Scène IV

KOSINSKY, LES PRÉCÉDENTS.

KOSINSKY, à part.

Dans ces environs, ont-ils dit, je le rencontrerai… Hé, holà ! quels sont ces visages ?… Serait-ce ?… Comment, si ceux-là… Ce sont eux-mêmes !… je vais leur parler.

GRIMM.

Prenez garde à vous. Qui va là ?

KOSINSKY.

Pardon, messieurs, je ne sais si je m’adresse bien ou mal.

MOOR.

Et qui faut-il être pour que vous sachiez si vous avez raison ?

KOSINSKY.

Des hommes.

SCHWEIZER.

L’avons-nous prouvé, capitaine ?

KOSINSKY.

Je cherche des hommes qui regardent la mort en face et qui laissent le danger jouer autour d’eux comme un serpent apprivoisé, qui estiment plus la liberté que la vie et l’honneur ; dont le nom seul console le pauvre et l’opprimé, rende les plus courageux lâches, et fasse pâlir les tyrans.

SCHWEIZER, au capitaine.

J’aime ce garçon-là… Écoute, mon ami, tu as trouvé tes hommes.

KOSINSKY.

Je le crois, et j’espère bientôt, mes frères… Vous pourriez me montrer mon véritable homme ? Car je cherche votre capitaine, l’illustre comte de Moor.

SCHWEIZER, lui serrant chaleureusement la main.

Cher enfant, nous sommes camarades.

MOOR, s’approchant.

Connaîtriez-vous le capitaine ?

KOSINSKY.

C’est toi… Dans ces traits… qui peut te regarder et en chercher un autre ? (Après l’avoir longtemps fixé.) J’ai toujours désiré voir un homme au regard foudroyant, assis sur les ruines de Carthage… À présent, je ne le désire plus.

SCHWEIZER.

Le drôle !

MOOR.

Et qui vous amène vers moi.

KOSINSKY.

Ô capitaine ! ma destinée plus que cruelle… Naufragé sur la mer impétueuse de ce monde, j’ai vu s’anéantir les espérances de ma vie, et il ne me reste rien que le souvenir déchirant de leur perte, qui me rendrait fou si je ne cherchais à l’étouffer, en portant sur d’autres objets ma dévorante ardeur, que l’oisiveté détruirait à jamais.

MOOR.

En voici encore un que le ciel a rejeté !… Continue.

KOSINSKY.

Je me suis fait soldat. Là encore, le malheur m’a persécuté sans trêve et sans relâche… Je partis pour les Indes, et mon bâtiment s’est brisé sur des rochers… Partout, des plans manqués… Enfin, j’ai entendu se répandre le bruit de tes exploits ou assassinats, comme ils les appellent, et j’ai fait un voyage de cent quarante milles dans l’inébranlable résolution de t’offrir mes services si tu daignes les agréer… Je t’en conjure, digne capitaine, ne les refuse pas.

SCHWEIZER, gambadant.

Bravo ! bravo ! voilà notre Roller mille fois remplacé. Un digne camarade pour notre bande.

MOOR.

Ton nom ?

KOSINSKY.

Kosinsky.

MOOR.

Eh bien, Kosinsky, tu es bien jeune, et tu fais imprudemment le grand pas de la vie, comme une fillette sans expérience. Ici, tu ne joueras ni au ballon ni aux quilles, comme tu te l’imagines peut-être.

KOSINSKY.

Je sais ce que tu veux dire. J’ai vingt-quatre ans, mais j’ai vu des épées étinceler et j’ai entendu siffler les balles.

MOOR.

Oui ?… n’as-tu donc appris à manier les armes que pour tuer de pauvres voyageurs pour un rixdale ou pour poignarder des femmes par derrière. Va, va, tu as fui devant ta nourrice, qui t’a menacé des verges.

SCHWEIZER.

Que diable, capitaine ! à quoi penses-tu ? Veux-tu renvoyer cet Hercule ? N’a-t-il pas l’air de chasser d’un regard au delà du Gange le maréchal de Saxe ?

MOOR.

