CHAPITRE II

« L’horizon s’obscurcit. – Appuyez-vous sur moi.
« Mettez le pied ici, – puis là ; – d’une main sûre,
« Saisissez cet arbuste. – Allez avec mesure. –
« Courage ! – Servez-vous de ce bâton ferré. –
« Donnez-moi votre main. – Bien ! – Soyez assuré
« Que nous serons rendus au chalet dans une heure. »

Lord Byron Manfred.

Après avoir examiné cette scène de désolation aussi exactement que le permettaient les sombres nuages de l’atmosphère : – Dans tout autre pays, dit le jeune voyageur, je dirais que la tempête commence à se passer ; mais ce serait une témérité de vouloir prédire à quoi l’on doit s’attendre dans ces régions sauvages. Si l’esprit apostat de Pilate est réellement porté sur les ailes de l’ouragan, les sifflemens du vent, qui ne se font plus entendre que dans le lointain, semblent indiquer qu’il retourne au lieu de son châtiment. Le sentier a disparu avec le terrain sur lequel il avait été tracé ; mais j’en vois la continuation au fond de cet abîme ; il marque comme par une bande d’argile cette masse de terre et de pierres. Avec votre permission, mon père, je crois qu’il me serait possible de me glisser le long de la rampe de ce rocher, jusqu’à ce que je sois en vue de l’habitation dont Antonio nous parle. Si elle existe, il doit y avoir un moyen d’y arriver, et si je ne puis en découvrir le chemin, je pourrai du moins faire un signal à ceux qui demeurent dans les environs de ce château des Vautours, et obtenir d’eux le secours d’un guide.

– Je ne puis consentir que vous couriez un tel risque, lui dit le père ; que ce jeune homme y aille s’il le peut et s’il le veut. Il est né dans les montagnes, et je le récompenserai généreusement.

Mais Antonio refusa obstinément cette proposition. – Je suis né dans les montagnes, répondit-il, mais je ne suis pas un chasseur de chèvres. Je n’ai pas des ailes pour me porter de rocher en rocher, comme un corbeau : la vie vaut mieux que tout l’or du monde.

– Et à Dieu ne plaise, dit le signor Philipson, que je veuille vous engager à estimer l’une au poids de l’autre ! Allez donc, mon fils, allez, je vous suis.

– Avec votre permission, mon père, vous n’en ferez rien, s’écria le jeune homme. C’est bien assez de risquer la vie d’un de nous, et suivant toutes les règles de la sagesse comme de la nature, c’est la mienne, comme moins précieuse, qui doit être hasardée la première.

– Non, Arthur, répliqua son père d’un ton déterminé ; non, mon fils. J’ai survécu à bien des pertes, je ne survivrais pas à la vôtre.

– Je ne crains pas le résultat de cette tentative, mon père, si vous me permettez de la faire seul. Mais je ne puis, je n’ose entreprendre une tâche si dangereuse, si vous persistez à vouloir la partager. Tandis que je chercherais à faire un pas en avant, je serais toujours à regarder en arrière pour voir si vous êtes arrivé au point que je viendrais de quitter. Songez d’ailleurs, mon père, que ma perte ne serait que celle d’un être qui serait oublié à l’instant ; qui n’a pas plus d’importance que les arbres détachés de ce rocher qu’ils couvraient naguère ; mais vous, si le pied vous glissait, si la main vous manquait, songez-vous à toutes les suites qu’aurait votre chute ?

– Vous avez raison, mon fils ; j’ai encore des liens qui m’enchaîneraient à la vie, quand même je devrais perdre en vous tout ce que j’ai de plus cher. Que Notre-Dame et le chevalier de Notre-Dame vous bénissent et vous protègent mon fils ! votre pied est jeune, votre main est vigoureuse. Ce n’est pas en vain que vous avez gravi le Plynlimmon. Soyez hardi, mais prudent. Souvenez-vous qu’il existe un homme qui, s’il est privé de vous, n’a plus qu’un dernier devoir qui l’attache à la terre, et qui après l’avoir accompli ne tardera pas à vous suivre.

