De Kebec, demeure des François, & des Peres Recollets. CHAPITRE III

DE l'Isle d'Orleans nous voyons à plein Kebec devant nous, basty sur le bord d'un destroit, de la grande riviere sainct Laurens, qui n'a en cet endroict qu'environ un bon quart de lieuë de largeur, au pied d'une montagne, au sommet de laquelle est le petit fort de bois, basty pour la deffence du pays, pour Kebec, ou maison des Marchands: il est à present un assez beau logis, environné d'une muraille en quarré, avec deux petites tourelles aux coins que l'on y a faictes depuis peu pour la seureté du lieu. Il y a un autre logis au dessus de la terre haute, en lieu fort commode, où l'on nourrit quantité de bestail qu'on y a mené de France, on y seme aussi tous les ans force bled d'inde & des pois, que l'on traicte par apres aux Sauvages pour des pelleteries: Je vis en ce desert un jeune pommier qui y avoit esté apporté de Normandie, chargé de fort-belles pommes, & des jeunes plantes de vignes qui y estoient bien-belles, & tout plein d'autres petites choses qui tesmoignoient la bonté de la terre. Nostre petit Couvent est à demye lieuë de là, en un tres bel endroict, & autant agreable qu'il s'en puisse trouver, proche une petite riviere, que nous appellons de sainct Charles, qui a flux & reflux, là où les Sauvages peschent une infinité d'anguilles en Automne, & les François tuent le gibier qui y vient à foison: les petites prairies qui la bordent sont esmaillées en Esté de plusieurs petites fleurs, particulierement de celles que nous appellons Cardinales & Mattagons, qui portent quantité de fleurs en une tige, qui a prés six, sept, & huict pieds de haut, & les Sauvages en mangent l'oignon cuit sous la cendre qui est assez bon. Nous en avions apporté en France, avec des plantes de Cardinales, comme fleurs rares, mais elles n'y point profité, ny parvenues à la perfection, comme elles font dans leur propre climat & terre naturelle.

Nostre jardin & verger est aussi tres-beau, & d'un bond fond de terre: car toutes nos herbes & racines y viennent tres-bien, & mieux qu'en beaucoup de jardins que nous avons en France, & n'estoit le nombre infiny de Mousquites & Coufins qui s'y retrouvent, comme en tout autre endroict de Canada pendant l'Esté, je ne sçay si on pourroit rencontrer une plus agreable demeure: car outre la beauté & bonté de la contree avec le bon air, nostre logis est fort commode pour ce qu'il contient, ressemblant neantmoins plustost à une petite maison de Noblesse des champs, que non pas à un Monastere de Freres Mineurs, ayant esté contraincts de le bastir ainsi, tant à cause de nostre pauvreté, que pour se fortifier en tout cas contre les Sauvages, s'ils vouloient nous en dechasser. Le corps de logis est au milieu de la cour, comme un donjon, puis les courtines & rempars faits de bois, avec quatre petits bastions faits de mesme aux quatre coins, eslevez environ de douze à quinze pieds de raiz de terre, sur lequel on a dressé & accommodé des petits jardins, puis la grand-porte avec une tour quarrée au dessus faicte de pierre, laquelle nous sert de Chappelle, & un beau fossé naturel, qui circuit apres tout l'alentour de la maison & du jardin qui est joignant, avec le reste de l'enclos, qui contient quelques six ou sept arpens de terre ou plus, à mon advis. Les Framboisiers qui sont là és environs, y attirent tant de Tourterelles (en la saison) que c'est un plaisir d'y en voir des arbres tous couvers, aussi les François de l'habitation y vont souvent tirer, comme au meilleur endroict & moins penible. Que si nos Religieux veulent aller à Kebec, ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à choisir de chemin, par terre ou par eau, selon le temps & la saison, qui n'est pas une petite commodité, de laquelle les Sauvages se servent aussi pour nous venir voir, & s'instruire avec nous du chemin du Ciel, & de la cognoissance d'un Dieu faict homme, qu'ils ont ignoré jusques à present. On tient que ce lieu de Kebec est par les 46 degrez & demy plus sud que Paris, de prés de deux degrez, & neantmoins l'Hyver y est plus long, & le pays plus froid, tant à couse d'un vent de Nor-ouest qui y ameine ces furieuses froidures quand il donne, que pour n'estre pas le pays encore guères habité & deserté, & ce par la negligence & peu d'affection des Marchans qui se sont contez jusques à present d'en tirer les pelleteries & le profit, sans y avoir moulu employer aucune despense, pour la culture, peuplade ou advance du pays, c'est pourquoy ils n'y sont gueres plus advancez que le premier jour, pour crainte, disent-ils, que les Espagnols ne les en missent dehors, s'ils y avoient faict valoir la contree. Mais c'est une excuse bien foible, & qui n'est nullement recevable entre gens d'esprit & d'experience, qui sçavent tres bien qu'on s'y peut tellement accommoder & fortifier, si on y vouloit faire la despense necessaire, qu'on n'en pourroit estre chassé par aucun ennemy; mais si on n'y veut rien faire davantage que du passé, la France Antartique aura tousjours un nom en l'air, & nous une possession imaginaire en la main d'autruy, & si la conversion des Sauvages sera toujours imparfaicte, qui ne se peut faire que par l'assistance de quelques colonnes de bons & vertueux Chrestiens, avec la doctrine & l'exemple de bons Religieux.

Apres nous estre rafraischis deux ou trois jours avec nos Freres dans nostre petit Couvent, nous montasmes avec les barques par la mesme riviere sainct Laurens, jusques au Cap de Victoire, que les Hurons appellent Onthrandéen, pour y faire la traicte: car là s'estoient cabanez grand nombre de Sauvages de diverses Nations; mais avant que d'y arriver nous passasmes par le lieu appellé de saincte Croix, puis par les trois rivieres, qui est un pays tres-beau, & remply de quantité de beaux arbres & toute la route unie & fort plaisante, jusques à l'entrée du Saut sainct Louis, où il y a de Kebec plus de 60 ou 70 lieuës de chemin. Des trois rivieres nous passasmes par le lac sainct Pierre, que contient quelques huict lieuës de longueur, & quatre de large, duquel l'eau y est presque dormante, & fort poissonneux; puis arrivasmes au Cap de Victoire le jour de la saincte Magdeleine.

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