« Maudits l’or et l’argent dont l’attrait nous invite
« À trafiquer au loin pour faire un gain licite !
« La paix, au teint de lis, brille plus que l’argent ;
« L’or, bien moins que la vie, est un besoin urgent ;
« Et pourtant, à travers des déserts si stériles,
« L’intérêt nous conduit dans ces marchés des villes. »
Collins. Hassan, ou le Conducteur de chameaux.
Arthur Philipson et Anne de Geierstein dans cette situation éprouvèrent un léger degré d’embarras ; le jeune homme, sans doute dans la crainte de passer pour poltron aux yeux de celle qui l’avait secouru, et la jeune fille peut-être par suite des efforts qu’elle avait faits, ou parce qu’elle se voyait si soudainement placée en contact presque immédiat avec le jeune homme à qui elle avait probablement sauvé la vie.
– Maintenant, lui dit Arthur, il faut que je retourne près de mon père. La vie que je dois à votre secours n’a de prix pour moi qu’en ce qu’il m’est permis à présent de courir à son aide.
Il fut interrompu par le son d’un autre cornet qui semblait partir du côté de l’endroit où Philipson père et son guide avaient été laissés par leur entreprenant compagnon. Mais la plate-forme dont il n’apercevait qu’une partie, de l’arbre sur lequel il avait été perché, était tout-à-fait invisible du lieu où il se trouvait alors.
– Il me serait bien aisé, dit la jeune fille, de passer sur cet arbre, et de voir de là-bas si je pourrais découvrir vos amis ; mais je suis convaincue qu’ils ont maintenant de meilleurs guides que vous ou moi ne pourrions l’être ; car le son de ce cornet annonce que mon oncle ou quelques-uns de mes jeunes parens sont arrivés près d’eux. Ils sont maintenant en marche vers Geierstein, et si vous le trouvez bon, je vais vous y conduire ; car vous pouvez être assuré que mon oncle Arnold ne souffrira pas que vous alliez plus loin aujourd’hui, et nous ne ferions que perdre du temps en cherchant à rejoindre vos amis, qui de l’endroit où vous dites que vous les avez laissés doivent être rendus à Geierstein bien avant nous. Suivez-moi donc, ou je supposerai que vous êtes déjà las de me prendre pour guide.
– Supposez plutôt que je suis las de la vie que vous m’avez probablement conservée, répondit Arthur en se préparant à la suivre. Il examina en même temps le costume, la taille et les traits de sa jeune conductrice, examen qui confirma la satisfaction qu’il avait en la suivant, quoiqu’il ne pût le faire en ce moment avec un détail aussi circonstancié que celui que nous allons prendre la liberté de mettre sous les yeux de nos lecteurs.
Son vêtement de dessus n’était ni assez serré pour dessiner ses membres, ce qui était défendu par les lois somptuaires du canton, ni assez large pour gêner ses mouvemens quand elle marchait ou gravissait les rochers ; il couvrait une tunique d’une couleur différente, et lui descendait jusqu’à mi-jambes, dont la partie inférieure restait exposée à la vue dans toutes ses belles proportions. Ses sandales se terminaient en pointe recourbée, et les bandelettes croisées au-dessus de la cheville pour les y attacher étaient garnies d’anneaux d’argent. Sa taille était serrée par une ceinture de soie de diverses couleurs, ornée de fils d’or faisant partie du tissu. Sa tunique, ouverte par le devant, qui laissait voir un cou élégant et d’une pure blancheur, permettait même à l’œil de pénétrer encore plus bas. Cette blancheur contrastait un peu avec son visage légèrement bruni par l’air et le soleil, non pas au point de diminuer sa beauté, mais seulement assez pour prouver qu’elle possédait cette santé dont on est redevable à l’habitude de l’exercice. Ses longs cheveux blonds tombaient en tresses nombreuses sur ses tempes ; ses yeux bleus, ses traits aimables, et leur expression pleine de dignité et de simplicité, indiquaient en même temps le caractère de douceur, de confiance et de résolution d’une âme trop vertueuse pour soupçonner le mal, et trop fière pour le craindre. Sur ses cheveux, l’ornement naturel de la beauté et celui qui lui sied le mieux, ou plutôt devrais-je dire, au milieu de ses cheveux était placée une petite toque, qui d’après sa forme était moins destinée à protéger sa tête qu’à prouver le goût de la jeune fille, qui n’avait pas manqué, suivant la coutume des montagnes, de la décorer d’une plume de héron, et y avait ajouté, luxe encore peu commun à cette époque, une petite chaîne d’or fort mince, assez longue pour en faire quatre à cinq fois le tour, et dont les deux bouts étaient assurés sous un large médaillon de même métal.
Il me reste seulement à ajouter que la taille de cette jeune personne s’élevait au-dessus de la stature commune, et que tous les contours de ses formes, sans rien avoir de masculin, lui donnaient l’air de Minerve plutôt que la beauté fière de Junon ou les grâces voluptueuses de Vénus. Un front noble, des membres souples et bien formés, un pas ferme et léger en même temps, sa modestie virginale, et surtout son air ouvert et son assurance ingénue, tels étaient les charmes de la jeune Helvétienne, digne en effet d’être comparée à la déesse de la sagesse et de la chasteté.