Arthur se prépara à son expédition. Il se dépouilla de son pesant manteau. Ses membres bien proportionnés étaient encore couverts d’un justaucorps de drap gris qui les dessinait parfaitement. La résolution dont son père s’était armé l’abandonna quand son fils se tourna vers lui pour lui faire ses adieux. Il lui refusa la permission de tenter cette épreuve, et lui ordonna d’un ton péremptoire de rester près de lui. Mais sans écouter sa défense Arthur descendait déjà de la plateforme sur laquelle il était. À l’aide des branches d’un vieux frêne qui croissait dans une fente du rocher, le jeune homme put gagner une étroite saillie au bord même du précipice le long de laquelle il espérait pouvoir se glisser en rampant, jusqu’à ce qu’il pût se faire voir ou se faire entendre de l’habitation dont Antonio lui avait appris l’existence. Tandis qu’il exécutait ce dessein audacieux, sa situation paraissait si précaire, que le guide salarié osait à peine lui-même respirer en le regardant. La saillie sur laquelle il se traînait semblait dans l’éloignement devenir si étroite qu’elle disparaissait aux yeux tandis qu’il continuait à avancer, le visage tourné tantôt du côté du rocher, tantôt vers le ciel, mais jamais vers l’abîme ouvert, de crainte que cette vue effrayante ne lui causât des vertiges. Aux yeux de son père et d’Antonio, dont les regards suivaient les progrès qu’il faisait, sa marche était moins celle d’un homme qui avance à la manière ordinaire et dont les pieds sont assurés sur la terre, que celle d’un insecte qui rampe le long d’un mur perpendiculaire et dont on voit les mouvemens progressifs sans qu’on puisse apercevoir les moyens qui le soutiennent. Le père désolé regretta alors amèrement, bien amèrement, de n’avoir pas persisté dans le dessein qu’il avait conçu un instant de retourner à l’auberge où il avait passé la nuit précédente, quelque contrariante, quelque périlleuse même qu’eût été cette mesure. Il aurait du moins partagé le destin du fils qu’il aimait si tendrement.

Cependant Arthur s’était armé de tout son courage. Il retenait son imagination qui en général était assez active, et il refusait de se livrer même un seul instant à ces horribles idées qui ne font qu’augmenter un véritable danger ; il cherchait à réduire les périls qui l’entouraient, d’après l’échelle de la raison, le meilleur soutien du vrai courage. – Cette saillie de rocher est étroite, se disait-il, mais assez large pour me permettre d’y passer ; ces pointes de rochers et ces crevasses sont petites et distantes les unes des autres, mais les unes assurent un appui à mes pieds, et mes mains peuvent profiter des autres aussi bien que si j’étais sur une plate-forme d’une coudée de largeur et que j’eusse le bras appuyé sur une balustrade de marbre. Ma sûreté dépend donc de moi-même. Si j’avance avec résolution, que je marche avec fermeté, et que je sache profiter de tout ce qui peut m’aider, qu’importe que je sois sur le bord d’un abîme ?

Calculant ainsi l’étendue et la réalité du danger d’après le bon sens, se répétant ensuite que ce n’était pas la première fois qu’il avait gravi des rochers et qu’il en était descendu, le brave jeune homme continua sa marche dangereuse, allant pas à pas, et avançant avec une précaution, un courage et une présence d’esprit qui le préservèrent d’une mort certaine. Enfin il gagna un endroit où un roc faisant saillie formait l’angle du rocher, jusqu’au point où il avait pu le voir de la plate-forme. C’était donc là l’instant critique de son entreprise. Ce roc s’avançait en saillie de plus de six pieds au-dessus du torrent qu’Arthur entendait rouler à environ cinquante toises sous ses pieds avec un bruit semblable à celui d’un tonnerre souterrain. Il examina cet endroit avec le plus grand soin, et y voyant de l’herbe, des arbrisseaux, et même quelques arbres rabougris, il en conclut que l’éboulement ne s’était pas étendu plus loin, et que s’il pouvait avancer au-delà, il y trouverait la continuation du sentier dont une partie avait été détruite par quelque étrange convulsion de la nature. Mais la saillie de ce roc était telle qu’il était impossible de passer dessous, ou d’en faire le tour ; et comme il s’élevait de plusieurs pieds au-dessus de la position qu’Arthur occupait, ce n’était pas chose facile de le gravir. Ce fut pourtant le parti auquel il s’arrêta, comme étant le seul moyen de surmonter ce qu’il croyait pouvoir regarder comme le dernier obstacle de son voyage. Un arbre croissait tout à côté : il y monta, et à l’aide de ses branches, il sauta sur le sommet du roc. Mais à peine y avait-il appuyé le pied, à peine avait-il eu un instant pour se féliciter en découvrant au milieu d’un chaos de forêts et de rochers les ruines sombres de Geierstein, et une fumée qui s’élevant par derrière indiquait l’existence d’une habitation, que, à son extrême terreur, il sentit le roc énorme sur lequel il était trembler sous ses pieds et pencher lentement en avant par un mouvement graduel. Ne tenant à la montagne que par un seul point, ce roc en saillie avait résisté au tremblement de terre qui avait changé la face des environs ; mais l’équilibre en avait été détruit, et il n’avait fallu que le poids additionnel du corps du jeune homme pour le rompre entièrement.

