FRANCISCO.
« Je vous souhaite le bonsoir. »
MARCELLUS.
« Adieu, brave soldat, qui vous a relevé de garde ? »
FRANCISCO.
« C’est Bernardo. Je vous souhaite le bonsoir. »
Shakspeare.
Le premier soin de nos voyageurs fut de chercher le moyen de traverser le fossé, et ils ne furent pas long-temps sans découvrir la tête du pont, c’est-à-dire la culée sur laquelle reposait autrefois le pont-levis quand on le baissait. Ce pont était tombé en ruines depuis long-temps, mais on en avait construit un provisoire, et à ce qu’il paraissait, tout récemment avec des troncs d’arbres et des planches, par le moyen duquel ils arrivèrent aisément à l’entrée du pavillon qui était une espèce de château. En y entrant ils trouvèrent un guichet qui s’ouvrait sous le passage voûté, et guidés par la lumière ils arrivèrent dans une salle qu’on avait évidemment préparée pour les recevoir aussi bien que les circonstances le permettaient.
Un grand feu de bois sec brûlait dans la cheminée : il y avait été entretenu si long-temps qu’on respirait un air doux et tempéré dans cet appartement, malgré son étendue et son délabrement. Dans un coin était un amas de bois qui aurait suffi pour nourrir le feu pendant une semaine. Deux ou trois longues tables avaient été préparées, et l’on trouva aussi plusieurs grands paniers contenant des rafraîchissemens de toute espèce. Les yeux du bon bourgeois de Soleure brillèrent de plaisir quand il vit les jeunes gens s’occuper à placer sur les tables les provisions qui étaient dans les paniers.
– Après tout, dit-il, ces pauvres gens de Bâle ont sauvé leur réputation, car s’ils ne nous ont pas fait l’accueil le plus obligeant, du moins ils ne nous laissent pas manquer de bonne chère.
– Ah ! mon cher ami, dit Arnold Biederman, l’absence de l’hôte diminue considérablement le prix du festin. La moitié d’une pomme reçue de la main de votre hôte vaut mieux qu’un repas de noces sans compagnie.
– Nous leur en avons moins d’obligation de leur banquet, dit le porte-bannière de Berne. Mais d’après le langage équivoque que nous venons d’entendre, je crois qu’il est à propos de nous tenir cette nuit sur nos gardes, et qu’il conviendrait même que quelques-uns de nos jeunes gens fissent de temps en temps une patrouille dans les environs. Cette place est forte, susceptible d’être défendue, et à cet égard nous devons des remerciemens à ceux qui ont été nos quartiers-maîtres. Cependant avec votre permission, mes honorables collègues, nous examinerons l’intérieur de la maison, après quoi nous organiserons une garde et des patrouilles. À votre devoir, jeunes gens ; et faites une perquisition exacte dans toutes ces ruines. Il est possible qu’il s’y trouve d’autres personnes que nous, car nous sommes maintenant dans le voisinage d’un homme qui, comme un renard voleur, marche plus volontiers la nuit que le jour, cherchant sa proie dans les lieux écartés et au milieu des ruines plutôt qu’en plein champ.
La proposition fut unanimement adoptée. Les jeunes gens prirent des torches dont on avait trouvé une bonne quantité dans la salle, et firent une reconnaissance exacte.
La plus grande partie du château était dans un état de ruine et de dégradation beaucoup plus complet que la portion que les citoyens de Bâle semblaient avoir destinée pour le logement de l’ambassade. Le toit en était écroulé de différens côtés, et l’ensemble offrait un tableau de guerre. L’éclat des lumières, celui des armes, le son de la voix humaine, le bruit des pas des jeunes gens effrayèrent dans leurs sombres retraites les chauves-souris, les hiboux et les autres oiseaux de mauvais augure, habitans ordinaires des édifices détruits par le temps ; ils prirent leur vol dans les différentes chambres, la plupart sans porte, et jetèrent parmi ceux qui les entendaient sans les voir une alarme qui fit place à des éclats de rire quand la cause en fut connue. Le fossé entourait complètement le château, et par conséquent on y était en sûreté, puisqu’on ne pouvait y être attaqué du dehors que par la grande entrée ; il était facile de la barricader et d’y placer des sentinelles.
