Scène II

FRANÇOIS, AMÉLIE, qui marche d’un pas languissant, paraît dans le fond.

FRANÇOIS.

Elle vient ! Ha ! ha ! cela opère ! Sa marche languissante me l’assure… Je ne l’aime point… mais je ne veux pas qu’un autre soit heureux par tant d’attraits. Hélas ! aux cœurs heureux les vertus sont faciles ! Beauté que je veux flétrir, étouffer dans mes bras, tu n’auras fleuri pour personne… Que fait-elle donc là ? (Amélie, qui ne l’aperçoit pas, déchire un bouquet de fleurs et l’écrase sous ses pieds. François s’approche d’un air moqueur.) Ces pauvres violettes, quel mal vous ont-elles fait ?

AMÉLIE, effrayée, mesurant F rançois d’un long regard.

Toi ici ? je le désirais… C’est toi que je voulais, toi seul, toi seul dans toute la création.

FRANÇOIS.

Que je suis heureux ! Moi seul dans l’immense création.

AMÉLIE.

Toi, toi seul ! brûlante et affamée, je languis, je voudrais… j’ai soif de toi. Reste, je t’en conjure… je me sens soulagée quand je puis te maudire en face .

FRANÇOIS.

À moi ce traitement ! Mon enfant, tu te trompes ; va trouver le père !

AMÉLIE.

Le père ? Un père qui sert son fils sur la table du désespoir ? Dans son château il s’enivre de vins exquis, et il caresse ses membres flétris dans l’édredon voluptueux, tandis que son grand et magnanime fils manque du nécessaire. Rougissez, inhumains ! Âmes féroces et cadavéreuses, vous êtes la honte de l’humanité !… Son fils unique…

FRANÇOIS.

Je croyais qu’il en avait deux.

AMÉLIE.

Oui ! il méritait d’avoir deux fils tels que toi ! Sur son lit de mort il étendra ses mains livides vers son Charles, et frémira d’effroi en saisissant la main glacée de son François. Oh ! il est doux, délicieux d’être maudit par un père !

FRANÇOIS.

Tu es en délire, mon amie ; je te plains.

AMÉLIE.

Oh ! je t’en prie ! Plains-tu ton frère ? Non, cruel, tu le hais. Tu me hais aussi, j’espère ?

FRANÇOIS.

Je t’aime comme moi-même, Amélie.

AMÉLIE.

Si tu m’aimes, peux-tu me refuser une seule prière ?

FRANÇOIS.

Aucune, aucune ! si tu ne demandes pas plus que ma vie.

AMÉLIE.

Je te demande une grâce qui est de ta nature, et tu me l’accorderas volontiers (avec orgueil) : c’est de me haïr !… Je rougirais de honte si, en pensant à Charles, il me venait dans l’idée que tu ne me hais pas ! Tu me le promets, au moins ? Va-t’en maintenant, et laisse-moi.

FRANÇOIS.

Charmante rêveuse, j’admire ton cœur plein de douceur. (Mettant la main sur le cœur d’Amélie.) Là Charles régnait comme un dieu dans son temple ; tu voyais Charles partout où tu portais tes regards, Charles occupait tous tes songes, toute la création te paraissait concentrée en lui seul, ne te parler que de lui seul, ne t’animer que de lui seul.

AMÉLIE, émue.

Oui, je l’avoue. En dépit de vous, barbares, je veux le dire au monde entier… Je l’aime.

FRANÇOIS.

C’est inhumanité, c’est cruauté de récompenser ainsi tant d’amour ! d’oublier celle…

AMÉLIE, vivement.

M’oublier ?

FRANÇOIS.

Ne lui avais-tu pas mis au doigt un anneau ? un anneau de diamants pour gage de ta foi ?… Je sais bien qu’il est difficile à un jeune homme de résister aux charmes d’une courtisane : qui le blâmera, puisqu’il ne lui restait plus rien à donner ?… et ne l’a-t-elle pas payé avec usure par ses caresses et ses baisers ?

AMÉLIE, irritée.

Mon anneau à une courtisane ?

FRANÇOIS.

C’est infâme !… Encore si ce n’était que cela… De quelque prix que soit un anneau, l’on peut toujours, à force d’argent, le racheter… Peut-être la façon lui a-t-elle déplu !… peut-être aussi l’a-t-il changé contre un plus bel anneau.

AMÉLIE.

Mais mon anneau ! mon anneau !

FRANÇOIS.

Votre anneau, Amélie… Ah ! un tel bijou à mon doigt… et de la main d’Amélie !… La mort ne me l’aurait pas arraché… N’est-il pas vrai, Amélie ? Ce n’est pas la richesse du diamant, ce n’est pas l’art de l’ouvrier… C’est l’amour qui fait tout son prix !… Chère enfant, tu pleures ? Malheur à qui arrache ces perles si précieuses à ces yeux si célestes !… Ah ! et si tu savais tout ! Si tu le voyais lui-même, si tu le voyais avec ces traits ?

AMÉLIE.

Sous quels traits, monstre ?

FRANÇOIS.

Bonne Amélie, ne cherche point à en savoir davantage. (À part, mais de manière qu’Amélie puisse l’entendre.) Encore si, pour se dérober à l’œil de l’innocence, il avait un voile, ce vice horrible ! Mais il se montre et fait horreur dans un œil jaune et plombé. Sa figure pâle et creuse, et ses os desséchés qui percent ses joues livides, trahissent sa laideur ; sa voix altérée bégaye : qui ne haïrait la difformité de ce squelette tremblant et décharné ? Ce vice horrible pénètre jusque dans la moelle des os… Quel dégoût !… Amélie, tu as vu dernièrement dans notre hôpital, ce malheureux qui a exhalé son âme dans un soupir empoisonné… La pudeur, n’osant le regarder, fermait son œil timide ; tu l’as plaint avec horreur… Rappelle-toi son image tout entière, et Charles est devant toi. De ses lèvres coulent le poison et la mort sur les baisers d’Amélie.