Dans cet instant critique, Arthur, par cet instinct qui porte à saisir tout moyen de salut, sauta sur l’arbre qui l’avait aidé à monter sur ce roc, et tourna la tête en arrière, poussé comme par une force irrésistible pour suivre des yeux la chute de l’énorme masse de pierre qu’il venait de quitter. Le roc chancela deux ou trois secondes, comme s’il n’eût su de quel coté tomber ; et si sa chute eût pris une direction latérale, il aurait brisé l’arbre, écrasé le jeune aventurier, ou l’aurait entraîné avec lui dans le torrent. Après un moment d’horrible incertitude, la force de gravitation détermina la chute en avant. L’énorme fragment de rocher, qui devait peser au moins quatre mille quintaux, descendit en écrasant les buissons et les arbres qui se trouvaient sur son passage, et tomba enfin dans le torrent avec un bruit égal à la décharge de cent pièces d’artillerie. Ce bruit fut propagé par tous les échos, de montagne en montagne, de rocher en rocher, et le tumulte ne fit place au silence que lorsqu’il se fut élevé jusqu’à la région des neiges éternelles qui, insensibles aux sons qui partent de la terre, entendirent cet horrible fracas dans leur solitude majestueuse, et le laissèrent mourir sans trouver une voix pour y répondre.

Quelles furent alors les pensées du malheureux père, qui vit tomber cette lourde masse, mais qui ne put voir si elle avait entraîné son fils dans sa chute ? Son premier mouvement fut de courir vers le bord du précipice, dans le dessein d’y descendre comme l’avait fait Arthur, et lorsque Antonio le retint en lui entourant le corps de ses bras, il se retourna vers lui avec la fureur d’une ourse à qui l’on a dérobé ses petits.

– Laisse-moi, vil paysan, s’écria-t-il, ou tu vas périr à l’instant même !

– Hélas ! s’écria le pauvre guide en se jetant à genoux devant lui, et moi aussi j’ai un père !

Cet appel à la nature pénétra dans l’âme du voyageur ; il lâcha le jeune homme, et levant vers le ciel les yeux et les mains, il s’écria du ton de l’angoisse la plus profonde, mais mêlée d’une pieuse résignation : – Fiat voluntas tua ! C’était mon dernier espoir ; le plus aimable des enfans, le plus aimé, le plus digne de l’être ! et je vois planer sur la vallée les oiseaux de proie qui vont se repaître de ses restes ! Mais je le verrai encore une fois, ajouta le malheureux père, tandis que des vautours passaient sur sa tête ; je reverrai mon Arthur avant que l’aigle et le loup le déchirent Je verrai tout ce qui reste encore de lui sur la terre. Ne me retenez pas. Restez ici et suivez-moi des yeux. Si je péris, comme cela est probable, je vous charge de prendre les papiers cachetés que vous trouverez dans ma valise, et de les porter à la personne à qui ils sont adressés, dans le plus cour délai possible. Il y a dans ma bourse assez d’argent pour me faire enterrer ainsi que mon pauvre Arthur, et pour faire dire des messes pour le repos de mon âme et de la sienne ; il vous restera encore une riche récompense pour votre voyage.

L’honnête Helvétien, d’une intelligence assez bornée, mais naturellement sensible et fidèle, versa des larmes pendant que le vieux voyageur lui parlait ainsi. Cependant craignant de l’irriter en s’opposant de nouveau à sa volonté, et même en lui faisant des remontrances, il le vit en silence s’apprêter à descendre dans le fatal précipice sur le bord duquel le malheureux Arthur semblait avoir subi un destin que son père, poussé par le désespoir de la tendresse paternelle, était déterminé à partager.

Tout à coup de l’angle d’où s’était détachée cette masse de pierre sous les pieds téméraires d’Arthur, on entendit partir les sons rauques et prolongés d’une de ces cornes de l’Urus, ou bœuf sauvage de Suisse, qui dans les anciens temps donnaient aux montagnards le signal de la charge, et leur tenaient lieu dans les batailles de tous les instrumens de musique guerrière.

