu’il pût y avoir à dire la vérité.

Voyant que cette réflexion m’avait fait quelque impression, sans cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille pour quelques semaines, comme d’un moyen de me soustraire à la juridiction du Parlement, qui ne se mêle pas des Prisonniers d’État. Je n’objectai rien contre cette singulière grâce, pourvu qu’elle ne fût pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m’en parla plus, j’ai jugé dans la suite qu’elle n’avait proposé cette idée que pour me sonder, et qu’on n’avait pas voulu d’un expédient qui finissait tout.

Peu de jours après, M. le Maréchal reçut du curé de Deuil, ami de Grimm et de Mme d’Épernay, une lettre portant l’avis, qu’il disait avoir eu de bonne part que le Parlement devait procéder contre moi la dernière sévérité, et que tel jour, qu’il marqua, je serais décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique holbachienne ; je savais que le Parlement était très attentif aux formes, et que c’était toutes les enfreindre que de commencer en cette occasion par un décret de prise de corps, avant de savoir juridiquement si j’avouais le livre, et si réellement j’en étais l’auteur. »Il n’y a, disais-je à Mme de Boufflers, que les crimes qui portent atteinte à la sûreté publique dont, sur le simple indice, on décrète les accusés de prise de corps, de peur qu’ils n’échappent au châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des honneurs et des récompenses, on procède contre le livre, et l’on évite autant qu’on peut de s’en prendre à l’auteur. « Elle me fit à cela une distinction subtile, que j’ai oubliée, pour me prouver que c’était par faveur qu’on me décrétait de prise de corps, au lieu de m’assigner pour être ouï. Le lendemain je reçus une lettre de Guy, qui me marquait que, s’étant trouvé le même jour chez M. le procureur général, il avait vu sur son bureau le brouillon d’un réquisitoire contre l’Émile et son auteur. Notez que ledit Guy était l’associé de Duchesne, qui avait imprimé l’ouvrage, lequel, fort tranquille pour son propre compte, donnait par charité cet avis à l’auteur. On peut juger combien tout cela me parut croyable ! Il était si simple, si naturel qu’un libraire admis à l’audience du procureur-général lût tranquillement les manuscrits et brouillons épars sur le bureau de ce magistrat ! Mme de Boufflers et d’autres me confirmèrent la même chose. Sur les absurdités dont on me rebattait incessamment les oreilles, j’étais tenté de croire que tout le monde était devenu fou.

Sentant bien qu’il y avait sous tout cela quelque mystère qu’on ne voulait pas me dire, j’attendais tranquillement l’événement, me reposant sur ma droiture et mon innocence en toute cette affaire, et trop heureux, quelque persécution qui dût m’attendre, d’être appelé à l’honneur de souffrir pour la vérité. Loin de craindre et de me tenir caché, j’allais tous les jours au château, et je faisais les après-midi ma promenade ordinaire. Le 8 juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens, le P. Alamanni et le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un petit goûter que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublié des verres : nous y suppléâmes par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges, pour pomper à qui mieux mieux. Je n’ai de ma vie été si gai.

J’ai conté comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse. Depuis lors j’avais pris l’habitude de lire tous les soirs dans mon lit jusqu’à ce que je sentisse mes yeux s’appesantir. Alors j’éteignais ma bougie, et je tâchais de m’assoupir quelques instants qui ne duraient guère. Ma lecture ordinaire du soir était la Bible, et je l’ai lue entière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu’à l’ordinaire, je prolongeai plus longtemps ma lecture et je lus tout entier le livre qui finit par le Lévite d’Éphraïm, et qui, si je ne me trompe, est le livre des Juges ; car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Cette histoire m’affecta beaucoup, et j’en étais occupé dans une espèce de rêve, quand tout à coup j’en fus tiré par du bruit et de la lumière. Thérèse, qui la portait, éclairait M. La Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me dit : “Ne vous alarmez pas ; c’est de la part de Mme la Maréchale, qui vous écrit et vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. » En effet, dans la lettre de Mme de Luxembourg, je trouvai celle qu’un exprès de ce prince venait de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses efforts, on était déterminé à procéder contre moi à toute rigueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême ; rien ne peut parer le coup ; la cour l’exige, le Parlement le veut ; à sept heures du matin il sera décrété de prise de corps, et l’on enverra sur-le-champ le saisir ; j’ai obtenu qu’on ne le poursuivra pas s’il s’éloigne mais s’il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris. La Roche me conjura, de la part de Mme la Maréchale, de me lever et d’aller conférer avec elle. Il était deux heures ; elle venait de se coucher. « Elle vous attend, ajouta-t-il, et ne veut pas s’endormir sans vous avoir vu ». Je m’habillai à la hâte, et j’y courus.

