SCÈNE VI

FRANÇOIS DE MOOR, DANIEL, avec du vin.

FRANÇOIS.

Mets-le ici… Regarde-moi fixement !… Comme tes genoux chancellent !… comme tu trembles ! Avoue, vieillard. Qu’as-tu fait ?

DANIEL.

Rien, sur ma pauvre âme, aussi vrai que Dieu est là-haut !

FRANÇOIS.

Bois ce vin… Quoi ! tu hésites ? Parle ! Vite ! Qu’as-tu jeté dans le vin ?

DANIEL.

Ah ! mon Dieu ! Comment ! moi ! dans le vin !

FRANÇOIS.

C’est du poison… Te voilà pâle comme la neige ? Avoue ! avoue ! Qui te l’a donné ? C’est le comte, n’est-ce pas ?… C’est le comte qui te l’a donné.

DANIEL.

Le comte ? Jésus Maria ! le comte ne m’a rien donné.

FRANÇOIS, le saisissant brutalement à la gorge.

Je veux t’étrangler, je veux que tu deviennes bleu, menteur blanchi dans la trahison ! Rien ?… Et pourquoi êtes-vous fourrés toujours ensemble, lui, toi et Amélie ? Et que chuchotez-vous toujours ? Ne promène-t-elle pas sur cet homme des yeux effrontés, elle qui affecte tant de modestie ? N’ai-je pas vu comme elle a laissé tomber deux larmes furtives dans le vin, que derrière mon dos il précipitait dans son gosier avide, comme s’il eût voulu avaler verre et tout ? Oui, je l’ai vu… dans la glace, je l’ai vu de mes yeux.

DANIEL.

Dieu, qui sait tout, sait si j’y entends une syllabe.

FRANÇOIS.

Veux-tu le nier ? veux-tu me dire en face que j’en ai menti ? Quels complots avez-vous machinés pour vous débarrasser de moi ? De m’étrangler dans mon sommeil, n’est-ce pas ? de me couper la gorge en me rasant ? de m’empoisonner dans du vin ou du chocolat ?… avoue donc ; ou de me donner dans ma soupe un sommeil éternel ? Avoue, vite ! Je sais tout.

DANIEL.

Que Dieu me protège au jour du danger, comme il est certain que je vous dis la vérité.

FRANÇOIS.

Cette fois-ci, je te pardonne ; mais, j’en suis sûr, il a mis de l’argent dans ta bourse ; il t’a serré la main plus fort qu’il n’est d’usage, à peu près comme on la serre à une ancienne connaissance.

DANIEL.

Jamais ! mon maître.

FRANÇOIS.

Il t’a dit, par exemple, qu’il t’avait déjà connu… que tu devrais presque le connaître… qu’un jour le voile qui couvrait tes yeux tomberait,… que… Comment ! il ne t’aurait rien dit de tout cela.

DANIEL.

Pas la moindre chose.

FRANÇOIS.

Qu’il se vengerait… de la plus horrible vengeance ?

DANIEL.

Pas un mot.

FRANÇOIS.

Comment ! rien du tout ?… rappelle-toi bien… qu’il a connu singulièrement le défunt seigneur… très-particulièrement… qu’il l’avait aimé… infiniment… comme un fils aime son père ?

DANIEL.

Je me rappelle, je crois, lui avoir entendu dire quelque chose de semblable.

FRANÇOIS, effrayé.

Il l’a dit ? il l’a vraiment dit ? Il a dit qu’il était mon frère ?

DANIEL.

Non, il n’a pas dit cela. Mais quand mademoiselle l’a promené dans la galerie (j’écoutais à la porte), il s’est arrêté, comme frappé du tonnerre, devant le portrait de feu notre maître. Mademoiselle, en lui montrant le portrait, a dit : « Un excellent homme !… – Oui, un excellent homme ! » lui a-t-il répondu, en s’essuyant les yeux.

FRANÇOIS.

Assez. Va, cours, cherche-moi Hermann.

( D aniel sort.)

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