Scène II

Les environs du Danube.

L es brigands sont campés sur une hauteur, sous des arbres, les chevaux paissent sur le penchant de la colline.

MOOR, LES BRIGANDS.

MOOR.

Il faut que je me couche ici (il se jette à terre), mes membres sont brisés, ma langue est sèche comme un morceau de brique… Je vous aurais prié de m’aller chercher à cette rivière un peu d’eau dans votre main, mais vous êtes tous mortellement fatigués. (Pendant que Moor achève ces paroles, Schweizer s’est éloigné sans qu’on s’en soit aperçu pour aller lui chercher de l’eau.)

GRIMM.

Et il y a longtemps qu’il n’y a plus de vin dans les outres… Comme le soleil se couche là-bas majestueusement !

MOOR, perdu dans la contemplation du soleil couchant.

C’est ainsi qu’un héros meurt, digne d’adoration !

GRIMM.

Tu parais bien ému.

MOOR.

Dans ma jeunesse, c’était ma pensée favorite de vivre comme lui (regardant toujours le soleil couchant), de mourir comme lui. (Avec une douleur concentrée.) C’était une pensée de jeune homme.

GRIMM.

Je le crois.

MOOR, abaissant son chapeau sur ses yeux.

Il fut un temps… Laissez-moi seul, mes camarades.

GRIMM.

Moor ! Moor ! que diantre a-t-il ? Comme il change de couleur !

RAZMANN.

Mille diables ! qu’a-t-il donc ? se trouve-t-il mal ?

MOOR.

Il fut un temps où je ne pouvais dormir quand j’avais oublié ma prière avant de me coucher.

GRIMM.

Es-tu en délire ? veux-tu te laisser gouverner, comme par un précepteur, par les années de ta jeunesse ?

MOOR, posant sa tête sur la poitrine de G rimm.

Camarade, camarade !

GRIMM.

Allons donc ! ne sois donc pas un enfant, je t’en prie.

MOOR.

Ah ! si je l’étais !… si je le redevenais encore !

GRIMM.

Fi donc, fi donc. Ranime-toi, Moor… Regarde ce paysage pittoresque… cette belle soirée.

MOOR.

Oui, mes amis, ce monde est si beau…

GRIMM.

Eh bien ! cela s’appelle parler.

MOOR.

Cette terre si magnifique…

GRIMM.

Bien, très-bien !… J’aime cela, au moins.

MOOR.

Et moi si affreux, dans ce monde si beau !… et moi, un monstre sur cette terre magnifique ! (Il retombe en arrière.) L’enfant prodigue ?

GRIMM, avec attendrissement.

Moor ! Moor !

MOOR.

Mon innocence ! mon innocence !… Voyez, tout est sorti pour se réchauffer aux doux rayons du printemps… Pourquoi faut-il que, dans cet air si pur, si frais pour eux, je respire tous les feux de l’enfer  ? Lorsque tout est si heureux !… Quand la bienfaisante paix les a tous réunis… Le monde entier, une famille, et un père là-haut… qui n’est pas mon père ! Moi seul exclu, l’enfant prodigue !… Moi seul rejeté du partage des élus… (se reculant avec fureur) entouré d’assassins, de reptiles impurs… attaché au crime avec des chaînes de fer.

RAZMANN, aux autres.

C’est inconcevable ! je ne l’ai jamais vu comme cela.

MOOR, avec attendrissement.

Ah ! s’il m’était possible de rentrer dans le sein de ma mère ; si je pouvais être né mendiant ! Non ! je n’en voudrais pas davantage, ô ciel !… Si je pouvais devenir comme un de ces journaliers !… Oh ! à force de travailler, je voudrais connaître la fatigue… Le sang tomberait de mon front à grosses gouttes… pour m’acheter les délices d’un instant de sommeil à midi… la volupté d’une seule larme !

GRIMM, aux autres.

Un peu de patience, la crise commence déjà à diminuer.

MOOR.

Il fut un temps où elles coulaient si volontiers !… Ô jours de la paix !… Ô château de mon père… ô belle verdure, ô vallées faites pour l’enthousiasme ! Scènes célestes de mon enfance !… ne reviendrez-vous jamais ? Ne rafraîchirez-vous jamais mon sein brûlant par un souffle délicieux ?… Nature, porte avec moi le deuil ! Elles ne reviendront jamais, elles ne rafraîchiront jamais mon sein de leur souffle bienfaisant ; elles sont passées, passées !… pour toujours !

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