Elle me parut agitée. C’était la première fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n’étais pas moi-même exempt d’émotion : mais en la voyant, je m’oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle et au triste rôle qu’elle allait jouer, si je me laissais prendre : car, me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire et me perdre, je ne me sentais ni assez de présence d’esprit, ni assez d’adresse, ni peut-être assez de fermeté pour éviter de la compromettre si j’étais vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu’elle ne put se tromper sur mon motif ; cependant elle ne me dit pas un mot qui marquât qu’elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter : mais M. le Maréchal survint ; Mme de Boufflers arriva de Paris quelques moments après. Ils firent ce qu’aurait dû faire Mme de Luxembourg. Je me laissai flatter ; j’eus honte de me dédire, et il ne fut plus question que du lieu de ma retraite et du temps de mon départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours incognito, pour délibérer et prendre mes mesures plus à loisir ; je n’y consentis point, non plus qu’à la proposition d’aller secrètement au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.

Sentant que j’avais des ennemis secrets et puissants dans le royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j’en devais sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement fut de me retirer à Genève ; mais un instant de réflexion suffit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savais que le ministère de France, encore plus puissant à Genève qu’à Paris, ne me laisserait pas plus en paix dans une de ces villes que dans l’autre, s’il avait résolu de me tourmenter. Je savais que le Discours sur l’Inégalité avait excité contre moi, dans le Conseil, une haine d’autant plus dangereuse qu’il n’osait la manifester. Je savais qu’en dernier lieu, quand La Nouvelle Héloïse parut, il s’était pressé de la défendre, à la sollicitation du docteur Tronchin ; mais voyant que personne ne l’imitait, pas même à Paris, il eut honte de cette étourderie, et retira la défense. Je ne doutais pas que, trouvant ici l’occasion plus favorable, il n’eût grand soin d’en profiter. Je savais que, malgré tous les beaux semblants, il régnait contre moi, dans tous les cœurs genevois, une secrète jalousie, qui n’attendait que l’occasion de s’assouvir. Néanmoins l’amour de la patrie me rappelait dans la mienne, et si j’avais pu me flatter d’y vivre en paix, je n’aurais pas balancé : mais l’honneur ni la raison ne me permettant de m’y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m’en rapprocher seulement, et d’aller attendre en Suisse celui qu’on prendrait à Genève à mon égard. On verra bientôt que cette incertitude ne dura pas longtemps.

Mme Boufflers désapprouva beaucoup cette résolution, et fit de nouveaux efforts pour m’engager à passer en Angleterre. Elle ne m’ébranla pas. Je n’ai jamais aimé l’Angleterre ni les Anglais, et toute l’éloquence de Mme de Boufflers, loin de vaincre ma répugnance, semblait l’augmenter, sans que je susse pourquoi.

Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour tout le monde, et La Roche, par qui j’envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l’étais ou ne l’étais pas. Depuis que j’avais résolu d’écrire un jour mes Mémoires, j’avais accumulé beaucoup de lettres et autres papiers, de sorte qu’il fallut plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà triés furent mis à part, et je m’occupai le reste de la matinée à trier les autres, afin de n’emporter que ce qui pouvait m’être utile, et brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m’aider à ce travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la matinée, et je n’eus le temps de rien brûler. M. le Maréchal m’offrit de se charger du reste de ce triage, de brûler le rebut lui-même, sans s’en rapporter à qui que ce fût, et de m’envoyer tout ce qui aurait été mis à part. J’acceptai l’offre, fort aise d’être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d’heures qui me restaient avec des personnes si chères, que j’allais quitter pour jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissais ces papiers, et, à mon instante prière, il envoya chercher ma pauvre tante qui se consumait dans la perplexité mortelle de ce que j’étais devenu, et de ce qu’elle allait devenir, et attendant à chaque instant les huissiers, sans savoir comment se conduire et que leur répondre. La Roche l’amena au château, sans lui rien dire ; elle me croyait déjà bien loin : en m’apercevant, elle perça l’air de ses cris, et se précipita dans mes bras. Ô amitié, rapport des cœurs, habitude, intimité ! Dans ce doux et cruel moment se rassemblèrent tant de jours de bonheur, de tendresse et de paix, passés ensemble, pour me faire mieux sentir le déchirement d’une première séparation, après nous être à peine perdus de vue un seul jour pendant près de dix-sept ans. Le Maréchal, témoin de cet embrassement, ne put retenir ses larmes. Il nous laissa. Thérèse ne voulait plus me quitter. Je lui fis sentir l’inconvénient qu’elle me suivît en ce moment, et la nécessité qu’elle restât pour liquider mes effets et recueillir mon argent. Quand on décrète un homme de prise de corps, l’usage est de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses effets, ou d’en faire l’inventaire, et d’y nommer un gardien. Il fallait bien qu’elle restât pour veiller à ce qui se passerait, et tirer de tout le meilleur parti possible. Je lui promis qu’elle me rejoindrait dans peu : M. le Maréchal confirma ma promesse ; mais je ne voulus jamais lui dire où j’allais, afin que, interrogée par ceux qui viendraient me saisir, elle pût protester avec vérité de son ignorance sur cet article. En l’embrassant au moment de nous quitter, je sentis en moi-même un mouvement très extraordinaire, et je lui dis dans un transport, hélas ! trop prophétique : « Mon enfant, il faut t’armer de courage. Tu as partagé la prospérité de mes beaux jours ; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères. N’attends plus qu’affronts et calamités à ma suite. Le sort que ce triste jour commence pour moi me poursuivra jusqu’à ma dernière heure. »

