Scène VII

C. MOOR, entrant avec des mouvements sauvages ; il marche à grands pas précipités, se parlant à lui-même ; LES PRÉCÉDENTS.

MOOR.

Des hommes ! des hommes ! Engeance de vipères, de crocodiles ! Des yeux en pleurs, des cœurs de fer ! Des baisers sur les lèvres, et dans le sein un poignard. Les lions et la panthère nourrissent leurs petits, les corbeaux donnent aux leurs la chair des cadavres, et lui, lui !… J’ai appris à supporter la plus affreuse malice, je puis sourire, quand mon ennemi, dans sa fureur, me présente à boire le sang du cœur… Mais quand l’amour paternel n’est plus qu’une haine implacable ; alors que tout mon courage s’allume, Moor, doux agneau, deviens tigre, et que toutes mes fibres frémissantes se tendent pour le désespoir et la destruction.

ROLLER.

Écoute, Moor, qu’en penses-tu ? Une vie de brigand ne vaut-elle pas mieux encore que d’être pour toujours au pain et à l’eau, enfermé dans la plus affreuse prison ?

MOOR.

Pourquoi cette âme n’anime-t-elle pas un tigre, qui d’un coup de gueule déchire un homme ? Est-ce là la fidélité paternelle ? Est-ce amour pour amour ? Je voudrais être ours, et appeler tous les ours du Nord contre cette race féroce… Repentir, et point de grâce ?… Oh ! j’empoisonnerais l’Océan pour leur faire boire la mort dans toutes ses sources ! Confiance, une pleine confiance, et point de pitié !

ROLLER.

Écoute donc, Moor, ce que je te dis.

MOOR.

C’est incroyable ! c’est un songe !… Une prière si fervente, un tableau si touchant de malheur, des larmes de repentir. L’ours le plus féroce eût été effrayé de ma douleur, il eût été sensible à mes gémissements ;… et cependant,… si j’osais le publier, on le prendrait pour un libelle contre le genre humain. Oh ! oh ! oh !… Puissé-je faire retentir la trompette de la révolte dans la nature entière, et pour combattre cette race de hyènes, l’air, la terre, les mers et la foudre, soulever tous les éléments.

GRIMM.

Écoute donc, Moor, écoute ; ta fureur t’empêche de rien entendre.

MOOR.

Fuis ! loin de moi ! Ton nom n’est-il pas homme ? N’es-tu pas né de la femme ?… Ne souille pas mes regards, toi qui as un visage d’homme !… Je l’ai si indiciblement aimé… Jamais enfant n’a tant aimé son père… J’aurais (frappant du pied la terre, écumant de rage)… Ah ! celui qui à présent offrirait à ma main un glaive pour tuer, d’un seul coup, toute la race humaine, je le saisirais… Celui qui me dirait où il faut frapper pour briser, pour anéantir le germe de tous les hommes… celui-là serait mon ami, mon ange, mon Dieu… Je l’adorerais.

ROLLER.

Eh bien ! nous serons tes amis ; laisse-nous donc parler.

GRIMM.

Viens avec nous dans les forêts de la Bohême, nous voulons y rassembler une bande de brigands, et toi… (Moor le regarde fixement).

SCHWEIZER.

Tu seras notre capitaine ! Il faut que tu sois notre capitaine !

SPIEGELBERG, furieux, se jette dans un fauteuil.

Esclaves et lâches !

MOOR.

Qui t’a inspiré cette pensée ? Réponds. (Saisissant Roller avec force). Tu ne l’as pas tirée hors de ton âme d’homme ! Qui t’a inspiré cette pensée ? Oui, par la mort à mille bras ! c’est là ce que nous voulons, ce que nous devons faire ! On doit adorer cette pensée !… Brigands et assassins !… Aussi vrai que je sens mon cœur palpiter, je suis votre capitaine.

TOUS, à grands cris.

Vive le capitaine !…

SPIEGELBERG, à part.

Jusqu’à ce que je lui expédie son passeport.

MOOR.

Le bandeau tombe de mes yeux ! Quel imbécile étais-je donc pour vouloir rentrer dans leurs tombeaux !… Non, j’ai soif de grandes actions, je brûle, j’étouffe, il faut que je respire la liberté !… brigands et assassins ! Voilà les lois foulées sous mes pieds. Les hommes ont caché l’humanité quand j’en appelais à l’humanité. Loin de moi sympathie et pitié !… Je n’ai plus de père, je n’ai plus d’amour. Le sang et la mort m’apprendront à oublier que jamais quelque chose d’humain me fut cher. Venez, venez !… Oh ! je veux quelque chose d’horrible pour me distraire… C’est dit, je suis votre capitaine, et vive le plus implacable d’entre vous qui brûlera, qui assassinera avec le plus de férocité ; car, je vous le dis à tous, il sera récompensé en roi. Formez tous un cercle autour de moi, et jurez-moi fidélité et obéissance jusqu’à la mort.

TOUS, lui donnant la main.

Jusqu’à la mort. (Spiegelberg se promène avec une fureur jalouse.)

MOOR.

Et à présent, par cette main d’homme (Il tend sa main droite), je vous jure ici de rester jusqu’à la mort votre fidèle et dévoué capitaine. Ce bras changera sur-le-champ en cadavre le premier qui tremble, hésite ou recule. Et qu’on en fasse autant de moi si je fausse mon serment. Êtes-vous contents ?

TOUS, jetant leurs chapeaux en l’air.

Nous sommes tous contents. (Spiegelberg rit d’un mauvais rire.)

MOOR.

Marchons donc ! Ne craignez ni le danger, ni la mort… Nos destins sont immuables, et chacun de nous sera enfin surpris par son jour de mort, ou sur les coussins voluptueux de la mollesse, ou à la potence, ou sur la roue. Une de ces morts-là nous est destinée. (Ils sortent.)

SPIEGELBERG, qui est resté seul.

Tu n’y as pas mis la trahison.

FIN DU PREMIER ACTE

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