La route que le jeune Anglais suivait alors sous sa conduite était difficile et raboteuse, mais on ne pouvait dire qu’elle fût dangereuse, surtout en la comparant avec le chemin qu’il venait de faire sur les rochers. C’était dans le fait la continuation du sentier, et l’éboulement de terre dont il a été si souvent parlé en avait détruit une partie. Quoiqu’il eût été endommagé en divers endroits à l’époque du tremblement de terre, on y voyait des marques indiquant qu’il avait déjà été grossièrement réparé, de manière à le rendre praticable pour des gens qui attachent aussi peu d’importance que les Suisses à avoir des chemins de communication unis et bien nivelés. La jeune fille apprit aussi à Arthur que la route actuelle faisait un circuit pour aller joindre celle que ses compagnons et lui avaient suivie dans la matinée, de sorte que s’ils avaient tourné au point de jonction de ce nouveau chemin avec l’ancien, ils auraient évité le danger qu’ils avaient couru en s’approchant du précipice.
Le sentier sur lequel ils marchaient alors était plus loin du torrent, quoiqu’on en entendît encore le tonnerre souterrain dont les éclats avaient augmenté tant qu’ils avaient monté parallèlement à son cours. Mais tout à coup le sentier tournant à angle droit se dirigea en ligne directe vers le vieux château, et ils eurent sous les yeux un des tableaux les plus splendides et les plus imposans de ces montagnes.
L’ancienne tour de Geierstein, quoiqu’elle ne fût ni très considérable ni distinguée par des ornemens d’architecture, avait un air de dignité et de terreur qu’elle devait à sa position sur le bord de la rive opposée du torrent qui, précisément à l’angle du rocher sur lequel les ruines sont situées, forme une cascade d’environ cent pieds de hauteur, et se précipite du défilé dans un bassin formé dans le roc vif, et que ses eaux ont peut-être creusé depuis le commencement des temps. En face de ces eaux éternellement mugissantes et coulant à ses pieds, s’élevait la vieille tour construite si près du bord du rocher que les arcs-boutans que l’architecte avait employés pour en fortifier les fondations semblaient faire partie du roc, et s’élevaient ainsi que lui en ligne perpendiculaire. Comme c’était l’usage dans toute l’Europe aux temps de la féodalité, la principale partie du bâtiment formait un carré massif, dont le sommet alors en ruines était rendu pittoresque par les tourelles de différentes formes et de diverses hauteurs qui le flanquaient, les unes étant rondes, les autres angulaires, plusieurs étant en ruine, quelques-unes encore presque entières ; ce qui variait la vue en perspective de cet édifice, qui se, dessinait sur un ciel orageux.
Une poterne en saillie, à laquelle on descendait de la tour par un escalier, avait autrefois conduit à un pont qui donnait accès du château à l’autre côté du torrent où se trouvaient alors Arthur Philipson et sa belle conductrice. Une seule arche, ou pour mieux dire le côté d’une arche, consistant en grosses pierres, subsistait encore et se montrait sur le torrent, précisément en face de la chute d’eau. Jadis cette arche avait servi à soutenir un pont-levis en bois, d’une largeur convenable, mais d’une telle longueur et d’un tel poids qu’il était indispensable qu’il reposât, en se baissant, sur quelque fondation solide. Il est vrai qu’il en résultait un inconvénient : même quand le pont-levis était levé, il y avait possibilité d’approcher de la porte du château par le moyen des pierres destinées à en recevoir les côtés ; mais comme ce passage n’avait pas plus de dix-huit pouces de largeur, et que l’ennemi audacieux qui aurait osé le traverser n’aurait pu arriver qu’à une entrée régulièrement défendue par une herse flanquée de tourelles et de remparts d’où l’on pouvait lancer des pierres et des traits, et verser du plomb fondu ou de l’eau bouillante sur l’ennemi, on ne regardait pas la possibilité de cette tentative comme préjudiciable à la sûreté du château.
Dans le temps dont nous parlons, le château étant entièrement ruiné et démantelé, la porte, la herse et le pont-levis n’existaient plus, le passage voûté sous lequel la porte avait été placée, et les pierres étroites qui unissaient encore les deux côtés de la rivière, servaient de moyen de communication entre les deux rives pour les habitans des environs que l’habitude avait familiarisés avec les dangers d’un tel passage.
Pendant ce court trajet, Arthur Philipson, comme un bon arc nouvellement tendu, avait repris l’élasticité de corps et d’esprit qui lui était naturelle. À la vérité ce ne fut pas avec une tranquillité parfaite qu’il suivit sa conductrice, tandis qu’elle marchait légèrement sur cet étroit passage formé de pierres raboteuses, mouillées, et rendues continuellement glissantes par les vapeurs de la cascade voisine. Ce ne fut pas sans appréhension qu’il accomplit ce fait périlleux à si peu distance de la chute d’eau, dont il ne pouvait s’empêcher d’entendre le bruit assourdissant, quoiqu’il eût grand soin de ne pas tourner la tête de ce côté, de peur d’éprouver de nouveaux vertiges en voyant les eaux se précipiter du haut du rocher dans un abîme qui paraissait sans fond. Mais malgré son agitation intérieure, la honte naturelle de laisser voir de la crainte quand une jeune et belle femme montrait tant de calme, et le désir de réparer sa réputation aux yeux de sa conductrice, empêchèrent Arthur de s’abandonner à l’émotion qui l’avait accablé bien peu de temps auparavant. Marchant avec fermeté, mais se soutenant avec précaution de son bâton ferré, il suivit les pas légers de la jeune Helvétienne le long de ce mont redoutable ; il passa après elle par la poterne en ruines, et monta l’escalier qui était dans un semblable état de délabrement.
