Scène première

AMÉLIE, pensive dans le jardin, puis FRANÇOIS. I ls sont tous deux en grand deuil.

FRANÇOIS.

Encore ici, petite tête exaltée ? Tu t’es dérobée à mes heureux convives, et tu as troublé leur joie.

AMÉLIE.

Troublé leur joie ! Les chants funèbres qui ont accompagné ton père au tombeau doivent retentir encore dans ton oreille.

FRANÇOIS.

Veux-tu donc éternellement larmoyer ? Laisse les morts dormir, et rends les vivants heureux. Je viens…

AMÉLIE.

Quand t’en iras-tu ?

FRANÇOIS.

Oh ! que cette sombre fierté n’obscurcisse point tes regards ! Tu m’affliges, Amélie. Je viens te dire…

AMÉLIE.

Il faut bien que j’entende ; François de Moor est aujourd’hui souverain maître.

FRANÇOIS.

Justement ! voilà sur quoi je voulais te parler… Maximilien est descendu dormir au tombeau de ses aïeux. Je suis le maître ; mais je voudrais l’être tout à fait, Amélie… Tu sais ce que tu étais dans notre maison. Tu as été traitée comme la fille de Moor ; son amitié pour toi survit même à sa mort. Je pense que jamais tu ne l’oublieras ?

AMÉLIE.

Jamais, jamais ! Je ne suis pas assez insensible pour écarter un si doux souvenir par des idées de fêtes et de festins.

FRANÇOIS.

Tu dois récompenser l’amour de mon père dans ses fils ; et Charles est mort… Tu t’étonnes, et ta tête semble tourner, n’est-ce pas ?… Cette espérance est si flatteuse et si haute, qu’elle surprend même l’orgueil d’une femme. François foule aux pieds les vœux superbes des plus nobles familles. François vient offrir à une orpheline pauvre et sans appui son cœur, sa main, tous ses trésors, ses châteaux et ses forêts,… François, qu’ils envient, qu’ils craignent, se déclare volontairement l’esclave d’Amélie.

AMÉLIE.

Pourquoi la foudre ne fend-elle pas la langue scélérate qui a prononcé ces horreurs ? Tu as assassiné mon bien-aimé, et Amélie pourrait te nommer son époux ? Toi !…

FRANÇOIS.

Pas tant de violence, très-gracieuse princesse… Il est vrai que François ne peut ramper devant toi comme un Céladon roucoulant ses amours. Il n’a point appris, comme les languissants bergers d’Arcadie, à soupirer ses plaintes amoureuses aux échos des forêts, des antres et des rochers… François parle, et si l’on ne veut pas répondre, François… commande.

AMÉLIE.

Ver impur, toi commander ? Me commander à moi ?… Et si l’on méprise tes ordres ?

FRANÇOIS.

Tu ne le feras pas. Je sais encore plier l’orgueil opiniâtre… Les murs d’un cloître…

AMÉLIE.

Je serais donc à l’abri de ton regard d’aspic, et je pourrais enfin recueillir toute ma vie pour aimer Charles. Que ton cloître me semble doux ! Viens donc me séparer de toi pour l’éternité.

FRANÇOIS.

Ha ! ha ! à merveille !… Prends garde. Tu viens de m’enseigner l’art de te désespérer. Ma tête hérissée de serpents et de flammes, comme une furie armée de fouets vengeurs, chassera ton Charles de ta pensée. Comme un dragon enchanté, couché sur un trésor, l’horrible image de François sera toujours entre toi et le souvenir de ton bien-aimé… Je te traînerai par les cheveux jusqu’aux autels, je lèverai sur toi mon poignard, et de ton âme épouvantée je ferai sortir le serment nuptial.

AMÉLIE, lui donnant un soufflet.

Prends d’abord ceci pour dot.

FRANÇOIS, irrité.

Ah ! comme j’en serai vengé dix fois, et encore dix fois… Non, tu ne seras pas mon épouse… Tu n’auras point cet honneur !… Tu ne seras que ma concubine, et les honnêtes villageoises te montreront au doigt, quand tu seras assez hardie pour traverser la rue. Grince des dents ! que ton œil s’allume de tous les éclairs de la vengeance . La fureur d’une femme me ravit ; elle en devient plus belle, plus désirable. Viens,… cette résistance ornera mon triomphe, ces jouissances arrachées à la beauté sont plus délicieuses… Viens à l’autel, je veux que tu me suives à l’instant. (Il veut l’entraîner.) Oui, je le veux, il le faut.

AMÉLIE, se jetant à son cou.

Pardonne-moi, François. (Lorsqu’il veut l’embrasser, elle lui arrache son épée et fait un bond en arrière.) Vois-tu, scélérat, ce qu’à présent je pourrais faire de toi ?… Je suis femme ; mais une femme dans sa fureur… Ose donc ; et ce fer… Et la main de mon oncle conduira la mienne pour l’enfoncer dans ton sein. Fuis sur le champ. (Elle le chasse.)

AMÉLIE, seule.

Ah ! je puis donc respirer en liberté. Je me sentais forte comme le cheval écumant de rage, furieuse comme la tigresse à laquelle un lion a ravi ses petits, et qui rugit sa victoire. Dans un cloître, a-t-il dit ?… Je te remercie, ô ciel, de lui avoir inspiré cette heureuse pensée… L’amour trompé a donc trouvé son asile… Le cloître, voilà le refuge de l’amour trompé.

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