– Écoutez, signor, écoutez ! s’écria le Grison, c’est un signal de Geierstein. Quelqu’un va venir à notre aide dans un instant, et nous montrera le chemin le plus sûr pour chercher votre fils. Et regardez, regardez cet arbre dont on voit briller la verdure à travers le brouillard ; saint Antonio me protège ! j’y vois déployé quelque chose de blanc. C’est précisément derrière l’endroit d’où le quartier de rocher est tombé.

Le père chercha à fixer ses regards sur le lieu indiqué ; mais ses yeux se remplissaient de larmes, et il ne put distinguer l’objet que son guide lui montrait.

– Tout est inutile, dit-il en passant sa main sur ses yeux ; je ne verrai plus de lui que des restes inanimés.

– Vous le reverrez, vous le reverrez bien portant ; saint Antoine le veut ainsi. Tenez ! ne voyez-vous pas comme ce linge blanc est agité ?

– Quelque reste de ses vêtemens, quelque misérable souvenir de son cruel destin. Non, mes yeux ne le voient pas. Ils ont vu la chute de ma maison. Je voudrais que les vautours de ces montagnes les eussent arrachés de leurs orbites.

– Mais regardez encore ! Ce linge n’est pas accroché à un buisson. Je vois distinctement qu’il est placé au bout d’un bâton et qu’on l’agite à droite et à gauche. C’est votre fils qui fait un signal pour vous apprendre qu’il est en sûreté.

– Et si cela est, dit le voyageur en joignant les mains, bénis soient les yeux qui le voient ! bénie soit la langue qui le dit ! Si nous retrouvons mon fils, si nous le retrouvons vivant, ce jour sera heureux pour toi aussi, Antonio.

– Tout ce que je vous demande, c’est d’attendre avec patience, de ne pas fermer l’oreille aux bons avis, et je me trouverai bien payé de mes services. Seulement, si un honnête garçon laissait périr les gens par suite de leur propre entêtement, cela ne lui ferait pas honneur. Car après tout c’est toujours sur le guide que retombe le blâme, comme s’il lui était possible d’empêcher le vieux Ponce de secouer les brouillards qui lui couvrent le front, la terre de s’ébouler du haut d’un rocher dans le fond d’une vallée, un jeune écervelé de marcher sur une langue de pierre qui n’est pas plus large que la lame d’un couteau, ou des fous, que leurs cheveux gris devraient rendre plus sages, de tirer le poignard comme des spadassins de Lombardie.

Le guide disait ainsi tout ce qui lui venait à l’esprit, et il aurait pu continuer long-temps sur le même ton, car le signor Philipson ne l’entendait pas. Toutes les pensées de son cœur se dirigeaient vers l’objet qu’Antonio lui avait fait envisager comme un signal annonçant que son fils était en sûreté. Il vit enfin flotter ce linge blanc, et il fut convaincu que le mouvement qui l’agitait ne pouvait lui être imprimé que par une main humaine. Aussi prompt à se livrer à l’espérance qu’il l’avait été à s’abandonner au désespoir, il se prépara de nouveau à s’avancer vers son fils, afin de l’aider s’il était possible à gagner un lieu de sûreté ; mais les prières et les remontrances réitérées d’Antonio le déterminèrent à attendre.

– Êtes-vous ce qu’il faut être pour marcher sur un pareil rocher ? lui dit-il ; êtes-vous en état de répéter votre Credo et votre Ave, sans déplacer un mot, sans en oublier un ? car sans cela nos anciens vous diront que vous périrez vingt fois, eussiez-vous vingt vies à perdre. Avez-vous l’œil clair et le pied ferme ? Je crois que l’un coule comme une fontaine, et que l’autre frémit comme la feuille du tremble qui vous couvre la tête. Restez tranquille ici jusqu’à ce que vous voyiez arriver des gens qui seront plus en état que vous et moi de donner du secours à votre fils. À en juger par le son de ce cornet, je pense que c’est celui du brave homme de Geierstein, Arnold Biederman. Il a vu le danger de votre fils, et il prend en ce moment même des mesures pour sa sûreté et pour la nôtre. Il y a des occasions où l’aide d’un étranger qui connaît bien le pays est plus utile à un homme que celle de trois de ses frères qui ne le connaissent pas.

– Mais si ce cornet a réellement fait entendre un signal, comment se fait-il qu’Arthur n’y ait pas répondu ?

– Et s’il y a répondu, comme cela est probable, comment l’aurions-nous entendu ? Au milieu du tumulte du vent et de ce torrent, le son même de ce cornet ne s’est fait entendre à nous que comme la musette d’un jeune berger ; comment donc le cri d’un homme serait-il arrivé jusqu’à nos oreilles ?

