Scène VI

RAZMANN, LES PRÉCÉDENTS.

MOOR, volant vers lui.

Camarade, camarade, la lettre, la lettre !

RAZMANN, lui donnant la lettre, qu’il ouvre avec précipitation.

Qu’as-tu donc ? Tu deviens pâle comme ce mur.

MOOR.

De la main de mon frère !

ROLLER.

Quelle comédie joue donc là Spiegelberg ?

GRIMM.

Il est fou. Il fait des gestes comme à la danse de Saint-Guy.

SCHUFTERLE.

Son esprit bat la campagne. Je crois qu’il fait des vers.

ROLLER.

Spiegelberg ! Hé, Spiegelberg !… L’animal n’entend pas.

GRIMM, le secouant.

Holà, hé ! dis donc si tu rêves ? (Spiegelberg qui, pendant tout ce temps-là, dans un coin de la chambre, s’est agité sur son siège comme un homme à projets, se lève en sursaut, l’œil égaré, et s’écrie :) La bourse ou la vie ! (Il prend Schweizer à la gorge ; celui-ci le jette contre le mur. Ils rient tous. Moor laisse tomber la lettre, et sort avec fureur. Ils se taisent tout à coup, et le regardent avec attention.)

ROLLER, courant après lui.

Moor ! où vas-tu, Moor ? Qu’as-tu ?

GRIMM.

Qu’a-t-il ? qu’a-t-il donc ? Il est pâle comme un mort.

MOOR.

Perdu ! perdu ! (Il sort désespéré.)

GRIMM.

Il faut qu’il ait reçu de bonnes nouvelles. Voyons donc cela.

ROLLER, ramassant la lettre et lisant.

« Malheureux frère. » – Le commencement est gai. – « En deux mots, il faut que je te dise qu’il ne te reste aucune espérance. Il peut s’en aller, dit ton père, où ses infamies le conduiront. Il dit encore que tu ne dois pas espérer d’obtenir jamais grâce si tu venais pleurer à ses genoux, tu peux compter que tu serais régalé de pain et d’eau dans le plus profond souterrain des tours de son château, jusqu’à ce que tes cheveux aient poussé comme des plumes d’aigle, et tes ongles comme les serres d’un vautour. Ce sont ses propres paroles. Il m’ordonne de finir la lettre. Adieu pour toujours : je te plains. – FRANÇOIS DE MOOR. »

SCHWEIZER.

Voilà, ma foi, un petit frère doux comme du sucre… Et cette canaille se nomme François ?

SPIEGELBERG, s’approchant à pas de loup.

Du pain et de l’eau ! Une belle vie ! Non, je vous donnerai quelque chose de mieux. N’ai-je pas toujours dit qu’il me faudrait à la fin penser pour vous tous ?

SCHWEIZER.

Que dit cet animal ? Cette tête de mouton veut penser pour nous tous ?

SPIEGELBERG.

Des lâches, des lièvres, des cœurs d’éponges des chiens boiteux, voilà ce que vous êtes tous, si vous n’avez pas le courage de hasarder quelque grand coup de maître.

ROLLER.

Eh bien ! nous serions des lâches, tu dis vrai… Mais ce que tu veux entreprendre nous peut-il tirer de ce mauvais pas ? Dis.

SPIEGELBERG, avec un éclat de rire plein de suffisance.

Pauvre tête ! vous tirer de ce mauvais pas ? Ha, ha, ha ! De ce mauvais pas ?… Je te croyais au moins un plein dé de cervelle, et ta rosse, après ce beau chef-d’œuvre, s’en retourne à l’écurie ? Il faudrait que Spiegelberg ne fût qu’un imbécile si pour si peu de chose il se donnait seulement la peine de penser. C’est pour faire de vous des héros, te dis-je, des barons, des princes, des dieux ?

RAZMANN.

C’est bien fort pour un coup d’essai ; c’est sans doute une œuvre de casse-cou ; cela nous coûtera pour le moins la tête.

