Scène IV

SPIEGELBERG, avec des lettres, CHARLES MOOR.

SPIEGELBERG.

Mille diables ! coup sur coup ! Malédiction ! Sais-tu, Moor, sais-tu ?… C’est à devenir fou !…

MOOR.

Et quoi donc de nouveau ?

SPIEGELBERG.

Tu le demandes ?… Lis… lis toi-même… Notre métier est à vau-l’eau… La paix est en Allemagne. Que le diable emporte les moines !

MOOR.

La paix en Allemagne !

SPIEGELBERG.

Il y a de quoi se pendre… Le droit du plus fort détruit pour toujours… toute espèce de guerre défendue, sous peine de mort… Meurtre et mort !… Crève, Moor… Des plumes griffonneront où jadis nos glaives tranchants…

MOOR, jetant son sabre avec colère.

Que de vils poltrons gouvernent donc, et que les Hommes brisent leurs armes… La paix en Allemagne !… Allemagne, tu es flétrie pour toujours… Une plume d’oie au lieu de lance… Non, je ne veux pas y penser… Il faut enchaîner ma langue et ma volonté dans leurs lois !… La paix en Allemagne !… Malédiction sur cette paix… elle force à ramper qui allait s’élever d’un vol d’aigle… La paix n’a pas encore formé un grand homme, la guerre enfante des géants et des héros… (Avec feu). Ah ! si l’âme d’Hermann brûlait encore sous la cendre ! Qu’on me place devant une troupe d’hommes tels que moi et hors de l’Allemagne… hors de l’Allemagne… Mais non, non, non. Elle doit finir, et son heure est venue. Plus de battements de pouls libre dans les petits-fils de Barberousse. Je veux dans mes bois paternels oublier de combattre.

SPIEGELBERG.

Comment, diable ! tu ne voudrais pas jouer le rôle de l’enfant prodigue, j’espère ? Un homme comme toi, dont l’épée a plus écrit sur les figures que trois secrétaires n’en pourraient barbouiller sur des textes de lois dans une année bissextile ! Fi donc ! Rougis de honte… Il ne faut pas que le malheur fasse d’un grand homme un lâche.

MOOR.

Je veux demander pardon à mon père, Maurice, et je n’en rougirai point. Appelle, si tu veux, faiblesse ce respect pour mon père… c’est la faiblesse d’un homme, et celui qui ne l’a pas doit être un Dieu… ou une brute… Laisse-moi garder toujours un juste milieu.

SPIEGELBERG.

Va-t’en, va ! Tu n’es plus Moor. Te rappelles-tu combien de fois, le verre à la main, tu t’es moqué de ce vieux ladre ? « Qu’il grappille et qu’il entasse, disais-tu, cela servira pour user mon gosier à force de boire. » Te rappelles-tu cela ? hé ? te le rappelles-tu ?… Ô malheureuse et pitoyable jactance !… Encore c’était parler en homme, en gentilhomme ; mais…

MOOR.

Malédiction sur toi pour m’avoir rappelé mon crime ! Malédiction sur moi pour l’avoir commis !… C’était dans les vapeurs du vin, et mon cœur n’entendait pas les forfanteries de ma langue.

SPIEGELBERG, branlant la tête.

Non, non, non, cela ne se peut pas. Impossible, camarade, que ce puisse être sérieux. Dis donc, l’ami, ne serait-ce pas la nécessité qui te ferait chanter sur ce ton-là ? Oh ! n’aie pas peur, si l’on nous pousse à bout, le courage croît avec le danger, et la force s’élève avec la contrainte. Il faut que la destinée veuille faire de nous de grands hommes, puisqu’elle nous barre ainsi le chemin.

MOOR, avec humeur.

Il me semble qu’il n’y a plus rien pour éprouver notre courage : où ne l’avons-nous pas déployé ?

SPIEGELBERG.

Très-bien ! Et tu voudrais laisser se perdre les dons de la nature ? tu veux enfouir tes talents ? Crois-tu donc que tes espiègleries à Leipzig soient les bornes de l’esprit humain ? Entrons dans le grand monde, et tu verras bien autre chose. Paris et Londres ! – Là, c’est un ravissement d’y pratiquer le métier en grand… Bouche béante, tu ouvriras de grands yeux ébahis ! Comme on contrefait des signatures, comme on pipe les dés, comme on force les serrures ; et les entrailles des coffres-forts, avec quelle adresse on les vide ! C’est de Spiegelberg qu’il te faudra apprendre tout cela. L’imbécile qui veut mourir de faim dans la ligne droite mérite d’être attaché à une potence… Avec des doigts crochus.

MOOR, avec ironie.

Comment ? tu en es là déjà ?

SPIEGELBERG.

Je crois que tu n’as pas grande confiance en ma capacité. Attends, que je m’échauffe, et tu verras s’opérer des miracles. Ta petite cervelle ébranlée se retournera dans ta tête quand mon génie enfantera ses prodigieux desseins. (Frappant la table.) César, ou rien, aut Cæsar, aut nihil. Tu seras jaloux de moi.

MOOR, le regardant.

Maurice !

SPIEGELBERG, vivement.

Oui ! jaloux, là, dans le cœur ; toi, et vous tous, vous serez tous jaloux de moi, toute votre intelligence ne pourra comprendre les plans rusés que j’inventerai. Quel jour tout à coup m’éclaire ! De grandes pensées crépusculent dans mon âme, des rêves de géant s’agitent dans mon cerveau créateur. Maudit sommeil de ma raison (se frappant la tête), qui enchaînait ma force et mes espérances… Je m’éveille, je sens qui je suis, ce que je dois devenir ! Va, laisse-moi. Vous serez tous nourris de mes bienfaits.

MOOR.

Tu es un fat. C’est le vin qui gasconne dans ta cervelle.

SPIEGELBERG, encore plus animé.

« Spiegelberg, dira-t-on, es-tu sorcier, Spiegelberg ? – C’est dommage que tu ne sois pas général, dira le roi, tu aurais fait passer nos ennemis par une boutonnière. J’entends les médecins gémir. – Cet homme est inexcusable de n’avoir pas étudié la médecine ; il eût inventé un nouveau remède universel ! – Ah ! diront les Sully, dans leur cabinet, avec un soupir, pourquoi n’a-t-il pas donné dans la finance ; en pressant la pierre, par la magie il en eût exprimé de l’or. » Et le nom de Spiegelberg volera d’Orient en Occident… Et vous, lâches, sinistres crapauds, vous resterez dans la crotte, tandis que Spiegelberg d’un vol sublime volera vers le temple de la gloire.

MOOR.

Bon voyage ! Monte au faîte des honneurs par-dessus le poteau de l’ignominie. Dans l’ombre de mes bois paternels, dans les bras de mon Amélie, une plus noble joie m’appelle. Dès la semaine dernière, j’ai écrit à mon père, je lui demande pardon, je ne lui ai pas caché la moindre de mes fautes, et la sincérité trouve toujours compassion et secours. Faisons-nous nos adieux, Maurice, et pour toujours. La poste est arrivée. Le pardon de mon père est déjà dans les murs de cette ville.

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