– Il me semble cependant qu’au milieu de tout le fracas des élémens j’entends quelque chose qui ressemble à la voix humaine ; mais ce n’est pas celle d’Arthur.

– Je le crois bien, car c’est la voix d’une femme. Les jeunes filles conversent ensemble de cette manière d’un rocher à l’autre pendant un ouragan et un orage, quand elles seraient à un mille de distance l’une de l’autre.

– Grâces soient rendues au ciel du secours que sa providence nous envoie ! j’espère encore que nous verrons cette fatale journée se terminer sans malheur. Je vais crier pour répondre.

Il essaya de crier de toute la force de ses poumons ; mais ne connaissant pas l’art de se faire entendre dans ces contrées, sa voix, qui se mit à l’unisson avec les mugissemens des vagues et du vent, n’aurait pu être distinguée à cinquante pas de distance, et elle se confondit avec le bruit tumultueux de la guerre que se livraient les élémens. Antonio sourit de la tentative infructueuse du signor Philipson, et élevant la voix, à son tour, il poussa un cri perçant, aigu et prolongé, qui, quoique produit en apparence avec beaucoup moins d’efforts que celui de l’Anglais, était un son distinct des bruits du vent et des eaux, et qu’on pouvait vraisemblablement entendre à une distance considérable. D’autres cris analogues y répondirent dans le lointain, se répétèrent en s’approchant, et firent naître un nouvel espoir dans le cœur inquiet du voyageur.

Si la détresse du père rendait sa situation digne de compassion, son fils au même instant se trouvait dans une position des plus périlleuses. Nous avons déjà dit qu’Arthur Philipson avait d’abord marché le long de l’étroite saillie du rocher, avec le sang-froid, le courage et la résolution inébranlables qui étaient nécessaires pour accomplir une tâche où tout devait dépendre de la fermeté des nerfs ; mais l’accident qui avait arrêté sa marche était d’une nature si formidable qu’il lui fit sentir toute l’amertume d’une mort soudaine, horrible, et à ce qu’il lui avait paru, inévitable. Il avait senti le roc trembler et s’affaisser sous ses pieds, et quoique par un effort de l’instinct plus que de la volonté il se fût préservé de la mort affreuse qui l’attendait s’il fût resté une seconde de plus sur cette masse de pierre chancelante, il lui semblait que la meilleure partie de lui-même, la force de son corps et la fermeté de son âme avaient été brisées par la chute de ce roc lorsqu’il tomba avec un bruit semblable aux éclats du tonnerre, et au milieu d’un nuage de poussière, dans le torrent impétueux qui coulait au fond du précipice. En un mot, le marin précipité par une vague du pont d’un vaisseau naufragé devenu le jouet des flots et poussé contre les écueils qui bordent le rivage, ne diffère pas plus de ce même marin qui au commencement de la tempête se tenait sur le tillac de son navire favori, fier de sa propre dextérité et de la force de son bâtiment, qu’Arthur en commençant son expédition ne différait du même Arthur embrassant le tronc à demi desséché d’un vieil arbre, suspendu entre le ciel et la terre, après avoir vu s’écrouler le quartier de rocher dont il avait été si près de partager la chute. La terreur agissait sur ses sens comme sur son âme, car il voyait mille couleurs lui passer devant les yeux ; sa tête était attaquée de vertiges, et il ne pouvait plus commander à ses membres qui l’avaient jusqu’alors si bien servi. Ses bras et ses mains qui semblaient ne plus obéir qu’à une impulsion étrangère, tantôt s’accrochaient aux branches de l’arbre avec une ténacité qu’il lui eût été impossible de modérer, tantôt tremblaient comme désarticulés, de manière à lui faire craindre de ne pouvoir se soutenir dans sa position.