Ils s’assurèrent aussi par une perquisition faite avec soin, que s’il était possible qu’un individu fût caché parmi de tels monceaux de ruines, du moins il ne l’était pas qu’il s’y trouvât un nombre d’hommes suffisant pour les attaquer sans qu’ils les eussent découverts. On fit un rapport de ces détails au porte-bannière de Berne, qui ordonna à Rodolphe Donnerhugel de prendre sous ses ordres un détachement de six jeunes gens qu’il choisirait lui-même pour faire des patrouilles au dehors dans tous les environs jusqu’au premier chant du coq, et de revenir alors au château pour être relevés par d’autres qui rempliraient les mêmes fonctions jusqu’aux premiers rayons de l’aurore, et qui seraient alors remplacés à leur tour. Rodolphe annonça son intention de rester de garde toute la nuit, et comme il était renommé par sa vigilance autant que par son courage et sa force, on pensa que rien ne manquerait à la garde extérieure du château. Enfin il fut convenu qu’en cas de rencontre imprévue le son du cornet suisse donnerait l’alarme, ce qui servirait de signal pour envoyer du renfort à la patrouille.
La même prudence dicta des précautions analogues dans l’intérieur. Une sentinelle qu’on devait relever toutes les heures fut placée à la porte, et deux autres furent postées de l’autre côté du château, quoique le fossé parût une défense suffisante.
Toutes ces mesures ayant été prises, on se mit à table. Les députés occupèrent le haut bout de la salle, et l’escorte se plaça modestement dans la partie inférieure. Une grande quantité de paille et de foin qui avait été empilée dans le vestibule servit à l’usage auquel les citoyens de Bâle l’avaient sans doute destinée, et à l’aide d’habits et de manteaux on en fit des lits qui parurent excellens à des hommes endurcis qui en avaient souvent eu de plus mauvais, soit à la guerre, soit à la chasse.
L’attention des citoyens de Bâle avait même été jusqu’à préparer pour Anne de Geierstein un logement plus commode que celui de ses compagnons de voyage. C’était un appartement qui avait probablement autrefois servi d’office, dont une porte donnait dans la salle où les Suisses étaient alors réunis, et où se trouvait aussi une baie sans porte donnant sur un passage qui conduisait dans les ruines. Cette baie avait été bouchée avec soin, quoique évidemment à la hâte, avec de grosses pierres prises dans les ruines, empilées les unes sur les autres, sans mortier ni ciment d’aucune espèce, mais si bien assurées par leur propre poids qu’une tentative pour les déplacer aurait donné l’alarme, non-seulement dans cette chambre, mais encore dans la salle voisine et dans tout le château. Le petit appartement arrangé ainsi avec soin, et mis à l’abri de toute surprise, contenait deux lits de camp, et un bon feu allumé dans la cheminée y répandait la chaleur. La religion n’avait même pas été oubliée car un petit crucifix de bronze et un bréviaire avaient été déposés sur une table.
Ceux qui avaient découvert les premiers cette petite retraite vinrent en faire part aux députés en se répandant en louanges sur la délicatesse des citoyens de Bâle, qui en songeant à ce qui était nécessaire aux étrangers qui allaient arriver, n’avaient pas oublié de pourvoir séparément aux besoins particuliers de leur compagne de voyage.
Arnold Biederman fut sensible à leur attention obligeante. – Nous devons avoir compassion de nos amis de Bâle, dit-il, au lieu de nourrir du ressentiment contre eux. Ils nous ont fait un aussi bon accueil que le leur permettaient leurs craintes personnelles ; et ce n’est pas peu dire en leur faveur, mes maîtres, car il n’est aucune passion qui soit aussi égoïste que la peur. Anne, vous êtes fatiguée, ma chère, retirez-vous dans la chambre qui vous est destinée ; Lisette choisira parmi nos provisions abondantes ce qu’elle croira le plus convenable pour votre souper.