Parce que tes fredaines n’ont pas réussi au gré de tes désirs, tu viens à nous, tu viens trouver un assassin, et tu veux devenir un assassin ? Meurtre ! Jeune homme, comprends-tu bien ce mot-là ? Tu t’es couché tranquillement après avoir abattu des têtes de pavots, mais porter un meurtre sur la conscience !…

KOSINSKY.

Je répondrai sur mon âme de tous les meurtres dont tu m’auras chargé.

MOOR.

Comment ! de l’esprit ? Veux-tu prendre un homme par la flatterie ? Que sais-tu de moi ? Qui te dit que je ne fais pas de mauvais rêves, et que je ne pâlirai point sur mon lit de mort ? Combien as-tu déjà fait de choses avec cette idée : « il faut que j’en rende compte ? »

KOSINSKY.

Bien peu sans doute jusqu’ici ; cependant… ce voyage pour venir à toi, noble comte.

MOOR.

Ton gouverneur, l’idiot, t’aurait-il fait lire la vie de Robin Hood ? (On devrait envoyer aux galères cette ignorante canaille.) Cela aura probablement échauffé ton imagination d’enfant et allumé en toi la folle envie de jouer au grand homme. Es-tu insatiable de gloire et d’honneur ? Veux-tu acheter l’immortalité par des assassinats ? Penses-y bien, jeune ambitieux, les lauriers ne verdissent jamais pour les assassins. Aucun triomphe ne suit les victoires d’un brigand… il y a toujours au bout des périls sans nombre, des malédictions, la mort, l’ignominie… Vois-tu la potence là-bas, sur la colline !

SPIEGELBERG, se promenant avec humeur.

Ah ! que c’est bête ! C’est abominable, impardonnable, triplement sot ! Ce n’est pas là le moyen. Je m’y suis pris tout autrement.

KOSINSKY.

Que peut craindre celui qui ne craint pas la mort ?

MOOR.

Bravo ! à merveille ! Ton temps de collège t’a profité ; tu sais ton Sénèque par cœur… Mais, mon cher ami, avec ces belles sentences tu n’endormiras pas la nature souffrante ; avec elles tu n’émousseras jamais les traits de la douleur… Songe bien à ce que tu vas faire, mon fils ! (Il le prend par la main.) Réfléchis bien, mon fils, je te donne ici des conseils de père… Apprends d’abord à connaître la profondeur de l’abîme avant de t’y précipiter… Si tu sais encore de par le monde une joie, une seule, à laquelle tu puisses raccrocher l’espoir… il pourrait y avoir des moments… où tu… te réveillerais ! et, alors, il serait trop tard peut-être. Pense que tu vas sortir du cercle de l’humanité… plus qu’un homme, ou un démon… Prends garde… Encore une fois, mon fils, si une étincelle d’espérance couve encore pour toi, cachée sous la cendre de ton cœur, fuis cette effroyable alliance. On peut se tromper, caresser une illusion… Crois-moi, prendre pour force d’esprit ce qui n’est après tout que du désespoir… crois-en Moor, crois-moi, et éloigne-toi d’ici.

KOSINSKY.

Non, je ne fuirai pas. Si ma prière ne peut t’émouvoir, écoute l’histoire de mes malheurs… Tu me mettras toi-même le poignard vengeur à la main… tu… Asseyez-vous tous ici, par terre, et prêtez-moi une oreille attentive.

MOOR.

J’écoute.

KOSINSKY.

Sachez donc que je suis gentilhomme de Bohême, et que, par la mort prématurée de mon père, je devins maître d’un fief considérable… Le pays était un paradis !… car là habitait un ange, une jeune fille parée de tous les attraits de la jeunesse, et pure comme la lumière du ciel. Mais, pourquoi vous en parler ? Vous ne m’entendez pas. Vous n’avez jamais aimé, vous n’avez jamais été aimé !

SCHWEIZER.

Doucement, doucement ! comme le visage du capitaine s’enflamme !

MOOR.

Laisse-moi… je t’écouterai un autre jour… demain… quand j’aurai vu du sang.

KOSINSKY.