SPIEGELBERG.

Pas à toi, Razmann, je t’en réponds. Il ne faut que du courage ; car, pour l’esprit, je m’en charge seul. Du courage, te dis-je, Schweizer, du courage, Roller, Grimm, Razmann, Schufterle ! Ce n’est que du courage qu’il faut…

SCHWEIZER.

Du courage ? S’il ne faut que cela, j’ai assez de courage pour traverser l’enfer à pieds nus.

RAZMANN.

J’ai assez de courage pour disputer à Satan même, sous la potence, le cadavre d’un scélérat.

SPIEGELBERG.

Voilà ce que j’aime. Si vous avez du courage, que l’un de vous s’avance et qu’il dise : « J’ai encore quelque chose à perdre. » (Ils restent sans répondre.) Point de réponse.

ROLLER.

Pourquoi tant de paroles perdues ? Si avec de la raison on peut le comprendre, si avec du courage on peut l’exécuter… Parle.

SPIEGELBERG.

Écoutez donc. (Il se met au milieu d’eux, et les regarde d’un air effaré.) S’il coule encore dans vos veines une goutte du sang des héros allemands, venez… Nous voulons établir notre demeure dans les forêts de la Bohême, y rassembler une bande de brigands, et… Comme vous me regardez ! Votre peu de courage s’est-il déjà glacé ?

ROLLER.

Tu n’es pas, il est vrai, le premier fripon qui ait regardé par-dessus la potence, et cependant… quel autre choix…

SPIEGELBERG.

Choix ? Vous ? Vous n’avez rien à choisir. Voulez-vous rester ensevelis dans la prison où pourrissent les débiteurs, y filer la laine jusqu’à ce que la trompette vous appelle au grand jour du jugement ? Voulez-vous, avec la pelle et la bêche gagner un petit morceau de pain grossier arrosé d’une sueur de sang ? Voulez-vous, par vos chants importuns, aller arracher aux fenêtres une maigre aumône ? Voulez-vous être soldats, et reste à savoir encore si l’on se fiera à votre physionomie ; et là, sous les ordres d’un sergent brutal, souffrir, dès ce monde tous les tourments de l’enfer, ou vous promener dans la grande allée, au son du tambour, ou, dans le paradis des galériens, traîner toute la ferraille de la forge de Vulcain ? Voyez, voilà tout ce que vous avez à choisir.

ROLLER.

Tu es un maître orateur, Spiegelberg, lorsqu’il s’agit de faire d’un honnête homme un fripon… Mais dites-moi donc, vous autres, qu’est devenu Moor ?

SPIEGELBERG.

Honnête, dis-tu ? Crois-tu qu’alors tu serais moins honnête, Roller ? Qu’appelles-tu honnête ? Débarrasser des riches malheureux d’un tiers de leurs inquiétudes, qui chassent loin d’eux le doux sommeil et les songes dorés ; faire circuler l’argent embarrassé dans des canaux impurs, rétablir dans les fortunes la balance égale, rappeler l’âge d’or ; soulager la terre d’une charge importune, épargner au Dieu vengeur la guerre, la peste, la famine, les médecins ; dire avec orgueil : quand je m’assieds à mon repas, ce sont mes ruses, mon courage de lion et mes veilles qui me l’ont gagné… Être respecté des grands et des petits…

ROLLER.

Et finir par une ascension solennelle en dépit de l’orage et des vents, en dépit de la dent vorace du vieux Saturne ; planer sous le soleil et la lune, et tous les astres, où les oiseaux en chœur feront entendre leurs célestes concerts, n’est-ce pas ?… Et pendant que les rois et les grands de la terre seront mangés des vers, avoir l’honneur de recevoir les visites de l’oiseau royal de Jupiter ?… Maurice, Maurice, Maurice ! prends garde à toi, prends garde à la bête à trois pieds .

SPIEGELBERG.