À ces mots il conduisit lui-même sa nièce dans sa chambre à coucher, autour de laquelle il jeta un coup d’œil de satisfaction ; et comme il allait se retirer, il lui souhaita une bonne nuit ; mais il y avait sur le front de la jeune fille un nuage qui semblait annoncer que les souhaits de son oncle ne seraient pas accomplis. Depuis le moment où elle avait quitté la Suisse, elle avait eu l’air soucieux ; elle causait plus rarement avec ceux qui s’approchaient d’elle, et elle ne leur répondait que par monosyllabes ; en un mot elle semblait en proie à une secrète inquiétude, ou à un chagrin inconnu. Son oncle s’en était aperçu, mais il l’attribuait assez naturellement au déplaisir qu’elle éprouvait en se voyant obligée de se séparer de lui, ce qui probablement ne devait pas tarder, et au regret qu’elle avait de quitter le séjour paisible où elle avait passé tant d’années de sa jeunesse.
Mais dès qu’Anne de Geierstein fut entrée dans son appartement tous ses membres tremblèrent, la pâleur couvrit ses joues, et elle se laissa tomber assise sur le bord d’un des deux lits. Les coudes appuyés sur ses genoux et sa tête reposant sur ses mains, elle semblait accablée par une affliction profonde ou attaquée de quelque maladie sérieuse, plutôt que fatiguée du voyage et ayant besoin de quelques rafraîchissemens. Arnold n’était pas très clairvoyant sur toutes les causes qui peuvent agiter le cœur d’une femme. Il vit que sa nièce souffrait, mais il ne l’attribua qu’aux motifs dont nous avons déjà parlé, et il la blâma avec douceur d’avoir déjà perdu le caractère d’une fille de la Suisse quand elle pouvait encore sentir le vent qui arrivait de ce pays.
– Il ne faut pas, lui dit-il, que vous fassiez croire aux dames d’Allemagne et de Flandre que nos filles ne sont plus ce qu’étaient leurs mères ; sans quoi nous aurons à livrer encore les batailles de Sempach et de Laupen pour convaincre l’empereur et cet orgueilleux duc de Bourgogne que les Suisses de nos jours ont encore le même courage que leurs ancêtres. Quant à notre séparation, je ne la crains pas ; mon frère est comte de l’Empire, à la vérité, et par conséquent il veut être sûr que tous ceux à qui il a droit de commander sont à ses ordres. Il vous mande près de lui pour prouver qu’il a droit de le faire ; mais je le connais bien : dès qu’il aura vu que ses désirs sont une loi pour vous, il ne s’inquiétera plus de vous. Hélas ! pauvre fille ! en quoi pourriez-vous l’aider dans ses intrigues de cour et dans ses plans ambitieux ? Non, non, vous n’êtes pas en état de servir les projets du comte, et il faudra vous résoudre à retourner régner sur la laiterie de Geierstein, et à continuer d’être le bijou du vieux paysan votre oncle.
– Plût au ciel que nous y fussions maintenant ! s’écria Anne avec un accent de détresse qu’elle chercha vainement à cacher ou à réprimer.
– Cela serait difficile avant que nous ayons rempli la mission pour laquelle nous sommes en marche, répondit le Landamman qui prenait tout à la lettre. Mais suivez mon conseil, Anne, mangez un morceau, buvez trois gouttes de vin, reposez-vous ensuite, et vous vous éveillerez demain aussi gaie qu’un jour de fête en Suisse, quand la musette sonne le réveillé.
Anne se trouva alors en état d’alléguer un violent mal de tête qui ne lui permettait de prendre aucune nourriture, et souhaita le bonsoir à son oncle. Elle dit ensuite à Lisette d’aller chercher ce qu’il lui fallait à elle-même pour son souper, et lui recommanda de ne faire aucun bruit en revenant, et de ne pas interrompre son repos si elle avait le bonheur de s’endormir. Arnold Biederman embrassa sa nièce, et alla rejoindre ses collègues qui l’attendaient avec impatience pour attaquer les provisions dont la table était chargée. Les jeunes gens de l’escorte, dont le nombre était diminué par le départ de la patrouille et par le placement de trois sentinelles à leurs postes respectifs, n’étaient pas en moins bonne disposition que les personnages plus graves et plus importans qu’ils accompagnaient.