Du sang, du sang ! Écoute seulement. Toute ton âme sera altérée de sang… Elle était d’une famille allemande de la bourgeoisie… mais son regard dissipait les préjugés de la noblesse. Elle avait accepté avec modestie le titre de ma fiancée, j’allais le lendemain conduire mon Amélie à l’autel. (Moor se lève précipitamment). Au milieu de l’ivresse du bonheur qui m’attendait, et des apprêts si doux de notre éternelle union, je suis mandé à la cour. Je m’y rends. On me présente des lettres pleines de trahison, et l’on m’accuse de les avoir écrites… Cette accusation me fait monter le rouge au front. On prend mon épée, on me jette dans un cachot… Ma raison m’abandonne.

SCHWEIZER.

Et pendant ce temps… continue… Je devine ce qui va arriver.

KOSINSKY.

Je restai là un long mois, sans savoir ce qui allait m’advenir. Je pensais aux tortures qui déchiraient le cœur de mon Amélie à chaque minute de ma captivité. Enfin le premier ministre vient me féliciter sur la découverte de mon innocence ; et d’une voix mielleuse me lit l’ordre de mise en liberté et me fait rendre mon épée. J’accours triomphant à mon château, les bras joyeusement tendus pour y serrer mon Amélie sur mon cœur. Elle avait disparu. À minuit on l’avait enlevée, personne ne savait où… personne n’avait rien vu. Ce fut un trait de lumière… Je vole à la ville, je sonde les courtisans… Tous les regards étaient fixés sur moi, personne ne voulait me répondre. Enfin je la découvre dans le palais, derrière une grille. Elle me jette un billet.

SCHWEIZER.

Ne l’ai-je pas dit ?

KOSINSKY.

Enfer ! mort et diable ! la voilà !… On lui avait offert cet horrible choix, ou me voir expirer dans l’opprobre et les tortures, ou devenir la maîtresse du prince… et… (souriant avec amertume) je fus sauvé.

SCHWEIZER.

Que fis-tu alors ?

KOSINSKY.

Je restai là comme frappé de mille tonnerres. Du sang ! fut ma première pensée, et ma dernière pensée encore du sang ! L’écume à la bouche, je prends une épée bien affilée et je cours avec ma vengeance dans le palais du ministre, car lui seul avait été l’infernal et infâme entremetteur. On m’avait sans doute aperçu dans la rue, car je trouvai tous les appartements fermés. Je cherche, je demande ; il était allé chez le prince. J’y vole ; on ne l’avait point vu. Je retourne encore chez le misérable, je force les portes, je le trouve ; cinq a six domestiques embusqués derrière une porte se jettent sur moi et m’arrachent mon épée.

SCHWEIZER, frappant du pied.

Et il ne lui arriva rien ? Et tu revins sans avoir rien fait ?

KOSINSKY.

Je fus chargé de fers, accusé, poursuivi, déclaré infâme… et… remarquez bien cela… par grâce singulière, chassé de la principauté comme un scélérat. On fait présent au ministre de tous mes biens. Mon Amélie, épuisée de soupirs et de larmes, reste entre les griffes du tigre, tandis que ma vengeance jeûne, courbée sous le joug du despotisme.

SCHWEIZER, se levant et aiguisant son épée sur un quartier de roc.

C’est de l’eau sur notre meule, capitaine. Voilà de quoi brûler.

MOOR, qui depuis longtemps se promenait violemment agité, semble tout à coup se calmer et dit aux brigands :

Il faut que je la voie !… Allons, levez-vous… Tu restes avec nous, Kosinsky… Vite, préparez-vous à partir.

LES BRIGANDS.

Où ?… quoi ?…

MOOR.

Où ? Qui est-ce qui demande où ? (Vivement à Schweizer.) Traître, tu veux me retenir ? mais, par l’espérance du ciel !…

SCHWEIZER.

Moi traître !… Va jusqu’aux enfers, je t’y suivrai.

MOOR, lui sautant au cou.

Cœur de frère ! tu m’y suivras… Elle pleure ! elle pleure ! elle mène une vie de deuil, le désespoir est dans son cœur ! Allons, courage, tous ! En Franconie ! Il faut que nous soyons là dans huit jours. (Ils s’éloignent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE

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