Un incident bien peu important en lui-même ajouta encore à la détresse de cette singulière agitation. Des volées de hiboux, de chauves-souris et d’autres oiseaux de ténèbres effrayés par le bruit de la chute du roc s’étaient répandues dans les airs, puis s’étaient hâtées de retourner dans les lierres et dans les crevasses des rochers voisins qui leur servaient de refuge pendant le jour. Parmi ces oiseaux de mauvais augure se trouvait un lammer-geier, ou vautour des Alpes, oiseau plus grand et plus vorace que l’aigle même, et qu’Arthur n’avait pas été accoutumé à voir, ou du moins qu’il n’avait jamais vu de très près. Avec l’instinct de la plupart des oiseaux de proie, l’usage de celui-ci, quand il est gorgé de nourriture, est de se retirer en quelque endroit inaccessible, et d’y rester stationnaire et immobile jusqu’à ce que le travail de la digestion soit accompli, après quoi il retrouve son activité avec son appétit. Troublé dans un repos semblable qu’il goûtait sur la montagne à laquelle les habitans ont donné son nom, un de ces oiseaux terribles prenant son essor avait décrit un grand cercle dans les airs en battant nonchalamment des ailes, et était venu s’abattre sur une pointe de rocher qui n’était pas à plus de deux toises de l’arbre sur lequel Arthur occupait une situation si précaire. Quoique encore plongé dans une sorte de stupeur, le vautour, d’après l’état d’immobilité du jeune homme, semblait le supposer mort ou mourant, et il le regardait fixement sans montrer aucun signe de cette crainte qu’éprouvent ordinairement les animaux les plus féroces quand ils se trouvent à la proximité de l’homme.

Tandis qu’Arthur faisait des efforts pour bannir la terreur subite qu’avait fait naître en lui la chute du rocher, il leva les yeux pour regarder autour de lui peu à peu et avec précaution, et rencontra ceux de cet oiseau vorace et sinistre que sa tête et son cou sans plumes, ses yeux entourés d’un iris d’un jaune brunâtre, et sa position plus horizontale que droite, distinguent de l’aigle aux formes nobles et au regard audacieux, comme le loup, maigre, hideux et féroce quoique lâche, est au-dessous du lion à l’air majestueux.

Les yeux du jeune Philipson restaient fixés sur cet oiseau sinistre, sans qu’il fût en son pouvoir de les en détourner, comme s’il eût été fasciné par un charme. La crainte d’un péril imaginaire et de dangers réels pesait sur son esprit affaibli par suite de la situation dans laquelle il se trouvait. Le voisinage d’une créature aussi odieuse à l’espèce humaine lui semblait d’aussi mauvais augure qu’extraordinaire. Pourquoi cet oiseau farouche le regardait-il avec tant de persévérance, le corps avancé de son côté comme s’il eût voulu fondre sur lui ? Ce lammer-geier était-il le génie du lieu qui portait son nom ? venait-il se repaître de la joie que devait lui causer la vue d’un étranger attiré imprudemment dans ses domaines, et exposé aux périls dont ils sont semés, presque sans espoir de salut ? Si ce n’était qu’un vautour habitant ces montagnes, son instinct lui faisait-il prévoir que le voyageur téméraire était destiné à devenir bientôt sa proie ? Cet oiseau dont on assure que les sens sont si vifs, pouvait-il d’après toutes les circonstances calculer la mort prochaine d’un étranger, et comme le corbeau et la corneille qui épient un mouton mourant, attendait-il l’instant de commencer son banquet barbare ? était-il possible que lui, Arthur, fût condamné à sentir le bec et les serres cruelles de ce vautour, avant que son cœur eût cessé de battre ? avait-il déjà perdu la dignité de la forme humaine qui inspire à toutes les créatures d’un ordre inférieur une crainte respectueuse de l’être formé à l’image du Créateur ?

De semblables craintes firent plus que la raison pour rendre quelque élasticité à l’esprit du jeune homme ; en usant de la plus grande précaution dans tous ses mouvemens, il parvint en agitant son mouchoir à faire partir le vautour du poste qu’il occupait. L’oiseau prit son essor en poussant un cri aigre et lugubre, et étendant ses ailes, alla chercher quelque autre lieu où son repos ne serait pas troublé, tandis que le jeune imprudent se réjouissait d’avoir été délivré de sa présence odieuse.

Plus maître alors de ses idées, Arthur, qui de l’endroit où il était pouvait apercevoir une partie de la plate-forme sur laquelle il avait laissé son père, chercha à l’informer de sa situation en agitant le plus haut possible le mouchoir à l’aide duquel il avait chassé le vautour. De même que son père, il entendit aussi, mais à moins de distance, le son de la corne des montagnes qui semblait lui annoncer un secours peu éloigné. Il y répondit en criant et en agitant encore le mouchoir pour indiquer l’endroit vers lequel devaient se diriger ceux qui se proposaient de venir à son aide : puis rappelant ses facultés qui l’avaient presque abandonné, il chercha à faire rentrer l’espérance dans son cœur, et à retrouver ses forces avec son courage.