Le signal de l’attaque fut donné par le député de Schwitz, le plus âgé de toute la compagnie, qui prononça le bénédicité d’une manière patriarcale. Les voyageurs commencèrent alors leurs opérations avec une vivacité qui prouvait que l’incertitude du souper et le temps qu’ils avaient passé à faire des arrangemens préliminaires avaient considérablement aiguisé leur appétit. Le Landamman lui-même, dont la tempérance approchait quelquefois de l’abstinence, parut cette nuit plus disposé qu’à l’ordinaire à se livrer aux plaisirs de la table. Son ami de Schwitz, suivant son exemple, mangea, but et parla plus que de coutume. Les deux autres députés firent tout ce qu’ils pouvaient faire sans risquer de se laisser accuser de changer le repas en orgie. Le vieux Philipson regardait cette scène d’un œil attentif, et n’emplissait son verre que lorsque la politesse exigeait qu’il fît raison aux santés qui étaient portées. Dès le commencement du banquet son fils était sorti de l’appartement de la manière que nous allons rapporter.
Arthur s’était proposé de se joindre aux jeunes gens qui devaient faire des patrouilles au dehors ou remplir les fonctions de sentinelles dans l’intérieur du château ; il avait même déjà pris quelques arrangemens à ce sujet avec Sigismond, troisième fils du Landamman. Mais avant d’offrir ses services comme il se le proposait, ayant jeté un dernier regard pour ce soir sur Anne de Geierstein, il remarqua sur son front une expression si solennelle qu’il ne lui fut pas possible de penser à autre chose qu’à deviner les motifs qui pouvaient avoir donné lieu à un tel changement. Son front ordinairement serein et ouvert, ses yeux qui exprimaient l’innocence qui est sans crainte, ses lèvres qui, secondées par un regard aussi franc que ses discours, semblaient toujours prêtes à énoncer avec confiance et bonté ce que son cœur lui dictait ; tout en elle avait en ce moment changé de caractère et d’expression à un degré et d’une manière qui faisaient croire qu’on ne pouvait expliquer ce changement en l’attribuant à des causes ordinaires. La fatigue pouvait avoir fait pâlir les roses de ses joues, un mal subit pouvait avoir terni l’éclat de ses yeux et chargé son front d’un nuage ; mais l’air d’accablement profond avec lequel ses yeux se fixaient quelquefois sur la terre, les regards effrayés qu’elle jetait de temps en temps autour d’elle devaient avoir leur source dans une cause différente. Ni la fatigue, ni la maladie ne pouvaient expliquer la manière dont elle contractait ses lèvres, en personne déterminée à voir ou à faire quelque chose qui l’effraie ; il y avait une autre cause à ce tremblement presque insensible qui agitait parfois tous ses membres, et qu’elle semblait ne pouvoir maîtriser que par un violent effort. Ce changement remarquable devait avoir sa cause dans le cœur, une cause affligeante et pénible. – Quelle pouvait-elle être ?
Il est dangereux pour la jeunesse de voir la beauté parée de tous ses charmes et armée du désir de faire des conquêtes ; mais il l’est encore bien davantage de la voir dans ses instans d’aisance et de simplicité, cédant sans affectation à l’aimable caprice du moment et cherchant ce qui peut lui plaire autant qu’à plaire elle-même. Il existe des hommes dont le cœur est encore plus vivement ému eu voyant la beauté plongée dans le chagrin, et en éprouvant cette douce pitié, ce désir de consoler une belle affligée que le poète décrit comme un assentiment bien voisin de l’amour. Mais sur un esprit d’une tournure romanesque comme on en voyait souvent dans le moyen âge, la vue d’une jeune personne charmante, en proie à la terreur et à la souffrance sans aucune cause visible, devait peut-être faire encore plus d’impression que la beauté dans son éclat, dans sa tendresse, ou dans l’affliction. Il faut se rappeler que ces sentimens n’existaient pas seulement dans les rangs élevés, et qu’ils se trouvaient dans toutes les classes de la société au-dessus du paysan et de l’artisan. Le jeune Philipson regardait donc Anne de Geierstein avec une curiosité si ardente, mêlée de tant de compassion et de tendresse, que la scène active qui se passait autour de lui semblait disparaître à ses yeux, et le laisser, dans une salle où régnait tant de bruit, seul avec l’objet qui l’intéressait.
