SCÈNE VI

LES PRÉCÉDENTS, SCHWEIZER, paraissant le premier ; ensuite UN DÉTACHEMENT DE BRIGANDS ; au milieu d’eux, FRANÇOIS DE MOOR, enchaîné ; HERMANN.

SCHWEIZER.

Triomphe, capitaine ! Le voici… Mon honneur est dégagé.

GRIMM.

Nous l’avons arraché à l’incendie qui dévorait son château… Ses vassaux ont pris la fuite.

KOSINSKY.

Son château est tombé en cendres derrière lui, et jusqu’à la mémoire de son nom, tout est anéanti. (Pause pleine d’horreur.)

CHARLES DE MOOR, s’avançant lentement.

(À François de Moor d’une voix calme et sévère.) Me connais-tu ? (François reste immobile, les yeux fixés à la terre ; Charles le conduit vers son père et lui dit avec le même son de voix :) Connais-tu celui-ci ?

FRANÇOIS, reculant d’horreur.

Tonnerre ! tombez sur moi ! Mon père !

LE VIEUX COMTE, se détournant, profondément ému.

Va… que Dieu te pardonne !… J’oublie…

MOOR, éclatant.

Et que ma malédiction, pesât-elle dix millions, s’accroche à cette prière et l’empêche de s’élever vers le Dieu de miséricorde !… Connais-tu aussi cette tour ?

FRANÇOIS, à H ermann.

Quoi ! monstre ! ta haine envers ma famille a poursuivi mon père jusque dans cette tour ?

HERMANN.

À merveille ! Aucun démon n’est donc assez lâche pour abandonner son vassal dans le dernier mensonge ? Horrible !

MOOR.

Assez !… Emmenez ce vieillard dans la forêt… Je n’ai que faire ici des larmes d’un père. (On emmène le vieux comte sans connaissance.) Approchez, bandits. (Ils forment une demi-lune autour des deux frères, les yeux hagards, ils restent appuyés sur leurs fusils.) À présent, point de bruit !… Aussi vrai que j’espère le pardon de mes crimes !… Au premier qui seulement remuera la langue avant mon ordre, je lui fais sauter la cervelle… Silence !

FRANÇOIS, à H ermann, dans le transport de la rage.

Ah ! monstre ! que ne puis-je cracher dans cette écume tout mon poison sur ta hideuse face !… Oh ! c’est infâme ! (Il mord ses chaînes en pleurant.)

MOOR, dans une attitude majestueuse.

Me voici comme l’envoyé du Tout-Puissant qui viendra juger tous les mortels… Je vais faire prononcer une sentence où pas un homme pur n’aura donné sa voix… des criminels sont assemblés pour juger… et moi, le plus scélérat d’entre eux, je suis à leur tête… Que celui qui ne se sent pas pur comme un saint à côté de celui-ci s’éloigne du tribunal et brise son poignard… (Tous les brigands jettent leur poignard sans le briser.) Sois fier ! tu as aujourd’hui transformé des malfaiteurs en anges ! Il vous manque un poignard. (Il tire le sien. Longue pause.) Sa mère fut aussi ma mère… (À Kosinsky et à Schweizer.) Jugez… (Il brise son poignard, et, profondément ému, s’éloigne du cercle de ses compagnons.)

SCHWEIZER, après une pause.

Ne suis-je pas là comme un écolier qui tourmente son cerveau vide pour y trouver quelque chose de neuf ?… La vie, si riche en joies ! la mort, si pauvre en tortures ! (Frappant la terre.) Parle, toi, je ne puis rien trouver.

KOSINSKY.

Pense à ses cheveux blancs, jette un regard sur la tour, et que ta tête s’inspire. Je suis un apprenti ; rougis, maître.

SCHWEIZER.

Moi qui ai blanchi dans les scènes de la douleur, je n’en pourrais inventer pour le punir… N’a-t-il pas commis ces horreurs dans cette affreuse tour ? Ne jugeons-nous pas auprès de cette horrible tour ?… Allons ! en bas ! Qu’il y pourrisse !

LES BRIGANDS, applaudissant tumultueusement.

En bas ! en bas ! (Ils veulent se jeter sur François.)

FRANÇOIS, s’élançant dans les bras de son frère.