Ils se trouvèrent alors dans un espace couvert de ruines, ayant été autrefois une cour en face de la tour qui s’élevait avec une sombre dignité au milieu des débris d’ouvrages de fortification et des bâtimens destinés à divers usages. Ils traversèrent rapidement ces ruines, sur lesquelles la nature avait jeté un manteau sauvage de mousse, de lierre et d’autres plantes grimpantes, et ils en sortirent par la porte principale du château, pour entrer dans un de ces endroits que la nature embellit souvent de ses charmes les plus délicieux, même au milieu des contrées en apparence arides et désolées.
Le château s’élevait aussi de ce côté beaucoup au-dessus du sol des environs ; mais l’élévation du site, produite du côté du torrent par un rocher perpendiculaire, offrait de ce côté-ci une pente rapide qui avait été formée en talus comme un glacis moderne pour mettre l’édifice en sûreté. Ce terrain était alors couvert de jeunes arbres et de buissons, au milieu desquels la tour s’élevait avec toute la dignité d’une belle ruine. Au-delà de ces bosquets en pente, la vue présentait un caractère tout différent. Une étendue de terre de plus de cent acres était entourée de rochers et de montagnes qui, tout en conservant l’aspect sauvage de la contrée que nos voyageurs avaient traversée le matin, environnaient et en quelque sorte défendaient un petit canton où la nature était plus fertile et se montrait sous des traits plus doux. La surface de ce domaine était extrêmement variée, mais en général la terre y suivait une pente douce vers le sud.
Une grande maison construite en bois, sans le moindre égard pour la régularité ou la symétrie, mais indiquant par la fumée qui en sortait comme par le nombre et la grandeur des bâtimens de toute nature qui l’environnaient, et par les champs bien cultivés qu’on voyait tout à l’entour, que c’était le séjour sinon de la splendeur du moins de l’aisance. Un verger rempli d’arbres fruitiers en plein rapport s’étendait au sud de la maison. Des groupes de noyers et de châtaigniers croissaient majestueusement ensemble, et un vignoble de trois ou quatre acres prouvait même que la vigne y était cultivée avec intelligence et succès. Cette dernière culture est maintenant universellement répandue dans toute la Suisse ; mais dans le temps dont nous parlons elle n’occupait qu’un petit nombre de propriétaires assez heureux pour avoir le rare avantage d’unir l’intelligence à la richesse ou du moins à l’aisance.
Dans de riches pâturages paissaient un grand nombre de bestiaux de cette belle race qui fait l’orgueil et la richesse des montagnards suisses. On les avait retirés des contrées plus montagneuses où ils avaient passé l’été, pour qu’ils fussent plus près de l’abri dont ils auraient besoin à l’époque des orages d’automne. Dans quelques endroits choisis, les agneaux tondaient tranquillement l’herbe de belles prairies ; dans d’autres, de grands arbres, produit naturel du sol, croissaient sans craindre la hache, jusqu’à ce qu’on eût besoin d’en abattre quelqu’un pour se procurer du bois de construction, et donnaient un aspect de verdure et de bois à un tableau de culture agricole. Un petit ruisseau serpentait à travers ce paradis ceint de montagnes, tantôt réfléchissant les rayons du soleil qui avait alors dissipé le brouillard, tantôt indiquant sa course par des rives élevées couvertes de grands arbres, et tantôt la cachant sous des buissons d’aubépines et de noisetiers. Ce ruisseau, après maints détours qui semblaient indiquer sa répugnance à quitter ce séjour paisible, sortait enfin de ce domaine écarté, et semblable à un jeune homme abandonnant les simples jeux de l’adolescence pour entrer dans la carrière d’une vie active et agitée, allait s’unir au torrent impétueux qui, descendant avec fracas des montagnes, venait frapper le rocher sur lequel s’élevait l’ancienne tour de Geierstein, et se précipitait ensuite dans le défilé sur les bords duquel notre jeune voyageur avait été sur le point de perdre la vie.
Quelque impatient que fût Arthur de rejoindre son père, il ne put s’empêcher de s’arrêter un moment, tant il était surpris de trouver tant de beautés champêtres au milieu d’une pareille scène d’horreur ; et il jeta un regard en arrière sur la tour de Geierstein et sur le rocher escarpé qui lui avait donné son nom, comme pour s’assurer, par la vue de ces objets remarquables, qu’il était réellement dans les environs de ce désert sauvage où il avait éprouvé tant de dangers et de terreur. Cependant les limites de cette ferme bien cultivée étaient si bornées, que ce coup d’œil en arrière était à peine nécessaire pour convaincre le spectateur que cet endroit où l’industrie humaine avait trouvé les moyens de se déployer, et qui semblait avoir été mis en valeur par suite de travaux considérables, était en bien faible proportion avec la nature agreste et sauvage de la contrée environnante. Ici, de hautes montagnes formaient des murailles de rochers ; là, revêtues de forêts de pins et de mélèzes dont l’existence remontait peut-être à celle du monde. Au-dessus de ces montagnes et de l’éminence sur laquelle la tour était située, on pouvait voir la nuance presque rosée d’un immense glacier frappé par les rayons du soleil ; et encore plus haut, sur la surface brillante de cette mer de glace, s’élevaient avec une dignité silencieuse les pics de ces montagnes innombrables, couronnées de neiges éternelles.
Ce qu’il nous a fallu quelque temps pour décrire n’occupa le jeune Philipson qu’une minute ou deux ; car sur une pelouse en pente douce qui était en face de la ferme, comme on pouvait nommer la maison, il aperçut de loin cinq à six hommes, dans le premier desquels, à sa marche, à son costume et à la forme de sa toque, il lui fut aisé de reconnaître son père, ce père qu’il espérait à peine revoir.
