SCÈNE IX

CHARLES MOOR, à cheval, ROLLER, SCHWEIZER, SCHUFTERLE, BANDE DE BRIGANDS COUVERTS DE POUSSIÈRE ET DE BOUE.

MOOR, sautant à bas de son cheval.

Liberté ! liberté ! Te voilà sauvé, Roller… Emmenez mon cheval et lavez-le avec du vin. (Il s’assied à terre.) Il y faisait chaud.

RAZMANN, à R oller.

Par la forge de Pluton ! tu es donc sorti vivant de la roue ?

SPIEGELBERG.

Es-tu son ombre, ou suis-je fou ? es-tu Roller en chair et en os ?

ROLLER, haletant.

C’est moi-même tout vivant, Roller tout entier. D’où crois-tu que je vienne ?

GRIMM.

Demande à la sorcière. Ta sentence n’était elle pas déjà prononcée ?

ROLLER.

Oui vraiment, il y avait bien encore quelque chose de plus. Je viens tout droit du gibet. Laisse-moi d’abord respirer. Schweizer te racontera… Donnez-moi un verre d’eau-de-vie !… Et toi aussi, Maurice, te voilà de retour ? Je croyais bien te revoir ailleurs ?… Donnez-moi donc un verre d’eau-de-vie ! Mes os se détachent. Ô mon capitaine ! où est mon capitaine ?

RAZMANN.

Tout à l’heure, tout à l’heure ! Mais dis donc, parle donc. Comment t’es-tu échappé ? comment nous es-tu rendu ? La tête me tourne. Tu viens du gibet, dis-tu ?

ROLLER, après avoir avalé un grand verre d’eau-de-vie.

Ah ! c’est bon, ça brûle !… Tout droit du gibet. Vous êtes là ébahis, vous ouvrez une large mâchoire, vous ne pouvez pas vous imaginer… Je n’étais qu’à trois pas des sacrés échelons par où j’allais monter dans le sein d’Abraham, si près, si près !… Tu aurais eu ma vie pour une prise de tabac. Et c’est à mon capitaine que je dois l’air, la liberté, la vie !

SCHWEIZER.

Ah ! l’histoire est drôle, par ma foi ! Nous apprenons la veille, par nos espions, que Roller en avait jusque par-dessus la tête, et que si le ciel ne se hâtait de crouler demain, – c’est-à-dire aujourd’hui, – il serait forcé de prendre la route universelle . « Allons ! dit le capitaine, que ne risque pas un ami ? Ou nous le sauverons, ou nous ne pourrons pas le sauver ; ce que je promets bien, c’est que plus d’un fera avec lui le grand voyage. » Toute la bande reçoit ses ordres. Nous lui dépêchons un courrier qui lui fait savoir nos projets en lui jetant un billet dans sa soupe.

ROLLER.

Je désespérais du succès.

SCHWEIZER.

Nous guettions le moment où toutes les rues seraient désertes. Toute la ville était au grand spectacle : cavaliers, fantassins, carrosses, tout pêle-mêle. Le tumulte et le cantique de la potence retentissaient déjà dans les airs. « À présent, dit le capitaine, mettez le feu. » Nos gens partent comme des flèches ; le feu est à la ville dans cinquante endroits différents ; on jette des mèches enflammées près du magasin à poudre, dans les églises, dans les granges… Morbleu ! Il n’y avait pas encore un petit quart-d’heure, que le vent du nord, qui sans doute a aussi une dent contre la ville, nous favorise et fait merveille ; la flamme tourbillonnante s’élance jusqu’aux plus hautes maisons, et nous autres, nous allions hurlant par les rues, comme des furies : Au feu ! au feu ! et nous traversons toute la ville. Des cris, des cris de rage et de désespoir… puis un bruit terrible qui glace tous les cœurs. Le tocsin sonne, la poudrière saute… On eût dit que le globe venait de se fendre jusque dans son centre, que le ciel s’en était détaché et que l’enfer en était baissé de dix mille toises.

ROLLER.