Il ne me restait plus qu’à songer au départ. Les huissiers avaient dû venir à dix heures. Il en était quatre après midi quand je partis, et ils n’étaient pas encore arrivés. Il avait été décidé que je prendrais la poste. Je n’avais point de chaise ; M. le Maréchal me fit présent d’un cabriolet, et me prêta des chevaux et un postillon jusqu’à la première poste, où, par les mesures qu’il avait prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des chevaux.

Comme je n’avais point dîné à table, et ne m’étais pas montré dans le château, les dames vinrent me dire adieu dans l’entresol, où j’avais passé la journée. Mme la Maréchale m’embrassa plusieurs fois d’un air assez triste ; mais je ne sentis plus dans ces embrassements les étreintes de ceux qu’elle m’avait prodigués il y avait deux ou trois ans. Mme de Boufflers m’embrassa aussi, et me dit de fort belles choses. Un embrassement qui me surprit davantage fut celui de Mme de Mirepoix, car elle était aussi là. Mme la maréchale de Mirepoix est une personne extrêmement froide, décente et réservée, et ne me paraît pas tout à fait exempte de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine. Elle ne m’avait jamais témoigné beaucoup d’attention. Soit que, flatté d’un honneur auquel je ne m’attendais pas, je cherchasse à m’en augmenter le prix, soit qu’en effet elle eût mis dans cet embrassement un peu de cette commisération naturelle aux cœurs généreux, je trouvai dans son mouvement et dans son regard je ne sais quoi d’énergique qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j’ai soupçonné dans la suite que, n’ignorant pas à quel sort j’étais condamné, elle n’avait pu se défendre d’un moment d’attendrissement sur ma destinée.

M. le Maréchal n’ouvrait pas la bouche ; il était pâle comme un mort. Il voulut absolument m’accompagner jusqu’à ma chaise qui m’attendait à l’abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans dire un seul mot. J’avais une clef du parc, dont je me servis pour ouvrir la porte ; après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui tendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser souvent depuis ce temps-là. Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long et muet : nous sentîmes l’un et l’autre que cet embrassement était un dernier adieu.

Entre la Barre et Montmorency, je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en souriant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite, de la figure des huissiers, de l’heure de leur arrivée, et de la façon dont ils se comportèrent, je n’ai point douté que ce ne fussent eux ; surtout ayant appris dans la suite qu’au lieu d’être décrété à sept heures, comme on me l’avait annoncé, je ne l’avais été qu’à midi. Il fallut traverser tout Paris. On n’est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d’un air de connaissance, mais je n’en reconnus aucune. Le même soir je me détournai pour passer à Villeroy. À Lyon, les courriers doivent être menés au commandant. Cela pouvait être embarrassant pour un homme qui ne voulait ni mentir ni changer de nom. J’allai, avec une lettre de Mme de Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse exempté de cette corvée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage, parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore cachetée parmi mes papiers. M. le duc me pressa beaucoup de coucher à Villeroy ; mais j’aimai mieux reprendre la grande route, et je fis encore deux postes le même jour.

Ma chaise était rude, et j’étais trop incommodé pour pouvoir marcher à grandes journées. D’ailleurs je n’avais pas l’air assez imposant pour me faire bien servir, et l’on sait qu’en France les chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine et au propos ; ce fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qui marchait par commission, et qui courait la poste pour la première fois de sa vie. Dès lors je n’eus plus que des rosses, et je devins le jouet des postillons. Je finis, comme j’aurais dû commencer, par prendre patience, ne rien dire et aller comme il leur plut.

