SCÈNE XVII

LE VIEUX COMTE MAXIMILIEN DE MOOR, LES PRÉCÉDENTS.

LE VIEUX COMTE.

Ô mon Dieu ! je te rends grâce, l’heure de ma délivrance est arrivée.

MOOR.

Ombre du vieux Moor, qui t’a troublé dans la tombe ? As-tu traîné après toi dans l’autre monde un crime qui te ferme l’entrée du Paradis ? Je ferai dire des messes. Je veux prier Dieu qu’il rappelle ton ombre errante. As-tu enterré l’or des veuves et des orphelins ? Est-ce pour t’en punir que tu erres à cette heure en gémissant ?… Je veux arracher ce trésor souterrain aux griffes du dragon magique, dût-il vomir sur moi des torrents de flamme, et se ruer sur mon épée avec d’horribles grincements de dents. Ou viendrais-tu là, à ma demande, m’expliquer les énigmes de l’Éternité ? Parle, parle ! je ne suis point l’homme de la pâle crainte.

LE VIEUX COMTE.

Je ne suis point un esprit ; touche mes os, je vis, oh ! d’une vie misérable et douloureuse !

MOOR.

Quoi, tu n’as pas été enterré ?

LE VIEUX COMTE.

J’ai été enterré : c’est-à-dire, un chien mort gît à ma place dans le tombeau de mes pères. Et moi… depuis trois lunes, je languis dans cette sombre tour, où pas un rayon de lumière ne m’a éclairé, où jamais un air doux et pur ne m’a rafraîchi, où les aigres corbeaux croassent, où la chouette hurle ses présages sinistres.

MOOR.

Ciel et terre ! qui a fait cela !

HERMANN, avec une joie horrible.

Un fils !

LE VIEUX COMTE.

Ne le maudis pas.

MOOR.

Un fils ? (Se jetant avec rage sur Hermann.) Menteur, à la langue de serpent ! Un fils ! répète encore un fils, et je plonge mille poignards dans ton gosier sacrilège ! Un fils !

HERMANN.

C’est peut-être un démon qui a fait tout cela, mais moi je ne puis pas dire autrement : oui, son fils !

MOOR, comme pétrifié.

Ô chaos éternel !

LE VIEUX COMTE.

Si tu es un homme et si tu as un cœur d’homme… Sauveur ! que je ne connais pas, oh ! alors, écoute le désespoir d’un père que ses fils lui ont préparé… Depuis trois lunes, je ne m’en suis plaint qu’à ces murs de roc, et leur voix barbare n’a fait que singer mes gémissements… C’est pourquoi si tu es un homme et si tu as un cœur d’homme…

MOOR.

Cette prière attendrirait des bêtes féroces !

LE VIEUX COMTE.

J’avais été malade, je gardais encore mon lit, à peine avais-je recueilli un peu de force après une longue et douloureuse maladie ; on m’amena un homme qui m’annonça que mon premier né était mort dans une bataille, et dans ses derniers adieux, c’était ma cruelle malédiction qui l’avait jeté dans les combats, dans la mort, dans le désespoir.

HERMANN.

Mensonge ! Horrible imposture ! Ce lâche c’était moi-même, qu’il avait acheté avec de l’or et des promesses, pour empêcher vos recherches sur ce fils, et empoisonner d’un seul coup le reste de vos jours.

LE VIEUX COMTE.

Toi, toi ? Ô ciel ! Et c’était une infernale machination ! J’ai été trompé ?

MOOR, s’éloignant.

L’entends-tu, Moor, l’entends-tu ? Un jour horrible commence à m’éclairer.

HERMANN.

Écrasez-moi comme un reptile impur ! J’étais son complice, je supprimais les lettres de votre Charles ; je changeais les vôtres, et j’en faisais passer d’autres remplies de haine et de cruauté. C’est ainsi qu’on vous a trahi… c’est ainsi qu’ils l’ont arraché de votre testament et de votre cœur.

MOOR, dans le plus affreux déchirement de cœur.

Et pour cela, voleur et assassin ! (Le poing tantôt sur la poitrine et tantôt sur le front.) Oh insensé… insensé… Des ruses infâmes… Et pour cela incendiaire et assassin. (Il marche avec fureur).

LE VIEUX COMTE, avec une colère qui s’éteint graduellement.

François, François !… Mais je ne veux plus maudire… Et moi, qui n’ai rien vu, qui n’ai rien soupçonné. Malheur au père indulgent et aveugle !

MOOR, s’arrêtant.

Et ce père dans la tour ? (Il concentre sa douleur.) Ce n’est pas à moi de me plaindre et d’entrer en fureur. (Au vieillard avec un calme forcé.) Continuez.

LE VIEUX COMTE.

Je m’évanouis à cette nouvelle… Il faut que l’on m’ait cru mort ; car, en revenant à moi, j’étais déjà dans la bière, enseveli dans un linceul. Je grattai les planches du cercueil : on l’ouvrit. Autour de moi la nuit sombre… Mon fils François était là qui me regardait… « Quoi ! s’écria-t-il d’une voix terrible, veux-tu donc vivre éternellement ?… » Et il referma le cercueil. Le tonnerre, de sa voix, m’avait privé de tous mes sens ; à mon réveil, je sentis le cercueil soulevé, puis roulé sur une voiture. Où me conduisaient-ils ? Enfin ils ouvrent mon cercueil, je me trouvai à l’entrée de ce souterrain, mon fils y était aussi, et l’homme qui m’avait apporté l’épée tachée du sang de mon Charles… Comme j’embrassai ses genoux ! Je l’ai prié, je l’ai conjuré le front dans la poussière de ses pieds !… Les prières de son père n’arrivaient point à son cœur… « Jetez là cette charogne. (J’ai entendu tonner ces épouvantables paroles dans sa bouche.) Il a assez vécu ! » Et je fus poussé dans ce souterrain sans pitié, et mon fils François ferma sur moi cette grille de fer.

MOOR.

Ce n’est point possible ! Il faut que vos malheurs aient égaré votre raison.

LE VIEUX COMTE.

Cela pourrait bien être. Écoute, mais ne t’irrite pas. Voilà comme je suis resté pendant vingt heures, et personne qui pensât à ma peine. Jamais pied mortel n’approche ce désert ; car on dit que les esprits de mes pères traînent des chaînes bruyantes sur ces ruines, et hurlent leurs chants de mort à l’heure de minuit. Enfin j’entendis la porte s’ouvrir ; cet homme m’apporta du pain et de l’eau, et m’apprit que j’avais été condamné à mourir de faim, et qu’il exposait sa vie si l’on venait à découvrir qu’il osât m’apporter à manger. C’est ainsi que j’ai été douloureusement conservé pendant ce long temps, mais le froid continuel… l’air souillé de mes excréments… un chagrin sans bornes, j’ai perdu toutes mes forces, mon corps s’est desséché… Mille fois, avec des larmes, je demandais à Dieu la mort ; mais il faut que la mesure de ma punition ne soit pas comblée ou peut-être quelque joie m’attend encore, puisque j’ai été si miraculeusement conservé. Mais je souffre avec justice… Mon Charles ! mon Charles !… et il n’avait pas encore de cheveux blancs.

MOOR.

C’est assez. Levez-vous ! cœurs de pierre ! Dorment-ils d’un sommeil de fer ! Allons, aucun d’eux ne s’éveillera-t-il ? (Moor tire un coup de pistolet au-dessus de sa bande endormie.)

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