SOPHIE, DORANTE.
DORANTE, à part.
Cette lettre de mon père lui donne de nouveaux soupçons, et vient tout à propos pour les dissiper. (Haut.) Eh quoi ! madame, vous me fuyez !
SOPHIE, ironiquement.
Seriez-vous disposé à me mettre de moitié dans vos confidences ?
DORANTE.
Mes secrets ne vous intéressent pas assez pour vouloir y prendre part ?
SOPHIE.
C’est au contraire qu’ils vous sont trop chers pour les prodiguer.
DORANTE.
Il me siérait mal d’en être plus avare que de mon propre cœur.
SOPHIE.
Aussi logez-vous tout au même lieu.
DORANTE.
Cela ne tient du moins qu’à votre complaisance.
SOPHIE.
Il y a dans ce sang-froid une méchanceté que je suis tentée de punir. Vous seriez bien embarrassé si, pour vous prendre au mot, je vous priais de me communiquer cette lettre.
DORANTE.
J’en serais seulement fort surpris ; vous vous plaisez trop à nourrir d’injustes sentiments sur mon compte, pour chercher à les détruire.
SOPHIE.
Vous vous fiez fort à ma discrétion… je vois qu’il faut lire la lettre pour confondre votre témérité.
DORANTE.
Lisez-la pour vous convaincre de votre injustice.
SOPHIE.
Non, commencez par me la lire vous-même ; j’en jouirai mieux de votre confusion.
DORANTE.
Nous allons voir. (Il lit.) « Que j’ai de joie, mon cher Dorante… »
SOPHIE.
Mon cher Dorante ! l’expression est galante, vraiment.
DORANTE.
« Que j’ai de joie, mon cher Dorante, de pouvoir terminer vos peines !… »
SOPHIE.
Oh ! je n’en doute pas, vous avez tant d’humanité !
DORANTE.
« Vous voilà délivré des fers où vous languissiez… »
SOPHIE.
Je ne languirai pas dans les vôtres.
DORANTE.
« Hâtez-vous de venir me rejoindre… »
SOPHIE.
Cela s’appelle être pressée.
DORANTE.
« Je brûle de vous embrasser… »
SOPHIE.
Rien n’est si commode que de déclarer franchement ses besoins.
DORANTE.
« Vous êtes échangé contre un jeune officier qui s’en retourne actuellement où vous êtes…
SOPHIE.
Mais je n’y comprends plus rien.
DORANTE.
« Blessé dangereusement, il fut fait prisonnier dans une affaire où je me trouvai… »
SOPHIE.
Une affaire où se trouva mademoiselle Claire ?
DORANTE
Qui vous parle de mademoiselle Claire ?
SOPHIE.
Quoi ! cette lettre n’est pas d’elle ?
DORANTE
Non, vraiment ; elle est de mon père, et mademoiselle Claire n’a servi que de moyen pour me la faire parvenir ; voyez la date et le seing.
SOPHIE.
Ah ! je respire.
DORANTE.
Écoutez le reste. (Il lit.) « À force de secours et de soins, j’ai eu le bonheur de lui sauver la vie ; je lui ai trouvé tant de reconnaissance, que je ne puis trop me féliciter des services que je lui ai rendus. J’espère qu’en le voyant vous partagerez mon amitié pour lui, et que vous le lui témoignerez. »
SOPIIIE, à part.
L’histoire de ce jeune officier a tant de rapport avec… Ah ! si c’était lui !… Tous mes doutes seront éclaircis ce soir.
DORANTE.
Belle Sophie, vous voyez votre erreur. Mais de quoi me sert que vous connaissiez l’injustice de vos soupçons ? en serai-je mieux récompensé de ma fidélité ?
SOPHIE.
Je voudrais inutilement vous déguiser encore le secret de mon cœur ; il a trop éclaté avec mon dépit : vous voyez combien je vous aime, et vous devez mesurer le prix de cet aveu sur les peines qu’il m’a coûtées.
DORANTE.
Aveu charmant ! pourquoi faut-il que des moments si doux soient mêlés d’alarmes, et que le jour où vous partagez mes feux soit celui qui les rend le plus à plaindre !
SOPHIE.
Ils peuvent encore l’être moins que vous ne pensez. L’amour perd-il sitôt courage ? et quand on aime assez pour tout entreprendre, manque-t-on de ressources pour être heureux ?
DORANTE.
Adorable Sophie ! quels transports vous me causez ! Quoi ! vos bontés… je pourrais… Ah ! cruelle ! vous promettez plus que vous ne voulez tenir !
SOPHIE.
Moi, je ne promets rien. Quelle est la vivacité de votre imagination ! J’ai peur que nous ne nous entendions pas.
DORANTE.
Comment ?
SOPHIE.
Le triste hymen que je crains n’est point tellement conclu que je ne puisse me flatter d’obtenir du moins un délai de mon père ; prolongez votre séjour ici jusqu’à ce que la paix ou des circonstances plus favorables aient dissipé les préjugés qui vous le rendent contraire.
DORANTE.
Vous voyez l’empressement avec lequel on me rappelle : puis-je trop me hâter d’aller réparer l’oisiveté de mon esclavage ? Ah ! s’il faut que l’amour me fasse négliger le soin de ma réputation, doit-ce être sur des espérances aussi douteuses que celles dont vous me flattez ? Que la certitude de mon bonheur serve du moins à rendre ma faute excusable. Consentez que des nœuds secrets…
SOPHIE.
Qu’osez-vous me proposer ? Un cœur bien amoureux ménage-t-il si peu la gloire de ce qu’il aime ? Vous m’offensez vivement.
DORANTE.
J’ai prévu votre réponse, et vous avez dicté la mienne. Forcé d’être malheureux ou coupable, c’est l’excès de mon amour qui me fait sacrifier mon bonheur à mon devoir, puisque ce n’est qu’en vous perdant que je puis me rendre digne de vous posséder.
SOPHIE.
Ah ! qu’il est aisé d’étaler de belles maximes quand le cœur les combat faiblement ! parmi tant de devoirs à remplir, ceux de l’amour sont-ils donc comptés pour rien ? et n’est-ce que la vanité de me coûter des regrets qui vous a fait désirer ma tendresse ?
DORANTE.
J’attendais de la pitié, et je reçois des reproches, vous n’avez, hélas ! que trop de pouvoir sur ma vertu, il faut fuir pour ne pas succomber. Aimable Sophie, trop digne d’un plus beau climat, daignez recevoir les adieux d’un amant qui ne vivrait qu’à vos pieds s’il pouvait conserver votre estime en immolant la gloire à l’amour. (Il l’embrasse.)
SOPHIE.
Ah ! que faites-vous ?