Et cela te fait peur, cœur de lièvre ? Plus d’un génie universel qui aurait pu réformer le monde, a déjà pourri entre le ciel et la terre, et ne parle-t-on pas d’un tel génie des siècles entiers ? n’est-il pas l’éternel entretien de la postérité qui l’admire ? tandis que des foules de rois et d’électeurs ne seraient pas même comptés dans l’histoire des âges, si l’historiographe ne craignait d’interrompre la chaîne des successeurs, et s’il ne grossissait par là son livre de quelques pages avares, que son libraire, encore plus avide, lui paye à tant la feuille… Et quand le voyageur le voit ballotté par les vents : « Celui-là n’avait pas de l’eau dans la cervelle, » murmure-t-il entre ses dents, et il soupire sur la dureté des temps.

RAZMANN.

Tu parles en maître, Spiegelberg, en maître ! Comme un autre Orphée, tu as assoupi la bête hurlante, ma conscience. Prends-moi tout entier, me voilà.

GRIMM.

Et l’on appelle cette mort une flétrissure !… Eh bien ! ne peut-on pas à tout événement avoir toujours dans sa poche une poudre salutaire qui vous expédie en silence à l’Achéron, où il n’y a plus personne qui vous poursuive… Courage, camarade Maurice, tu viens aussi d’entendre la profession de foi de Grimm. (Il lui donne la main.)

SCHUFTERLE.

Tonnerre ! ils sont tous là dans ma tête… Charlatans… loterie… alchimistes, des coquins tous pêle-mêle… Celui qui fait l’offre la plus raisonnable m’aura… Prends cette main, cousin.

SCHWEIZER s’approche lentement.

Maurice, tu es un grand homme ! ou, pour mieux dire, un cochon aveugle a trouvé un gland.

ROLLER, après un profond silence pendant lequel il promène un long regard sur S chweizer.

Et toi aussi, ami ? (Il lui tend la main droite avec chaleur.) Roller et Schweizer… fût-ce pour entrer dans les enfers.

SPIEGELBERG, bondissant de joie.

Aux étoiles, camarades. Passage libre pour aller à César et Catilina !… Courage… Et ce vin-là, qu’on l’avale !… Vive le dieu Mercure !

TOUS, en buvant d’un trait.

Vivat !

SPIEGELBERG.

Et à présent, marchons à l’ouvrage. Dans un an d’aujourd’hui chacun de vous doit pouvoir acheter un comté.

SCHWEIZER, entre ses dents.

S’il n’est pas sur la roue. (Ils vont pour sortir.)

ROLLER.

Doucement, mes enfants, doucement, où allez-vous ? Il faut que l’animal ait aussi une tête. Sans chef, Rome et Sparte ont péri.

SPIEGELBERG, avec souplesse.

Oui, c’est bien dit, Roller parle bien ; et il faut que ce soit une tête rusée, éclairée… une tête d’une profonde politique… Ha ! Ha ! (Les bras croisés au milieu d’eux.) Quand je pense à ce que vous étiez il y a deux minutes, quand je regarde ce que vous êtes à présent par une seule pensée heureuse… oh ! certainement il vous faut un chef… Et une telle pensée… convenez-en… ne pouvait sortir que d’une tête rusée, d’une tête politique.

ROLLER.

Si l’on pouvait espérer… s’il était possible d’imaginer… Je désespère de son consentement.

SPIEGELBERG.

Et pourquoi en désespérer, mon bon ami ? Tout difficile qu’il soit de gouverner le vaisseau contre les flots soulevés par l’orage, quelque pesant que soit le poids des couronnes… Parle hardiment, mon enfant… peut-être, peut-être sera-t-il possible de l’attendrir.

ROLLER.

Ce ne sera qu’un brigandage s’il ne se met pas à notre tête… Sans Moor, nous sommes un corps sans âme.

SPIEGELBERG, se détournant avec humeur.

L’imbécile !

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