Il suivit donc avec empressement sa conductrice, pendant qu’elle descendait la colline escarpée au haut de laquelle était la vieille tour. Ils s’approchèrent du groupe qu’ils avaient aperçu ; le vieux Philipson doubla le pas pour joindre son fils, accompagné d’un homme d’un âge avancé, d’une taille presque gigantesque, et qui par son air simple et majestueux en même temps semblait le digne concitoyen de Guillaume Tell, de Staufbacher, de Winkelried, et d’autres Suisses célèbres, dont le cœur ferme et le bras vigoureux avaient, le siècle précédent, défendu avec succès contre des armées innombrables leur liberté personnelle et l’indépendance de leur pays.
Avec une courtoisie naturelle et comme pour éviter au père et au fils le désagrément d’avoir en présence de témoins une entrevue qui devait leur causer de l’émotion à tous deux, le Landamman, en s’avançant avec le vieux Philipson, fit signe à ceux qui le suivaient et qui tous semblaient être des jeunes gens, de rester en arrière. Ils s’arrêtèrent donc à quelques pas et parurent interroger Antonio sur les aventures des étrangers. Anne, conductrice d’Arthur, avait à peine eu le temps de lui dire : – Ce vieillard est mon oncle, Arnold Biederman, et ces jeunes gens sont mes parens, quand le Landamman et le vieux Philipson arrivèrent. Avec la même délicatesse qu’il avait déjà montrée, Arnold prit sa nièce à part ; et tout en lui demandant compte de l’expédition qu’elle venait de faire, il examina le père et le fils pendant leur entrevue avec autant de curiosité que la civilité lui permettait d’en montrer. Elle se passa tout différemment qu’il ne s’y était attendu.
Le vieux Philipson avait la plus vive tendresse pour son fils : nous l’avons vu prêt à courir à la mort quand il avait eu à craindre de l’avoir perdu ; et l’on ne peut douter de sa joie quand il fut rendu à son affection. On aurait donc pu s’attendre à voir le père et le fils se précipiter dans les bras l’un de l’autre, et telle était probablement la scène dont Arnold Biederman avait cru qu’il allait être témoin.
Mais le voyageur anglais, comme un grand nombre de ses compatriotes, cachait des sentimens vifs et profonds sous une apparence de froideur, et il aurait regardé comme une faiblesse de s’abandonner sans réserve aux émotions les plus douces et les plus naturelles. Il avait été dans sa jeunesse ce qu’on peut appeler un homme bien fait, et sa physionomie encore belle à un âge plus avancé, avait une expression qui annonçait un homme peu disposé à céder lui-même à ses passions ou à encourager trop de confiance dans les autres. Il avait doublé le pas en apercevant son fils, par suite du désir naturel qu’il avait de se trouver près de lui ; mais il le ralentit en s’en approchant, et quand ils furent en présence, il lui adressa avec un ton de réprimande plutôt que d’affection ce reproche inspiré par la tendresse paternelle : – Arthur, que tous les saints vous pardonnent le chagrin que vous m’avez causé aujourd’hui !
– Amen ! répondit le jeune homme ; je dois avoir besoin de pardon, puisque je vous ai causé du chagrin. Croyez pourtant que j’ai agi pour le mieux.
– Il est heureux, Arthur, qu’en agissant pour le mieux, et en n’écoutant que votre volonté, il ne vous soit rien arrivé de pire.
– C’est à cette jeune personne que j’en suis redevable, lui répondit son fils avec un ton de patience et de soumission, en lui montrant Anne qui se tenait à quelques pas de distance, désirant peut-être ne pas entendre des reproches qui pouvaient lui paraître déraisonnables et inopportuns.
– Je lui ferai mes remerciemens quand je pourrai savoir de quelle manière je dois les lui adresser : mais croyez-vous, Arthur, qu’il soit honorable, qu’il soit convenable que vous ayez reçu d’une femme des secours qu’il est du devoir d’un homme d’accorder au sexe le plus faible ?
Arthur baissa la tête, et ses joues se couvrirent de rougeur. Arnold Biederman s’en aperçut, et voulant venir à son secours, il s’approcha d’eux et prit part à la conversation.
– Jeune homme, lui dit-il, ne rougissez pas d’avoir reçu des avis ou des secours d’une fille d’Underwald. Apprenez que la liberté de ce pays est due à la sagesse et à la fermeté de tous ses enfans, de ses filles aussi bien que de ses fils. Et vous, mon vieil hôte, vous qui à ce qu’il paraît avez vu bien des années et plusieurs contrées, vous devez avoir trouvé bien des exemples qui prouvent que souvent le plus fort est sauvé par le secours du plus faible, le plus fier par l’aide du plus humble.
– J’ai du moins appris, répondit l’Anglais, à ne pas débattre une question sans nécessité avec l’hôte qui m’a accueilli avec bonté. Et après avoir jeté sur son fils un regard qui semblait briller de la plus vive affection, il reprit tandis qu’on retournait vers la maison, la conversation qu’il avait commencée avec sa nouvelle connaissance avant qu’Arthur et sa conductrice fussent arrivés.