Fidèle catholique, il fit une prière pour se recommander à Notre-Dame-d’Einsiedlen. – Notre-Dame pleine de grâces, finit-il par s’écrier, si mon destin est de perdre la vie comme un renard chassé au milieu de cette région sauvage, parmi des rochers chancelans, rendez-moi du moins la patience et le courage dont j’étais doué, et ne souffrez pas que celui qui a vécu en homme, quoique pécheur, meure comme un lièvre timide.

S’étant pieusement recommandé à cette protectrice dont les légendes de l’église catholique tracent un si aimable portrait, Arthur, quoique tremblant encore de l’agitation violente qu’il avait éprouvée, dirigea toutes ses pensées vers les moyens de se tirer de sa position dangereuse. Mais en regardant autour de lui, il s’aperçut de plus en plus qu’il était complètement épuisé par les fatigues et les inquiétudes qu’il venait d’éprouver. Tous les efforts dont il était capable ne purent fixer ses yeux égarés sur les objets qui l’entouraient. Les arbres, les rochers, tout ce qui se trouvait entre lui et le château en ruines de Geierstein, lui semblaient danser en rond ; et telle était la confusion de ses idées que, s’il ne lui était resté assez de présence d’esprit pour sentir que ce serait un trait de véritable folie, il se serait jeté à bas de l’arbre comme pour prendre part à la danse étrange qu’avait créée son imagination en délire.

– Que le ciel me protège ! s’écria le malheureux jeune homme en fermant les yeux, dans l’espoir qu’en cessant de voir ce qui augmentait la terreur de sa situation, ses idées pourraient prendre un cours plus calme ; mes sens m’abandonnent.

Il fût encore plus convaincu de la vérité de cette dernière pensée quand il crut entendre, à assez peu de distance, une voix de femme, ou plutôt un cri perçant, quoique l’accent en fût mélodieux, et qui semblait lui être adressé. Il rouvrit les yeux, leva la tête, et porta ses regards du côté d’où le son paraissait partir, quoiqu’il pût à peine croire que ce ne fût pas encore un effet du délire de son imagination. L’apparition qui se montra à ses yeux le confirma presque dans l’idée qu’il avait le cerveau dérangé, et qu’il ne pouvait plus compter sur l’exactitude du rapport de ses sens.

Sur le sommet d’un rocher de forme pyramidale qui s’élevait du fond de la vallée, parut une femme, mais tellement enveloppée de brouillard, que l’œil ne pouvait l’apercevoir qu’imparfaitement. Sa taille, se dessinant en relief sur le firmament, présentait l’idée indéfinie d’un esprit aérien plutôt que d’une mortelle ; car elle semblait aussi légère et presque aussi transparente que les vapeurs qui entouraient le piédestal élevé sur lequel elle était placée. Arthur fut d’abord porté à croire que la Vierge avait exaucé ses prières, et était venue en personne pour le secourir. Il allait réciter un Ave, quand la même voix lui fît entendre de nouveau cette étrange mélopée qui met les habitans des Alpes en état de se parler d’une montagne à une autre, à travers des ravins d’une largeur et d’une profondeur considérables.

Tandis qu’il réfléchissait à la manière dont il s’adresserait à cette apparition inattendue, elle disparut du point qu’elle occupait d’abord, et se remontra bientôt sur la pointe du rocher au pied duquel croissait horizontalement l’arbre sur lequel Arthur s’était réfugié. Son air et son costume prouvaient que c’était une habitante de ces montagnes qui en connaissait les sentiers dangereux. En un mot, il voyait devant lui une jeune et belle femme qui le regardait avec un mélange de compassion et de surprise.

– Étranger, lui dit-elle enfin, qui êtes-vous ? d’où venez-vous ?

– Je suis étranger comme vous le dites, jeune fille, répondit Arthur en levant la tête vers elle aussi bien qu’il le pouvait ; j’ai quitté Lucerne ce matin avec mon père et un guide ; je les ai laissés à environ un demi-mille d’ici. Vous serait-il possible de leur donner avis que je suis en sûreté ? car je sais que mon père est dans une cruelle inquiétude.

– Bien volontiers, répondit la jeune fille ; mais je crois que mon oncle ou quelques-uns de mes parens les auront déjà trouvés, et leur serviront de guides. – Ne puis-je vous aider ? – Êtes-vous blessé ? Nous avons été alarmés par le bruit de la chute d’un rocher. – Oui, le voilà là-bas, et c’est une masse d’une taille peu ordinaire.