Sauve-moi des griffes des assassins ! sauve-moi, mon frère !

MOOR, glacial.

Tu m’as fait leur chef. (François recule effrayé.) Me prieras-tu encore ?

LES BRIGANDS, redoublant leurs cris.

En bas ! en bas !

MOOR, s ’ap prochant de son frère ; d’un air plein de noblesse et de douleur.

Fils de mon père, tu m’as volé mon ciel ! Que ce crime ne pèse jamais sur toi !… Va dans l’enfer, fils de corbeau. Je te pardonne, mon frère. (Il l’embrasse et s’enfuit. Les brigands précipitent François dans le souterrain de la tour en jetant des éclats de rire.)

MOOR, revenant plongé dans ses réflexions.

Tout est consommé !… Toi, mon Dieu, qui diriges tout, je te remercie ! Tout est consommé !… (Il reste absorbé dans ses pensées.) Si cette tour était le but vers lequel tu me conduisais par des chemins de sang ? Si c’est pour cela que je suis devenu le chef de ces brigands !… Providence éternelle, ici, je frémis… et j’adore !… Eh bien ! j’y veux croire, mon œuvre touche à son but… Le vainqueur tombe avec éclat dans le plus beau de ses combats. Je veux m’éteindre ce soir, avec ces nuages de pourpre et d’azur. Faites approcher le père. (Quelques brigands s’écartent et vont chercher le vieillard.)

LE VIEUX COMTE.

Où me conduisez-vous ? où est mon fils ?

MOOR, s’avançant avec dignité.

Astres et grains de sable ont chacun leur place dans la création… Ton fils a aussi la sienne. Sois tranquille et assieds-toi.

LE VIEUX COMTE, fondant en larmes.

Plus d’enfants ? plus d’enfants du tout ?

MOOR.

Sois calme et assieds-toi.

LE VIEUX COMTE.

Oh ! qu’ils ont un cœur tendre, ces barbares ! Ils retirent un vieillard mourant des ombres d’un souterrain, pour lui dire : « Tes enfants sont tués ! » Oh ! de grâce ! À votre pitié mettez le comble et reprécipitez-moi dans la tour.

MOOR, saisissant sa main avec violence, et la levant avec transport vers le ciel.

Ne blasphème pas, vieillard ! Ne blasphème pas ce Dieu devant lequel je prie aujourd’hui avec plus de joie. De plus méchants que toi l’ont vu aujourd’hui face à face.

LE VIEUX COMTE.

Et ils ont appris à assassiner.

MOOR, d’ une voix irritée.

Sexagénaire, ne parle plus ainsi. (Avec une triste douceur.) Si sa divinité même échauffe les pécheurs, les saints doivent-ils donc les repousser ? Et où trouverais-tu des paroles pour lui demander pardon, si aujourd’hui il t’avait baptisé un fils ?

LE VIEUX COMTE, amèrement.

Baptise-t-on aujourd’hui avec du sang ?

MOOR.

Que dis-tu ?… Est-ce que le désespoir révéla aussi la vérité ? Oui, vieillard, la Providence peut aussi baptiser avec du sang… C’est avec du sang qu’elle a aujourd’hui baptisé pour toi… Ses voies sont merveilleuses et terribles ; mais des larmes de joie couleront au bout de la carrière.

LE VIEUX COMTE.

Où les pleurerai-je ?

MOOR, se jetant dans ses bras.

Sur le cœur de ton Charles !

LE VIEUX COMTE, dans les transports de sa joie paternelle.

Mon Charles vit ?…

MOOR.

Ton Charles vit… Envoyé dans ces déserts pour être ton sauveur, ton vengeur !… Ainsi t’a récompensé ton fils chéri (montrant la tour.) Voilà comme se venge l’enfant prodigue. (Il le serre encore plus tendrement sur son sein.)

LES BRIGANDS.

Il y a du monde dans la forêt… des voix !…

MOOR.

Appelez les autres. (Les brigands s’écartent pour rassembler leurs compagnons. À part.) Il en est temps… éloigne de ta bouche la coupe de la volupté avant qu’elle ne se change en poison.

LE VIEUX COMTE.

Ces hommes sont-ils tes amis ? Je crains presque leurs regards.

MOOR.

Demande tout, mon père… ne me demande pas cela.

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