SCÈNE XVIII

LES PRÉCÉDENTS ET LES BRIGANDS qui se lèvent en sursaut.

LES BRIGANDS.

Hé ! holà ! holà ! Qu’y a-t-il ?

MOOR.

Est-ce que cette histoire ne vous a pas fait sortir du sommeil ?… Le sommeil éternel s’en fût éveillé ! Regardez, regardez, les lois du monde ne sont plus que des jeux du hasard ; les liens de la nature sont brisés ; l’antique Discorde est détachée dans les enfers. Le fils a tué son père.

LES BRIGANDS.

Que dit le capitaine ?

MOOR.

Non, pas tué ! c’est embellir la cruauté ! Le fils a mille fois roué, empalé, mis à la torture, écorché son père. Ces mots sont trop humains : ce qui fait rougir le crime, ce qui fait frémir le cannibale, ce que, depuis l’éternité, aucun démon n’a imaginé… le fils à son propre père !… Oh ! regardez, regardez, il s’est évanoui… Dans un souterrain, un fils a jeté son père tout vivant… Froid ! nudité ! faim ! soif ! Oh ! regardez donc, regardez donc !… C’est mon père, je veux vous en faire l’aveu.

LES BRIGANDS, s’avançant et entourant le vieillard.

Ton père ? ton père ?

SCHWEIZER s’approche respectueusement et se jette aux pieds du vieillard.

Père de mon capitaine, je baise la poussière de tes pieds. Commande à mon poignard.

MOOR.

Vengeance ! Vengeance ! vengeance pour toi, vieillard, si cruellement profané ! (Il déchire son habit du haut en bas.) Voilà comme je déchire pour jamais les nœuds fraternels ; voilà comme je maudis, à la face du ciel ouvert, chaque goutte du sang de mon frère. Ô lune ! et vous, astres de la nuit, écoutez-moi ; entends mes cris, ciel funèbre, qui jettes tes regards sur cette abomination. Écoute-moi, Dieu trois fois terrible, toi qui règnes là-haut au-dessus de la lune, qui venges et condamnes au-dessus des étoiles, et qui allumes ta foudre au-dessus de la nuit : me voici à genoux… Voici que je lève les trois doigts dans le frémissement de la nuit… Ici, je jure, et que la nature me jette hors de son enceinte si je manque à mon serment, je jure de ne plus saluer la lumière du jour que le sang du parricide ne soit répandu sur cette pierre, et que la vapeur impure n’en monte vers le soleil ! (Il se lève.)

LES BRIGANDS.

C’est un tour de Bélial ! qu’ils disent encore que nous sommes des coquins ! Non, par tous les démons ! nous n’avons jamais rien fait d’aussi affreux !

MOOR.

Oui, et par tous les terribles soupirs de ceux qui sont tombés sous vos poignards, par ceux que mes flammes ont dévorés, et que ma tour dans sa chute a écrasés… aucune idée de meurtre ou de vol ne s’arrêtera dans votre sein que vos habits à tous ne soient teints du sang de ce maudit… Auriez-vous imaginé jamais que vous fussiez le bras de la plus haute Majesté ? Le nœud de notre destinée se débrouille. Aujourd’hui, aujourd’hui, une invincible puissance ennoblit notre métier ! Adorez celui qui vous charge de sublimes desseins, qui vous amène dans ces déserts, qui vous a jugés dignes d’être les anges terribles de son impénétrable justice. Découvrez vos têtes, agenouillez-vous dans la poussière, et relevez-vous sanctifiés. (Ils tombent tous à genoux et se prosternent.)

SCHWEIZER.

Commande, capitaine, que faut-il faire ?

MOOR.

Lève-toi Schweizer, et touche ces cheveux sacrés. (Il le conduit vers son père, et lui fait serrer dans sa main une boucle de ses cheveux.) Tu sais comme tu as fendu la tête à ce cavalier bohémien, lorsqu’il levait le sabre sur moi, lorsqu’épuisé de fatigue et de sang, mes genoux tremblants se dérobaient sous moi. Alors je t’ai promis une récompense digne d’un roi : jusqu’à présent, je n’ai point encore pu te payer ma dette.

SCHWEIZER.

Tu me l’as juré, il est vrai, mais laisse-moi te nommer à jamais mon débiteur.

MOOR.

Non, dès aujourd’hui, je veux te payer. Jamais, Schweizer, mortel ne fut honoré comme toi !… Venge mon père ! (Schweizer se lève).

SCHWEIZER.

Grand capitaine ! aujourd’hui, pour la première fois, tu m’as rendu orgueilleux… Ordonne ! Quand, comment, où, dois-je frapper ?

MOOR.

Les minutes sont comptées, il faut te hâter. Choisis les plus dignes de la bande, et conduis-les tout droit au château du seigneur. Traîne-le hors du lit s’il dort, ou s’il est couché dans les bras de la volupté ; enlève-le de la table où il s’est enivré ; arrache-le des pieds du crucifix si tu l’y trouves prosterné. Mais, prends garde, c’est un ordre rigoureux, ne me l’amène pas mort. Je taillerai en pièces, et je donnerai à manger aux vautours affamés les membres déchirés de celui qui osera seulement effleurer sa peau, ou arracher un seul de ses cheveux. Il faut que je l’aie tout entier, et si tu l’amènes tout entier et vivant, tu auras un million pour récompense. Aux dépens de ma vie, je le volerai à un roi, et toi, tu seras libre comme l’air… Si tu m’as compris, hâte ma vengeance.

SCHWEIZER.

Il suffit, capitaine. Touche. (Il lui tend la main.) Ou tu ne verras personne, ou tu nous verras revenir deux. Anges exterminateurs de Schweizer, venez. (Il part, suivi d’une bande de brigands et de Hermann.)

MOOR.

Vous autres, dispersez-vous dans la forêt… Je reste.

FIN DU QUATRIÈME ACTE

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