Tout en parlant ainsi la jeune Helvétienne s’approcha si près du bord du précipice et regarda au fond du gouffre avec un air si indifférent, que la force de la sympathie qui unit en pareilles occasions celui qui agit et celui qui regarde, occasionna de nouveaux vertiges à Arthur ; il s’accrocha plus fortement que jamais à son arbre en poussant une sorte de gémissement.

– Êtes-vous blessé ? lui demanda une seconde fois la jeune fille qui le vit pâlir ; quel mal éprouvez-vous ?

– Aucun, jeune fille, si ce n’est quelques légères meurtrissures ; mais la tête me tourne, et le cœur me manque en vous voyant si près de cet abîme.

– N’est-ce que cela ? Sachez, étranger, que je ne me trouve pas plus tranquille dans la maison de mon oncle que sur le bord de précipices en comparaison desquels celui-ci n’offre qu’un obstacle qu’un enfant pourrait franchir. Mais si j’en juge par les traces que je remarque, vous êtes venu ici le long de la saillie du rocher dont la terre s’est éboulée récemment ; vous devriez donc être bien au-dessus d’une pareille faiblesse, puisque, vous aussi, vous avez le droit de vous dire montagnard.

– J’aurais pu me donner ce nom il y a une demi-heure, mais je crois que désormais je n’oserai plus le prendre.

– Ne vous découragez pas pour un saisissement de cœur passager qui peut ébranler le courage et obscurcir la vue de l’homme qui a le plus de bravoure et d’expérience. Levez-vous, marchez hardiment sur le tronc de cet arbre, et quand vous serez au milieu vous n’aurez plus qu’un saut à faire pour vous trouver sur la petite plate-forme où vous me voyez. Après cela vous ne rencontrerez plus ni obstacle ni danger qui méritent qu’on en parle à un jeune homme dont les membres sont robustes, et aussi courageux que leste.

– Mes membres sont robustes, répondit le jeune homme, mais je rougis en pensant combien le courage me manque. Cependant je ne souffrirai pas que vous ayez honte de l’intérêt que vous avez pris à un malheureux voyageur en écoutant plus long-temps des craintes qui jusqu’à ce jour n’avaient jamais trouvé d’accès dans mon cœur.

La jeune fille le regarda avec beaucoup d’intérêt et non sans quelque inquiétude, tandis qu’il se levait avec précaution et qu’il descendait le long du tronc de l’arbre, qui s’élançait d’une crevasse du bas du rocher sur lequel elle se trouvait, dans une position presque horizontale, et dont la partie sur laquelle il était tremblait sous lui. Le saut qu’il avait à faire pour arriver sur la plate-forme où était la jeune fille n’eût été rien sur un terrain ferme et uni, mais il s’agissait ici de passer sur un abîme profond au fond duquel un torrent mugissait avec fureur. Les genoux d’Arthur battaient l’un contre l’autre, et ses pieds, devenus lourds, semblaient lui refuser tout service. Il éprouvait à un plus fort degré que jamais cette influence de la crainte que ceux qui l’ont éprouvée dans une situation si dangereuse ne peuvent jamais oublier, et que ceux qui, heureusement pour eux, ne l’ont jamais connue, peuvent avoir quelque peine à comprendre.

La jeune fille vit son émotion, et en prévit les conséquences. Ne voyant qu’un seul moyen pour lui rendre de la confiance, elle sauta légèrement du rocher sur le tronc d’arbre, où elle resta avec autant d’aisance et de tranquillité qu’un oiseau, et par un second saut se retrouva presque au même instant sur la plate-forme. Étendant alors le bras vers Arthur : – Mon bras n’est qu’une faible balustrade, lui dit-elle, mais avancez avec résolution, et vous le trouverez aussi ferme que les murailles de Berne.

La honte l’emportait alors tellement sur la terreur dans l’esprit d’Arthur, que refusant l’aide qu’il n’aurait pu accepter sans se dégrader à ses propres yeux, il fit de nécessité vertu, exécuta avec succès le saut redoutable, et se trouva sur la plate-forme à côté de la jeune fille.

Son premier mouvement fut naturellement de lui prendre la main et de la porter à ses lèvres avec respect et reconnaissance ; et elle n’aurait pu l’en empêcher sans affecter une sorte de pruderie qui n’était nullement dans son caractère ; c’eût été donner lieu à un débat cérémonieux sur un objet bien peu important, et sur un théâtre qui n’y convenait guère, une plate-forme de rochers d’environ cinq pieds de longueur sur trois de largeur.

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