Arthur, pendant ce temps, eut le loisir d’examiner l’air et les traits de leur hôte, qui dans leur caractère mâle et sans affectation offraient un mélange de simplicité antique et de dignité agreste. Ses vêtemens, quant à la forme, ne différaient guère de ceux de la jeune fille dont nous avons déjà fait la description. Ils consistaient en une espèce de fourreau presque de même forme que la chemise moderne, seulement ouvert sur la poitrine et porté par-dessus une tunique. Mais son vêtement de dessus était beaucoup plus court que celui de sa fille, et ne lui descendait qu’au bas des cuisses comme le kilt du montagnard écossais. Des espèces de bottes lui remontaient au-dessus du genou, et achevaient ainsi de couvrir toute sa personne. Une toque de peau de martre garnie d’un médaillon en argent était la seule partie de son costume qui montrât quelque ornement. Une large ceinture de peau de buffle qui lui serrait la taille était attachée par une boucle de cuivre.
Cependant la taille et les traits de celui qui portait des vêtemens si simples, où il n’entrait presque que la laine des moutons de ses montagnes et les dépouilles des animaux tués à la chasse, auraient commandé le respect partout où il se serait présenté, surtout dans ce siècle belliqueux où l’on jugeait des hommes d’après leur vigueur apparente. Arnold Biederman avait la taille, les formes, les larges épaules et les muscles fortement prononcés d’un Hercule. Mais ceux qui dirigeaient principalement leur attention sur sa physionomie voyaient dans ses traits pleins de sagacité, dans son front découvert, dans ses grands yeux bleus et dans la résolution qu’ils exprimaient quelque chose qui ressemblait davantage au roi des dieux et des hommes de la fable. Il était entouré de plusieurs de ses fils et de ses jeunes parens au milieu desquels il marchait, et dont il recevait comme un tribut légitime les marques du respect et de l’obéissance qu’un troupeau de daims rend à celui qu’il reconnaît pour monarque.
Tandis qu’Arnold Biederman marchait à côté du vieux Philipson et s’entretenait avec lui, les jeunes gens semblaient examiner Arthur de très près, et de temps en temps ils adressaient à Anne une question à demi-voix. Elle leur répondait brièvement et avec un ton d’impatience ; mais ses réponses ne faisaient qu’exciter leur gaîté ; ils s’y livraient sans contrainte, et le jeune Anglais ne pouvait s’empêcher de croire qu’ils riaient à ses dépens. Se sentir exposé à la dérision était un désagrément qui n’était nullement adouci par la réflexion que, dans une telle société, on traiterait probablement de même quiconque ne serait pas en état de marcher sur le bord d’un précipice d’un pas aussi ferme et aussi tranquille que s’il était dans les rues d’une ville. Être tourné en ridicule, quelque mal à propos que ce puisse être, paraît toujours fort triste ; mais cette épreuve est encore plus pénible pour un jeune homme quand il y est soumis en présence de la beauté. Arthur trouvait pourtant quelque consolation à penser que les plaisanteries des jeunes gens ne paraissaient nullement goûtées par sa belle conductrice, qui par son air et ses paroles semblait leur reprocher leur manque de courtoisie ; mais il craignait que ce fût uniquement par sentiment d’humanité.
– Elle doit aussi me mépriser, pensa-t-il, quoique la politesse, que ne connaissent pas ces rustres malappris, l’ait mise en état de cacher son mépris sous les dehors de la piété. Elle ne peut me juger que d’après ce qu’elle a vu, si elle me connaissait mieux (et cette pensée n’était pas sans fierté), elle m’accorderait peut-être un plus haut rang dans son estime.
En arrivant chez Arnold Biederman, les voyageurs entrèrent dans un appartement qui servait en même temps de salle à manger et de salon de réception, et où l’on avait fait tous les préparatifs pour un repas où régnaient en même temps l’abondance et la simplicité. Autour de cette salle étaient appendus aux murailles des armes pour la chasse et divers instrumens d’agriculture. Mais les yeux du vieux Philipson se fixèrent sur un corselet de cuir, une longue et lourde hallebarde, et un sabre à deux mains, qui semblaient placés comme une sorte de trophée. Tout à côté était un casque à visière, comme en portaient les chevaliers et les hommes d’armes ; mais il avait été négligé, et au lieu d’être bien fourbi il était couvert de poussière. La guirlande d’or en forme de couronne qui y était entrelacée, quoique ternie par le temps, indiquait un rang distingué ; et le cimier (c’était un vautour de l’espèce qui avait donné son nom au vieux château et à la montagne) fit naître diverses conjectures dans l’esprit du vieil Anglais ; connaissant assez bien l’histoire de la révolution de la Suisse, il ne douta guère que cette portion d’armure ne fût un trophée de la guerre qui avait eu lieu jadis entre les habitans de ces montagnes et le seigneur féodal à qui elles avaient appartenu.
L’avertissement de se mettre à table dérangea le cours des réflexions du marchand anglais ; et une compagnie nombreuse, composée indistinctement de tous ceux qui demeuraient sous le toit de Biederman, s’assit autour d’une table, au haut bout de laquelle était un plat de venaison de chamois ; des plats abondans de chair de chèvre, de poisson, de fromage, et de laitage apprêté de différentes manières, composaient le reste du festin. Le Landamman fît les honneurs de sa table avec une hospitalité simple et franche, et engagea les étrangers à prouver par leur appétit qu’ils se trouvaient aussi bien reçus qu’ils le désiraient. Pendant le repas il s’entretint avec le plus âgé de ses hôtes, pendant que les jeunes gens et les domestiques mangeaient modestement et en silence. Avant qu’on eût fini de dîner, on vit passer quelqu’un devant une grande fenêtre qui éclairait cet appartement, ce qui parut exciter une vive sensation parmi ceux qui s’en aperçurent.