Quelle pouvait donc être la cause qui accablait ainsi un esprit dont l’équilibre était si parfait, un courage qui était au-dessus de son sexe, tandis que sous la protection d’une escorte composée des hommes peut-être les plus braves qu’on eût pu trouver dans toute l’Europe, et dans un château fortifié, la femme même la plus timide aurait pu être sans inquiétude ? Sûrement si une attaque avait lieu, le bruit du combat ne devrait être guère plus effrayant pour elle que les mugissemens des cataractes qu’il l’avait vue mépriser. Du moins, pensait-il, elle doit songer qu’il existe un homme que l’affection et la reconnaissance obligent à combattre pour sa défense jusqu’à la mort. – Plût à Dieu, continua-t-il en se livrant toujours à sa rêverie, que je pusse l’assurer autrement que par signes ou par paroles de ma résolution invariable de la défendre au risque des plus grands périls !
Tandis que ces pensées se succédaient rapidement dans son esprit, Anne, dans un de ces accès de tremblement momentané qui semblaient l’accabler, leva les yeux, les porta tout autour de la salle avec un air de crainte comme si elle se fût attendue à voir au milieu de ses compagnons de voyage, qu’elle connaissait tous, quelque apparition étrange et funeste ; et enfin ils rencontrèrent ceux d’Arthur qui la regardait avec attention. Elle les baissa aussitôt vers la terre, et sa rougeur prouva qu’elle sentait que ses manières étranges avaient été remarquées par le jeune Anglais.
De son côté Arthur sentit qu’il ne rougissait pas moins que la jeune fille, et il se retira à l’écart pour qu’elle ne pût s’en apercevoir. Mais quand Anne se leva et que son oncle la conduisit dans sa chambre comme nous l’avons déjà rapporté, il sembla au jeune Philipson qu’elle l’avait laissé dans le sombre crépuscule d’une salle funéraire. Il continuait à réfléchir sur le sujet qui l’occupait si vivement, quand la voix mâle de Donnerhugel se fit entendre à son oreille.
– Eh bien ! camarade, notre marche d’aujourd’hui vous a-t-elle fatigué au point que vous allez vous endormir tout debout ?
– À Dieu ne plaise ! Hauptman, répondit le jeune Anglais sortant de sa rêverie, et donnant à Rodolphe le titre que les jeunes gens composant l’escorte lui avaient unanimement conféré et qui signifie chef ou capitaine. À Dieu ne plaise que je dorme, si le vent apporte quelque chose qui mérite qu’on veille !
– Où vous proposez-vous d’être au premier chant du coq ?
– Où mon devoir, où votre expérience m’appelleront, Hauptman. Mais avec votre permission, j’ai dessein de monter la garde sur le pont jusqu’au chant du coq, en place de Sigismond. Il se ressent encore de l’entorse qu’il s’est donnée en courant après un chamois, et je lui ai conseillé de prendre un repos non interrompu comme le meilleur moyen de recouvrer ses forces.
– Il fera donc bien de ne pas s’en vanter, car le vieux Landamman n’est pas homme à regarder un si léger accident comme une excuse pour se dispenser de son devoir. Ceux qui sont sous ses ordres doivent avoir aussi peu de cervelle qu’un bœuf, des membres aussi vigoureux que ceux d’un ours, et être aussi insensibles que le fer et le plomb à tous les événemens de la vie, et aussi inaccessibles à toutes les faiblesses de l’humanité.
– J’ai été quelque temps l’hôte du Landamman, et je n’ai pas vu d’exemple d’une discipline si rigoureuse.
– Vous êtes étranger, et le vieillard est trop hospitalier pour vous imposer la moindre contrainte ; quelque part qu’il vous plaise de prendre à nos amusemens ou à nos devoirs militaires, vous êtes parmi nous un volontaire. Ainsi donc quand je vous propose d’être de la seconde patrouille au premier chant du coq, c’est uniquement dans le cas où cette proposition pourrait vous être agréable.
– Je me regarde comme sous vos ordres en ce moment. Mais pour ne pas faire assaut de politesse, je vous dirai que je serai relevé de garde sur le pont, au chant du coq, et que je serai charmé de pouvoir me promener alors sur un terrain plus étendu.
– N’est-ce pas vous exposer sans nécessité à plus de fatigue qu’il ne convient peut-être à vos forces ?
– Je n’en aurai pas plus que vous ! Ne vous proposez-vous pas de veiller toute la nuit ?
– Sans doute, mais je suis Suisse.
