SCÈNE V

Le lieu de la scène est le même que dans la scène XIII du quatrième acte.

LE VIEUX COMTE, assis sur une pierre ; MOOR, debout devant lui ; LES BRIGANDS, épars dans la forêt.

MOOR.

Il vous fut cher, votre autre fils.

LE VIEUX COMTE.

Tu le sais, ô ciel ! Pourquoi me suis-je laissé tromper par les ruses d’un mauvais fils ? J’étais un père heureux entre tous les pères ! Autour de moi mes enfants, mes radieuses espérances, s’élevaient comme des fleurs printanières… Mais, ô heure infortunée ! un mauvais génie est entré dans le cœur de mon second fils ; je me fiai au serpent… et j’ai perdu mes deux enfants !… (Il cache son visage dans ses mains tremblantes ; Moor s’éloigne de lui.) Oh ! je sens profondément ce que m’a dit Amélie ; c’est la vengeance elle-même qui a parlé par sa bouche : « Tu étendras en vain ta main mourante vers un fils ; en vain tu croiras saisir la main brûlante de ton Charles, jamais il ne sera près de ton lit. » (Moor, sans le regarder, lui tend la main.) Mais il est loin d’ici dans la maison étroite, il doit déjà du sommeil de fer ; il n’entendra jamais la voix de ma douleur… Malheureux père ! Mourir dans les bras d’un étranger !… Plus de fils ! plus de fils pour me fermer les yeux !

MOOR, dans la plus violente émotion.

Il faut que ce soit à l’instant, il le faut… (Aux brigands.) Laissez-nous seuls… Et pourtant… Puis-je lui rendre son fils ? je ne puis lui rendre son fils ! Non, je ne le ferai pas.

LE VIEUX COMTE.

Quoi, mon ami, que disais-tu là tout bas ?

MOOR.

Ton fils… oui, vieillard. (Balbutiant.) Ton fils, est… éternellement perdu !

LE VIEUX COMTE.

Éternellement ?

MOOR, regardant le ciel, le cœur horriblement serré.

Oh ! pour cette fois, seulement, ne permets point que mon âme succombe… Pour cette fois seulement, soutiens ma force épuisée !

LE VIEUX COMTE.

Éternellement, dis-tu ?

MOOR.

Ne me demande plus rien… Oui, te dis-je, éternellement !

LE VIEUX COMTE.

Étranger, étranger, pourquoi m’as-tu tiré de la tour ?

MOOR, à part.

Eh quoi ! si je lui dérobais sa bénédiction, comme un voleur, et si je m’échappais avec ce butin céleste !… (Il se jette à ses pieds.) J’ai brisé la porte de fer. Bénis-moi, vieillard.

LE VIEUX COMTE, le serrant sur son cœur.

Pense que c’est le baiser d’un père, et moi, je penserai que je tiens mon Charles entre mes bras… Tu peux pleurer, toi aussi !

MOOR.

J’ai pensé que c’était le baiser d’un père. (Il se jette à son cou. Silence. On entend un bruit sourd et l’on aperçoit la lueur qui précède les flambeaux qu’on ne voit pas encore. Moor se lève précipitamment.) Écoute ! la vengeance va s’accomplir ! ils viennent ! (Il jette un triste regard sur le vieillard et lève au ciel ses yeux pleins d’une fureur sombre.) Agneau souffrant, embrase-moi de la fureur du tigre sanguinaire ; je veux te porter une telle victime, que les astres se couvriront de ténèbres et que la nature se raidira d’un frémissement de mort. (Les flambeaux apparaissent ; le bruit augmente ; on entend plusieurs coups de pistolet.)

LE VIEUX COMTE

Malheureux que je suis ! qui vient là ? quel horrible tumulte !… Sont-ce les complices de mon fils ? veulent-ils me traîner de la tour à l’échafaud ?

MOOR, de l’autre côté, les mains levées au ciel, avec fureur.

Juge du ciel, écoute la prière d’un assassin. Rends-le immortel…, fais à chaque coup de poignard que son cœur se ranime, se rafraîchisse.

LE VIEUX COMTE.

Hélas ! que murmures-tu donc, étranger ?… C’est horrible ! horrible !

MOOR.

Je prie Dieu. (Musique sauvage des brigands qui arrivent en foule.)

LE VIEUX COMTE.

Oh ! n’oublie pas mon François dans ta prière.

MOOR, d’une voix étranglée par la rage.

Je ne l’oublie pas.

LE VIEUX COMTE.

Est-ce là la voix d’un homme qui prie ?… Cesse de prier… cesse… Tes prières me font frémir.

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