– Qui vient de passer ? demanda Biederman à ceux qui étaient assis en face de la croisée.
– C’est notre cousin Rodolphe de Donnerhugel, répondit un des fils d’Arnold avec empressement.
Cette nouvelle parut faire grand plaisir à tous les jeunes gens qui se trouvaient dans la salle, et surtout aux fils du Landamman. Le chef de la famille se contenta de dire d’une voix grave et calme : – Votre cousin est le bienvenu ; allez le lui dire, et faites-le entrer.
Deux ou trois de ses fils se levèrent aussitôt, comme jaloux de faire les honneurs de la maison à ce nouvel hôte qui arriva quelques momens après. C’était un jeune homme de très grande taille, bien fait, et ayant un air d’activité. Ses cheveux, tombant en boucles, étaient d’un brun foncé, et ses moustaches presque noires. Sa chevelure était si épaisse que sa toque paraissait trop petite pour la couvrir, et il la portait de côté. Ses vêtemens étaient de la même coupe que ceux d’Arnold, mais d’un drap beaucoup plus fin des fabriques d’Allemagne, et richement orné. Une de ses manches était d’un vert foncé, galonnée et brodée en argent ; le reste de son habit était écarlate. La ceinture, qui serrait autour de sa taille son vêtement de dessus, servait aussi à soutenir un poignard dont le manche était en argent. Pour que rien ne manquât à l’élégance de son costume, il portait des bottes qui se terminaient par une longue pointe recourbée, suivant une mode du moyen âge. Une chaîne d’or suspendue à son cou soutenait un grand médaillon de même métal.
Ce jeune homme fut entouré à l’instant par tous les fils de Biederman, comme le modèle sur lequel la jeunesse suisse devait se former, et dont la démarche, la mise, les manières et les opinions devaient être adoptées par quiconque voulait suivre la mode du jour, sur laquelle il était reconnu qu’il régnait, et dont personne ne songeait à lui disputer l’empire.
Arthur Philipson crut pourtant remarquer que deux personnes de la compagnie accueillaient ce jeune homme avec des marques d’égard moins distinguées que celles que lui prodiguaient d’un commun accord tous les jeunes gens présens à son arrivée. Du moins ce ne fut pas avec beaucoup de chaleur qu’Arnold Biederman lui-même dit au jeune Bernois qu’il était le bienvenu ; car tel était le pays de Rodolphe. Le jeune homme tira de son sein un paquet cacheté qu’il remit au Landamman avec de grandes démonstrations de respect ; et il semblait attendre qu’Arnold, après en avoir rompu le cachet et lu le contenu, lui dît quelques mots à ce sujet ; mais le patriarche se borna à l’inviter à s’asseoir et à partager leur repas, et Rodolphe prit à côté d’Anne de Geierstein une place qu’un des fils d’Arnold s’empressa de lui céder avec politesse.
Il parut aussi au jeune observateur anglais que le nouveau venu était reçu avec une froideur marquée par cette jeune fille, à qui il s’emblait empressé de rendre ses hommages, près de laquelle il avait réussi à se placer à table, et a qui il paraissait songer à plaire plutôt qu’à faire honneur aux mets qu’on lui servait. Il vit Rodolphe lui dire quelques mots à demi-voix en le regardant. Anne lui répondit très brièvement, mais un des fils de Biederman qu’il avait pour voisin de l’autre côté fut probablement plus communicatif, car les d’eux jeunes gens se mirent à rire ; Anne parut déconcertée, et rougit de mécontentement.
– Si je tenais un de ces fils des montagnes, pensa le jeune Philipson, sur trois toises de gazon bien nivelé, s’il est possible de trouver dans ce pays autant de terrain plat, je crois qu’au lieu de leur apprêter à rire je pourrais leur en faire passer l’envie. Il est aussi étonnant de trouver ces rustres suffisans sous le même toit qu’une jeune fille si courtoise et si aimable, qu’il le serait de voir un de leurs ours velus danser un rigodon avec une jeune personne semblable à la fille de notre hôte. Au surplus qu’ai-je besoin de m’inquiéter plus que de raison de sa beauté et de leur savoir-vivre, puisque demain matin je dois les quitter pour ne jamais les revoir ?
Pendant que ces réflexions se présentaient à l’esprit d’Arthur, le maître de la maison demanda du vin, invita les deux étrangers à lui faire raison en envoyant à chacun d’eux une coupe de bois d’érable d’une taille remarquable, et il en fit porter une semblable à Rodolphe Donnerhugel. – Mais vous, cousin, lui dit-il, vous êtes habitué à un vin plus savoureux que celui qui est le produit des raisins à demi mûrs de Geierstein. Le croirez-vous, monsieur ? ajouta-t-il en s’adressant à Philipson, il y a des bourgeois à Berne qui tirent le vin qu’ils boivent de France et d’Allemagne.
– Mon parent le désapprouve, dit Rodolphe ; mais on n’a pas le bonheur d’avoir partout des vignobles tel que celui de Geierstein, qui produit tout ce que le cœur et les yeux peuvent désirer. En parlant ainsi il jeta un coup d’œil sur sa belle voisine, qui eut l’air de ne pas comprendre ce compliment. Mais nos riches bourgeois, ajouta l’envoyé de Berne, ayant quelques écus de trop, ne croient pas commettre une extravagance en les échangeant pour du vin meilleur que celui que nos montagnes peuvent produire. Nous serons plus économes quand nous aurons à notre disposition des tonneaux de vin de Bourgogne qui ne nous coûteront que la peine de les transporter.