– Et moi, je suis Anglais, répliqua Philipson avec vivacité.
– Je n’entendais pas ce que je disais dans le sens que vous le prenez, dit Rodolphe en riant ; je voulais seulement dire que je suis naturellement plus intéressé en cette affaire que vous ne pouvez l’être, vous qui êtes étranger à la cause à laquelle nous sommes personnellement attachés.
– Je suis un étranger sans doute, mais un étranger qui a reçu chez vous l’hospitalité, et qui par conséquent a droit, tant qu’il sera avec vous, de partager vos travaux et vos dangers.
– Soit ! j’aurai fini ma première patrouille à l’heure où les sentinelles du château seront relevées, et je serai prêt à en commencer une seconde en votre bonne compagnie.
– D’accord ; et maintenant je vais me rendre à mon poste, car je soupçonne Sigismond de m’accuser déjà d’avoir oublié ma promesse.
Ils allèrent ensemble à la porte, et Sigismond céda les armes et son poste au jeune Anglais à la première sommation, confirmant ainsi l’opinion qu’on avait de lui en général, qu’il était le plus indolent et le moins actif de tous les enfans de Biederman. Rodolphe ne put cacher son mécontentement.
– Que dirait le Landamman, lui demanda-t-il, s’il te voyait céder ainsi tes armes et ton poste à un étranger ?
– Il dirait que j’ai bien fait, répondit Sigismond sans s’intimider, car il nous recommande toujours de laisser faire à l’étranger tout ce que bon lui semble, et Arthur est sur ce pont de sa propre volonté ; je ne le lui ai pas demandé. Ainsi donc, mon bon Arthur, puisque vous préférez un air froid et le clair de lune à du foin bien chaud et à un bon sommeil, j’y consens de tout mon cœur. Maintenant écoutez votre consigne. Vous devez arrêter quiconque entrera ou voudra entrer dans le château, à moins qu’il ne vous donne le mot d’ordre. Mais vous laisserez sortir ceux de nos amis que vous connaissez, sans les questionner et sans donner l’alarme, parce que la députation peut avoir besoin d’envoyer des messagers au dehors.
– Que la peste t’étouffe, fainéant, s’écria Rodolphe, tu es le seul paresseux de tous tes frères.
– En ce cas, je suis le seul qui soit sage. Écoutez, brave Hauptman : vous avez soupé ce soir, n’est-ce pas ?
– C’est une preuve de sagesse, sot hibou, que de ne pas aller à jeun dans la forêt.
– Si c’est une sagesse de manger quand on a faim, répliqua Sigismond, ce ne peut être une folie de dormir quand on a sommeil. À ces mots la sentinelle relevée, après avoir bâillé deux ou trois fois, rentra dans le château en boitant, prouvant ainsi la réalité de l’entorse dont elle se plaignait.
– Il y a pourtant de la force dans ces membres indolens, dit Rodolphe, et cet esprit lent et engourdi ne manque pas de courage. Mais tandis que je critique les autres j’oublie qu’il est temps que je commence moi-même ma tâche. Ici, camarades, ici !
Le Bernois accompagna ces mots d’un coup de sifflet qui fit sortir du château six jeunes gens qu’il avait désignés pour le suivre, et qui ayant soupé à la hâte n’attendaient que son signal. Ils avaient avec eux deux grands limiers qui, quoique principalement dressés à la chasse, étaient excellens pour découvrir les embuscades, et c’était pour cet objet qu’on les emmenait. Un de ces animaux était tenu en lesse par un jeune homme qui, formant l’avant-garde, marchait à environ trente ou quarante pas en avant des autres ; le second appartenait à Donnerhugel, et obéissait à tous ses ordres avec une docilité sans égale. Trois de ses compagnons suivaient Rodolphe, et les deux autres se tenaient à quelques pas en arrière, l’un d’eux portant une corne suisse pour donner l’alarme en cas de besoin. Ce petit détachement traversa le fossé par le moyen du pont qu’on y avait jeté tout récemment, et s’avança vers la forêt voisine du château, et dont la lisière devait probablement cacher les embuscades si l’on avait à en craindre. La lune était alors levée et presque dans son plein, et de la hauteur sur laquelle le château était situé Arthur, à la faveur de la lueur argentée de cet astre, put suivre des yeux leur marche lente et circonspecte, jusqu’au moment où ils disparurent dans les profondeurs de la forêt.