Et mon cortège alors regarde en arrière… La ville ressemblait à Sodome et Gomorrhe, tout l’horizon n’était que feu, soufre et fumée ; quarante montagnes épouvantées renvoyaient dans la ville les grondements de la foudre et le bruit des hurlements de ces démons déchaînés ; une terreur panique les renverse tous, mes fers étaient ôtés, tant j’étais près de la mort ; leur trouble me rend à moi-même, je me recueille, et, leste comme le vent… je suis loin de mes guides maudits, et cela si vite, qu’ils restent pétrifiés comme la femme de Loth… La foule était rompue, je m’y perds, je leur échappe ; déchirant mes habits, je me plonge dans la rivière, je nage entre deux eaux pour que pas un être ne me découvre ; mon capitaine était déjà sur le rivage avec des chevaux et des habits… Voilà… voilà…, et me voilà ! Moor, Moor, puisses-tu bientôt tomber entre leurs mains, pour qu’à mon tour je te rende pareil service.

RAZMANN.

Souhait stupide de bête féroce, pour lequel on devrait te pendre… Mais après tout, bonne histoire ! C’est un tour à crever de rire.

ROLLER.

C’était là du secours dans le besoin ! Vous ne pouvez pas l’apprécier !… Il vous aurait fallu, la corde au cou… marcher tout vivant au tombeau, comme moi… et ces apprêts de démons, de bourreaux, et, à chaque pas fait d’un pied tremblant, voir, d’une vue plus présente et plus horrible, l’affreuse potence où j’allais monter, éclairé par l’effroyable soleil levant qui préside chez nous aux exécutions ; et la voix des bourreaux, et l’abominable musique : je l’entends encore retentir à mes oreilles… Et les croassements des corbeaux voraces qui s’envolaient… une trentaine au moins… du cadavre à moitié pourri de mon prédécesseur… Et tout cela, et par-dessus tout, les démons que j’entendais déjà se réjouir de mon arrivée… Non, pour tous les trésors de Mammon, je ne voudrais pas y passer une seconde fois. Mourir est quelque chose de plus qu’une cabriole d’arlequin, et les angoisses de la mort sont plus affreuses que la mort.

SPIEGELBERG.

Et la poudrière qui dansait !… Voilà donc pourquoi on sentait le soufre à quelques lieues à la ronde, comme si les diables eussent mis à l’air toute la garde-robe de Moloch.

SCHWEIZER.

Si la ville se faisait une fête de voir dépecer notre camarade comme un cochon engraissé, pourquoi diable devions-nous nous faire un scrupule de mettre la ville à sac pour sauver notre camarade ? Ne sais-tu pas, Schufterle, combien il y a eu de morts ?

SCHUFTERLE.

On dit quatre-vingt-trois. La poudrière seule en a écrasé soixante.

MOOR, d’un air sérieux.

Roller, tu as coûté cher !

SCHUFTERLE.

Bah ! que sont ces morts-là ?… À la bonne heure, si l’on eût tué des hommes… C’étaient des enfants au maillot, des marmots qui dorent leurs couchettes ; de vieilles racornies qui en chassaient les mouches, et des squelettes desséchés qui n’avaient pas assez de vie pour gagner la porte. Tout ce qu’il y avait de jambes agiles était accouru à la comédie, et il n’y avait plus que les infirmes pour garder les maisons.

MOOR.

Oh ! les pauvres malheureux ! Des vieillards, dis-tu, des malades et des enfants ?

SCHUFTERLE.

Oui, par le diable ! Et des femmes en couches, ou en passe d’avortement sous le gibet. En passant par hasard près d’une de ces baraques, j’entends des lamentations, j’y jette les yeux, et je vois que c’était un enfant par terre, sous la table, où le feu allait prendre… « Pauvre petit, ai-je dit, tu meurs ici de froid, va te chauffer, » et je l’ai jeté dans le feu.

MOOR.

Serait-il vrai, Schufterle ? Que cette flamme dévore tes entrailles jusqu’au jour de l’éternité ! Loin d’ici, monstre ! qu’on ne te voie jamais dans ma troupe ! (Il s’élève un murmure). Vous murmurez, vous raisonnez ; qui ose murmurer quand j’ordonne ?… Loin d’ici, te dis-je… Il y en a d’autres parmi vous qui sont mûrs pour ma colère… Je te connais, Spiegelberg ; mais je ne tarderai pas à vous rassembler, et faire une revue qui vous fera frémir. (Ils sortent en tremblant.)

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