AMÉLIE, se détournant.

Ah !… calomniateur sans pudeur !

FRANÇOIS.

Ce Charles te fait horreur ! son image seule t’inspire du dégoût ? Va donc le regarder, ton Charles, ce beau, ce divin jeune homme, un ange ! Va respirer avec volupté son haleine enflammée, et qu’il rafraîchisse tes joues de roses par ses baisers d’ambroisie. (Amélie se couvre le visage de ses mains.) Quelle ivresse amoureuse ! quelle volupté dans ses embrassements !… Mais n’est-il pas bien injuste de condamner un homme à cause de son extérieur malade ? Une âme grande et belle peut briller dans un misérable corps souillé d’ulcères, comme un rubis brille dans un bourbier (riant d’un rire méchant) ; sur des lèvres déchirées de boutons impurs, ne se peut-il pas que l’amour… Il est vrai que si l’âme est flétrie comme le corps, de toutes les souillures de la débauche, si la vertu se perd avec la chasteté, comme l’odeur dans une rose fanée…

AMÉLIE, avec un transport de joie.

Ah ! mon cher Charles ! je te reconnais ! je te revois aussi beau que tu étais… Tout ce qu’il a dit est mensonge… Ne sais-tu pas, misérable, qu’il est impossible… (François reste comme enseveli dans un morne silence, et tout à coup se détourne et sort. Amélie l’arrête.) Où vas-tu ? Est-ce ta honte que tu fuis ?

FRANÇOIS, cachant son visage.

Laisse-moi, laisse-moi, que je donne un libre cours à mes larmes. Père tyrannique ! livrer ainsi le meilleur de tes fils à la misère… à la honte qui l’entoure. Laisse-moi, Amélie, je vais tomber à ses pieds, le conjurer à genoux de me charger de sa malédiction, de la rouler sur moi seul, de me déshériter… Moi… mon sang… ma vie… tout…

AMÉLIE, se jetant à son cou.

Frère de mon Charles, bon et sensible François !

FRANÇOIS.

Ô Amélie ! je t’aime pour cette inébranlable fidélité que tu conserves à mon frère… Pardonne si j’ai osé mettre tant d’amour à une aussi rude épreuve !… Que tu as bien justifié mes désirs !… Par ces larmes, par ces brûlants soupirs, par cette indignation céleste… C’est ainsi que nos âmes fraternelles savaient s’entendre.

AMÉLIE, secouant la tête.

Non, non, par la chaste lumière du ciel ! pas une goutte de son sang, pas une étincelle de son génie… rien de sa sensibilité.

FRANÇOIS.

Dans une belle soirée, la dernière avant son départ pour Leipzig, il m’emmena avec lui dans ce berceau qui vous a vus tant de fois assis ensemble dans les douces rêveries de l’amour… Nous restâmes longtemps sans oser respirer… Enfin, il prend ma main, et tout baigné de larmes : « Je quitte Amélie, s’écrie-t-il d’une voix éteinte, je ne sais… j’ai un pressentiment que c’est pour toujours… Ne l’abandonne pas, mon frère… sois son ami… son Charles… si Charles… la perdait pour toujours… » (Il se jette aux genoux d’Amélie et baise sa main avec transport.) Et Charles ne reviendra… jamais. Et moi, je me suis engagé solennellement, je lui ai fait une promesse sacrée…

AMÉLIE, reculant d’effroi.

Traître, tu es démasqué. C’est dans ce même berceau qu’il m’a fait promettre que jamais un autre amour… même après sa mort… Vois-tu combien tu es impie, un exécrable monstre… Fuis loin de mes yeux.

FRANÇOIS.

Tu ne me connais pas, Amélie, non, tu ne me connais pas.

AMÉLIE.

Oh ! c’est en ce moment que je t’ai bien connu. Et tu voudrais lui ressembler ? Devant toi il aurait pleuré pour moi ? Devant toi ?… Il aurait plutôt écrit mon nom sur la potence. Sors.

FRANÇOIS.

Tu m’offenses.

AMÉLIE.

Sors, te dis-je. Tu m’as dérobé une larme précieuse ! Qu’elle soit prise sur ta vie !

FRANÇOIS.

Tu me hais.

AMÉLIE.

Je te méprise. Sors.

FRANÇOIS, frappant la terre dans sa fureur.

Attends. Voilà comme je te ferai trembler. Me sacrifier à un mendiant ! ( Il sort comme un forcené.)

AMÉLIE.

Va-t’en, misérable !… Enfin, je suis avec Charles… À un mendiant ! Où sont tes lois, ô monde ! Des mendiants sont donc des rois, et les rois sont des mendiants… Je n’échangerais pas les haillons qu’il porte contre la pourpre des souverains… Le regard avec lequel il demande l’aumône doit être un grand regard… un regard qui anéantit la magnificence, la pompe, le triomphe des grands et des riches ! (Arrachant avec indignation les perles de son cou.) Parure splendide, je te foule à mes pieds. Soyez condamnés à vous charger d’or, d’argent et de diamants, grands et riches, je vous condamne à vous enivrer de mollesse et de volupté !… Charles, Charles, voilà comme je suis digne de toi !

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