Lorsque cet objet eut cessé d’attirer ses regards, ses pensées pendant sa faction solitaire se reportèrent sur Anne de Geierstein, et sur la singulière expression de chagrin et de crainte qui s’était répandue sur ses beaux traits pendant cette soirée ; et la rougeur qui avait fait disparaître un instant de sa physionomie la pâleur de l’affliction et de la terreur, au moment où leurs yeux s’étaient rencontrés, était-ce terreur, modestie, quelque sentiment plus doux et plus tendre ? Le jeune Philipson, qui comme l’écuyer d’un des contes de Chaucer était aussi modeste qu’une jeune fille, n’osait interpréter ce symptôme d’émotion d’une manière aussi favorable que l’aurait fait sans scrupule un galant plus rempli d’amour-propre. Ni le lever ni le coucher du soleil n’avaient jamais offert à ses yeux des teintes aussi douces que celles qui avaient orné les joues de la jeune Helvétienne, et qui étaient encore présentes à son imagination. Il ne cessait de multiplier les interprétations des signes d’intérêt qu’avait montrés la physionomie d’Anne de Geierstein. Jamais visionnaire, jamais poète ne prêta autant de formes bizarres aux nuages.
Cependant au milieu de ces réflexions une pensée soudaine se présenta à son esprit. Que lui importait de connaître la cause du trouble dont elle était agitée ? Il n’y avait pas encore bien long-temps qu’ils s’étaient vus pour la première fois ; ils devaient avant peu se séparer pour toujours ; il ne devait être pour elle que le souvenir d’une charmante vision ; et il ne devait conserver une place dans sa mémoire que comme un étranger qui avait passé quelques jours chez son oncle pour n’y plus reparaître. Quand cette pensée se présenta à la suite des idées romanesques qui l’occupaient, ce fut comme le coup de harpon qui fait sortir la baleine de son état de torpeur et lui imprime tout à coup un mouvement violent. Le passage cintré sous lequel il était en faction lui parut subitement trop étroit pour lui ; il traversa le pont de bois à la hâte, et courut se placer sur le terrain en face de la tête du pont qui en soutenait l’extrémité.
Là, sans s’écarter du poste sur lequel en sa qualité de sentinelle il était de son devoir de veiller, il se promena rapidement et à grands pas, comme s’il eût fait vœu de prendre le plus d’exercice possible sur un terrain si limité. Cette marche, continuée quelque temps, produisit l’effet de calmer son esprit et de le faire rentrer en lui-même ; il se rappela les nombreuses raisons qui devaient l’empêcher d’accorder son attention et surtout son affection à cette jeune personne, quelque séduisante qu’elle fût.
– Il me reste certainement assez de bon sens, se dit-il à lui-même en ralentissant le pas et en appuyant sur son épaule sa lourde pertuisane, pour me souvenir de ma situation et de mes devoirs, pour songer à mon père à qui je tiens lieu de tout, pour penser au déshonneur dont je me couvrirais si j’étais capable de chercher à gagner l’affection d’une jeune fille dont le cœur est plein de franchise et de confiance, et à qui je ne pourrais consacrer ma vie en retour de ses sentimens. Mais non, elle m’oubliera bientôt, et je tâcherai de ne me ressouvenir d’elle que comme d’un songe agréable qui a embelli un instant une nuit pleine de périls, telle que ma vie semble destinée à l’être.
En parlant ainsi il s’arrêta tout à coup, et tandis qu’il s’appuyait sur son arme, une larme s’échappa de ses yeux sans être essuyée. Mais il combattit cet accès de sensibilité, comme il avait lutté autrefois contre des passions plus fières et plus ardentes. Secouant l’accablement d’esprit et l’abattement qu’il sentait se glisser dans son cœur, il reprit l’air et l’attitude d’une sentinelle attentive, et fixa ses idées sur les devoirs qu’il avait à remplir, et qu’au milieu du tumulte de son agitation il avait presque oubliés. Mais quel fut son étonnement quand, levant les yeux, il vit au clair de la lune passer devant lui, sortant du château, se dirigeant vers la forêt, un être vivant qui lui offrit l’image d’Anne de Geierstein.