– Que voulez-vous dire par là, cousin Rodolphe ? demanda Arnold Biederman.
– Il me semble, mon respectable parent, répondit le Bernois, que vos lettres doivent vous avoir appris que notre diète va probablement déclarer la guerre à la Bourgogne.
– Ah ! s’écria Arnold, vous connaissez donc le contenu de mes lettres ? C’est encore une preuve que les temps sont bien changés à Berne et dans notre diète. Depuis quand sont morts tous ces hommes d’état à cheveux gris, puisqu’elle appelle à ses conseils de jeunes gens dont la barbe n’est pas encore poussée ?
– Le sénat de Berne et la diète de la confédération, répondit le jeune homme un peu confus, et voulant justifier ce qu’il avait avancé, permettent aux jeunes gens de connaître leurs résolutions, puisque ce sont eux qui doivent les exécuter. La tête qui réfléchit peut accorder sa confiance au bras qui frappe.
– Non pas avant que le moment de frapper soit arrivé, jeune homme, répliqua Arnold Biederman d’un ton austère. Quelle espèce de conseiller est celui qui parle indiscrètement d’affaires d’état devant des femmes et des étrangers ? Allez, Rodolphe, et vous tous, jeunes gens, allez vous occuper des exercices qui conviennent à votre âge, afin d’apprendre ce qui peut être utile à votre patrie, au lieu de juger des mesures qu’elle croit devoir prendre. Cela ne s’adresse pas à vous, jeune homme, ajouta-t-il en regardant Arthur qui s’était levé, vous n’êtes pas habitué à voyager sur les montagnes, et vous avez besoin de repos.
– Non pas, monsieur, avec votre permission, dit le vieux Philipson. Nous pensons en Angleterre que lorsqu’on est fatigué par un genre quelconque d’exercice, le meilleur moyen de se délasser est de se livrer à quelque autre ; comme, par exemple, si l’on est las d’avoir marché, on se reposera mieux en montant à cheval que si l’on se couchait sur un lit de duvet. Si vos jeunes gens le trouvent bon, mon fils partagera leurs exercices.
– Il trouvera en eux des compagnons un peu rudes, répondit l’Helvétien ; mais cependant, comme il vous plaira.
Les jeunes gens sortirent de la maison, et se rendirent sur la pelouse qui était en face. Anne de Geierstein et quelques femmes de la maison s’assirent sur un banc pour juger qui obtiendrait la supériorité ; et les deux vieillards, restés tête à tête, entendirent bientôt le bruit, les acclamations et les éclats de rire des jeunes gens occupés de leurs jeux. Le maître de la maison reprit le flacon de vin, remplit la coupe de son hôte et versa le reste dans la sienne.
– Digne étranger, dit-il, à l’âge où le sang se refroidit et où les sensations sont plus difficilement émues, le vin pris avec modération ranime l’imagination et rend aux membres de la souplesse. Cependant je voudrais presque que Noé n’eût jamais planté la vigne, quand je vois depuis quelques années mes concitoyens se gorger de vin comme des Allemands, au point de se rendre aussi incapables d’agir et de penser que de vils pourceaux.
– J’ai remarqué que ce vice devient plus commun dans votre pays, où j’ai entendu dire qu’il était totalement inconnu il y a un siècle.
– Il y était inconnu parce qu’on y faisait très peu de vin, et que jamais on n’y en importait d’aucun autre pays ; car personne n’avait le moyen d’acheter ce que nos vallées ne produisent pas. Mais nos guerres et nos victoires nous ont acquis de la richesse comme de la renommée, et suivant l’humble opinion d’un Suisse du moins, nous nous serions bien passés de l’une et de l’autre si nous n’avions obtenu la liberté en même temps. Cependant c’est quelque chose que le commerce envoie quelquefois dans nos montagnes retirées un voyageur sensé, comme vous, mon digne hôte, que vos discours me font regarder comme un homme doué de sagacité et de discernement ; car, quoique je ne voie pas avec plaisir ce goût toujours croissant pour les babioles et les colifichets que vous introduisez parmi nous, vous autres marchands, je reconnais pourtant que de simples montagnards comme nous puisent plus de connaissance du monde dans leurs entretiens avec des hommes semblables à vous, qu’il ne leur serait possible de s’en procurer par eux-mêmes. Vous allez à Bâle, dites-vous, et de là au camp du duc de Bourgogne ?
– Oui, mon digne hôte ; c’est-à-dire pourvu que je puisse faire ce voyage en sûreté.
– Et vous pourrez le faire sans aucun risque, mon digne ami, si vous voulez passer ici deux ou trois jours ; car alors je dois faire moi-même ce voyage ; et avec une escorte suffisante pour être à l’abri de tout danger. Vous trouverez en moi un guide aussi sûr que fidèle, et vous m’apprendrez sur les autres pays bien des choses dont il m’importe d’être mieux informé que je ne le suis. Est-ce un marché conclu ?
– Cette proposition m’est trop avantageuse pour que je la refuse ; mais puis-je vous demander le motif de votre voyage ?