J’avais de quoi ne pas m’ennuyer en route, en me livrant aux réflexions qui se présentaient sur tout ce qui venait de m’arriver ; mais ce n’était là ni mon tour d’esprit ni la pente de mon cœur. Il est étonnant avec quelle facilité j’oublie le mal passé, quelque récent il puisse être. Autant sa prévoyance m’effraie et me trouble, tant que je le vois dans l’avenir, autant son souvenir me revient faiblement et s’éteint sans peine aussitôt qu’il est arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, et m’empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait, il n’y a plus de précautions à prendre, et il est inutile de s’en occuper. J’épuise en quelque façon mon malheur d’avance ; plus j’ai souffert à le prévoir, plus j’ai de facilité à l’oublier ; tandis qu’au contraire, sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux. C’est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n’avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un cœur vindicatif, par le souvenir continuel des offenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu’il voudrait faire à son ennemi. Naturellement emporté, j’ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements ; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au-dedans de moi. Je m’occupe trop peu de l’offense, pour m’occuper beaucoup de l’offenseur. Je ne pense au mal que j’en ai reçu qu’à cause de celui que j’en peux recevoir encore, et, si j’étais sûr qu’il ne m’en fît plus, celui qu’il m’a fait serait à l’instant oublié. On nous prêche beaucoup le pardon des offenses : c’est une fort belle vertu sans doute, mais qui n’est pas à mon usage. J’ignore si mon cœur saurait dominer sa haine, car il n’en a jamais senti, et je pense trop peu à mes ennemis pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je les défie : c’est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d’eux.

Dès le lendemain de mon départ, j’oubliai si parfaitement tout ce qui venait de se passer, et le Parlement, et Mme de Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d’Alembert, et leurs complots, et leurs complices, que je n’y aurais pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j’étais obligé d’user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela fut celui de ma dernière lecture, la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Huner m’avait envoyées il y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite d’Éphraïm. Ce style champêtre et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il n’était guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour l’égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser dans ma chaise et sans aucun espoir de succès. À peine eus-je essayé, que je fus étonné de l’aménité de mes idées, et de la facilité que j’éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers, et je suis sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toute chose, et tout cela, malgré l’horreur du sujet, qui dans le fond est abominable ; de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d’Éphraïm, s’il n’est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri. Jamais je ne l’ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l’applaudissement d’un cœur sans fiel, qui loin de s’aigrir par ses malheurs, s’en console avec lui-même, et trouve en soi de quoi s’en dédommager. Qu’on rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs dans leurs livres à l’adversité qu’ils n’éprouvèrent jamais ; qu’on les mette dans une position pareille à la mienne, et que, dans la première indignation de l’honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à faire : on verra comment ils s’en tireront.

En partant de Montmorency pour la Suisse, j’avais pris la résolution d’aller m’arrêter à Yverdun, chez mon bon vieux ami M. Roguin, qui s’y était retiré depuis quelques années, et qui m’avait même invité à l’y aller voir. J’appris en route que Lyon faisait un détour ; cela m’évita d’y passer. Mais en revanche, il fallait passer par Besançon, place de guerre, et par conséquent sujette au même inconvénient. Je m’avisai de gauchir, et de passer par Salins, sous prétexte d’aller voir M. de Miran, neveu de M. Dupin, qui avait un emploi à la saline, et qui m’avait fait jadis force invitations de l’y aller voir. L’expédient me réussit ; je ne trouvai point M. de Miran : fort aise d’être dispensé de m’arrêter, je continuai ma route sans que personne me dît un mot.

En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter : je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, et m’écriai dans mon transport : « Ciel ! protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté ! » C’est ainsi qu’aveugle et confiant dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devait faire mon malheur. Mon postillon, surpris, me crut fou ; je remontai dans ma chaise et peu d’heures après j’eus la joie aussi pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah ! respirons quelques instants chez ce digne hôte ! J’ai besoin d’y reprendre du courage et des forces ; je trouverai bientôt à les employer.

Ce n’est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que je viens de faire, sur toutes les circonstances que j’ai pu me rappeler. Quoiqu’elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche, et par exemple, sans donner la première idée du problème que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.

Supposons que, pour l’exécution du complot dont j’étais l’objet, mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devait, pour l’opérer, se passer à peu près comme il se passa ; mais si, sans me laisser épouvanter par l’ambassade nocturne de Mme de Luxembourg et troubler par ses alarmes, j’avais continué de tenir ferme comme j’avais commencé, et qu’au lieu de rester au château je m’en fusse retourné dans mon lit dormir tranquillement la fraîche matinée, aurais-je également été décrété ? Grande question, d’où dépend la solution de beaucoup d’autres, et pour l’examen de laquelle l’heure du décret comminatoire et celle du décret réel ne sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de l’importance des moindres détails dans l’exposé des faits dont on cherche les causes secrètes, pour les découvrir par induction.

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