– Je viens de gronder ce jeune homme pour avoir parlé des affaires publiques sans réflexion et devant toute la famille ; mais il est inutile de cacher à un homme prudent comme vous les nouvelles que je viens de recevoir et la cause de mon voyage ; d’ailleurs le bruit public ne tarderait pas à vous en instruire. Vous avez sans doute entendu parler de la haine mutuelle qui existe entre Louis XI roi de France, et Charles duc de Bourgogne, qu’on surnomme le Téméraire. Ayant vu ces deux pays comme votre conversation me l’a appris, vous connaissez sans doute les divers motifs d’intérêts différens qui, indépendamment de la haine personnelle de ces deux souverains, en font des ennemis irréconciliables. Or Louis qui n’a pas son égal dans le monde entier pour l’adresse et l’astuce, emploie toute son influence en distribuant de grandes sommes d’argent parmi quelques-uns des conseillers de nos voisins de Berne, en en versant d’autres dans la trésorerie même de cet État, en excitant la cupidité des vieillards, et en encourageant l’ardeur des jeunes gens, pour décider les Bernois à faire la guerre au duc. D’une autre part, Charles agit à son ordinaire précisément comme Louis le voudrait. Nos voisins et alliés de Berne ne se bornent pas, comme nous autres des Cantons des Forêts, à nourrir des bestiaux et à cultiver la terre ; mais ils font un commerce considérable que le duc de Bourgogne a interrompu en bien des occasions par les exactions, et les actes de violence de ses officiers dans les villes frontières, comme vous le savez certainement.
– Sans contredit. Leur conduite est généralement regardée comme vexatoire.
– Vous ne serez donc pas surpris que sollicités par l’un de ces souverains et mécontens de l’autre, fiers de nos victoires passées et désirant augmenter encore notre pouvoir, Berne et les Cantons des Villes dont les représentans, d’après leur richesse supérieure et leur meilleure éducation, ont toujours plus de choses à dire à la diète de notre Confédération que nous autres des Cantons des Forêts, soient portés à la guerre dont le résultat a été jusqu’ici que la République a toujours obtenu des victoires, des richesses, et une augmentation de territoire.
– Oui, mon digne hôte, et dites aussi une nouvelle gloire, dit Philipson, l’interrompant avec quelque enthousiasme. Je ne suis pas étonné que les braves jeunes gens de vos cantons soient disposés à entreprendre de nouvelles guerres, puisque leurs victoires passées ont été si brillantes et ont fait tant de bruit.
– Vous n’êtes pas un marchand prudent, mon digne ami, si vous regardez le succès obtenu dans une entreprise téméraire comme un encouragement à un nouvel acte de témérité. Faisons un meilleur usage de nos victoires passées. Quand nous combattions pour notre liberté, Dieu a béni nos armes ; mais en fera-t-il autant si nous combattons pour nous agrandir ou pour l’or de la France ?
– Vous avez raison d’en douter, répondit le marchand d’un ton plus rassis ; mais supposez que vous tiriez l’épée pour mettre fin aux exactions vexatoires du duc Bourgogne ?
– Écoutez-moi, mon cher ami, il peut se faire que nous autres des Cantons des Forêts nous fassions trop peu de cas de ces affaires de commerce qui excitent tellement l’attention des bourgeois de Berne. Cependant nous n’abandonnerons pas nos voisins et nos alliés dans une juste querelle, et il est presque arrangé qu’une députation sera envoyée au duc de Bourgogne pour obtenir réparation. La diète générale, actuellement assemblée à Berne, demande que je fasse partie de cette ambassade, et telle est la cause du voyage dans lequel je vous propose de m’accompagner.
– J’aurai beaucoup de satisfaction à voyager en votre compagnie, mon digne hôte ; mais, sur ma foi, d’après votre port et votre taille, vous ressemblez à un porteur de défi plutôt qu’à un messager de paix.
– Et je pourrais dire aussi, mon digne hôte, que vos discours et vos sentimens paraissent sentir le glaive plus que l’aune.
– J’ai appris à manier le fer avant d’avoir pris l’aune en main, répondit Philipson en souriant, et il peut se faire que j’aie encore plus de goût pour mon ancien métier que la prudence ne le permettrait.
– C’est ce que je pensais. Mais vous avez probablement combattu sous les bannières de votre pays contre des étrangers, des ennemis de votre nation, et je conviendrai que la guerre en ce cas a quelque chose qui élève l’âme et qui fait oublier les maux qu’elle inflige de part et d’autre à des êtres créés à l’image de Dieu. Mais la guerre à laquelle j’ai pris part n’avait pas cette noble cause : c’était la misérable guerre de Zurich, où des Suisses dirigeaient leurs piques contre le sein de leurs propres compatriotes, où l’on demandait quartier et où on le refusait dans la même langue. Les souvenirs de vos guerres ne vous rappellent probablement pas de pareilles horreurs.
Le marchand baissa la tête sur sa poitrine, et porta une main à son front comme un homme en qui les pensées les plus pénibles s’éveillaient tout à coup.
– Hélas ! dit-il, je mérite de sentir la blessure que m’infligent vos paroles. Quelle nation peut connaître toute l’étendue des maux de l’Angleterre sans les avoir éprouvés ! Quels yeux peuvent les apprécier sans avoir vu un pays divisé, déchiré par la querelle de deux factions acharnées, des batailles livrées dans chaque province, des plaines couvertes de morts, le sang coulant sur les échafauds ! même dans vos vallées paisibles, vous avez dû entendre parler des guerres civiles de l’Angleterre ?
– Je crois avoir entendu dire que l’Angleterre a perdu ses possessions en France pendant des années de guerres intestines et sanglantes pour la couleur d’une rose, n’est-ce pas cela ? mais elles sont terminées.
– Quant à présent, à ce qu’il paraît, répondit Philipson. Tandis qu’il parlait on frappa à la porte. – Entrez, dit le maître de la maison ; et Anne de Geierstein se présenta avec l’air de respect que dans ces contrées pastorales les jeunes personnes savent qu’elles doivent aux vieillards.