« Qui sait s’il dort, ou s’il est éveillé ?
« Un songe clair, distinct, bien détaillé,
« Quand nous dormons, à tel point nous abuse,
« Que nous croyons que c’est la vérité ;
« Et nous avons, en veillant, quelque excuse
« Pour ne pas croire à la réalité
« De plus d’un fait que notre œil incrédule
« Juge impossible, absurde, ridicule. »
Anonyme.
L’apparition d’Anne de Geierstein passa devant son amant, ou son admirateur du moins, en moins de temps que nous ne pouvons le dire à nos lecteurs ; à l’instant même où le jeune Anglais faisait un effort pour sortir de son accablement, et qu’il levait la tête avec l’air de vigilance convenable à une sentinelle, elle venait de traverser le pont, et passant à quelques pas du factionnaire, sans jeter même un regard sur lui, elle s’avança d’un pas ferme et rapide vers la lisière du bois.
Quoique Arthur eût pour consigne de n’empêcher personne de sortir du château, et de n’arrêter que ceux qui se présenteraient pour y entrer, il aurait été assez naturel, ne fût-ce que par civilité, qu’il eût adressé quelques mots à la jeune fille qui venait de passer devant son poste ; mais elle avait paru devant ses yeux si subitement qu’il en perdit un moment le mouvement et la parole. Il lui semblait que son imagination avait évoqué un fantôme présentant à ses sens la forme et les traits de celle qui occupait ses pensées, et il garda le silence, en partie au moins dans l’idée que l’être qu’il voyait était immatériel et n’appartenait pas à ce monde.
Il n’aurait pas été moins naturel qu’Anne de Geierstein eût témoigné par un signe quelconque qu’elle reconnaissait le jeune homme qui avait passé avec elle un temps assez considérable sous le toit de son oncle ; avec qui elle avait dansé bien des fois, et qui avait été son compagnon dans tant de promenades ; mais elle ne donna pas la moindre marque qu’elle le reconnût, elle ne le regarda même pas en passant ; ses regards étaient fixés vers le bois, et elle s’avançait de ce côté d’un pas ferme et agile ; enfin elle était cachée par les arbres avant qu’Arthur eût recouvré assez de présence d’esprit pour prendre un parti sur ce qu’il devait faire.
Son premier mouvement fut de se reprocher de l’avoir laissée passer sans la questionner, quand il pouvait le faire, sur les motifs qui lui faisaient entreprendre une course si extraordinaire à une pareille heure, et dans un lieu tel qu’il eût été en état de lui donner des secours ou du moins des avis. Ce sentiment l’emporta tellement d’abord sur toute autre considération, qu’il courut vers l’endroit où il avait vu disparaître le bout de sa robe ; et l’appelant aussi haut que le lui permettait la crainte qu’il avait de jeter l’alarme dans le château, il la supplia de revenir et de l’écouter un seul instant. Il ne reçut aucune réponse ; et quand les branches des arbres commencèrent à se croiser sur sa tête et à refuser un passage aux rayons de la lune, il se souvint enfin qu’il oubliait son poste, et qu’il exposait ses compagnons de voyage, comptant sur sa vigilance, au danger d’une surprise.
Il retourna donc à la hâte près du pont, plongé dans un dédale plus inextricable de doute et d’inquiétude, qu’il ne l’avait été auparavant. Il se demanda vainement dans quel dessein une jeune fille si modeste, dont les manières étaient si franches, dont la conduite lui avait toujours paru si délicate et si réservée, sortait seule à minuit, comme une demoiselle errante d’un roman de chevalerie, tandis qu’elle se trouvait dans un pays étranger et dans un voisinage suspect. Cependant il repoussait comme un blasphème toute interprétation qui aurait pu jeter du blâme sur Anne de Geierstein ; il la jugeait incapable de rien faire qui dût faire rougir un ami. Mais rapprochant l’état d’agitation dans lequel il l’avait vue pendant la soirée du fait extraordinaire de son excursion hors du château, seule, sans aucune défense, à une pareille heure, il en conclut nécessairement qu’elle devait avoir eu pour agir ainsi quelque motif très puissant et probablement désagréable.
– J’épierai son retour, se dit-il intérieurement, et si elle m’en donne l’occasion, je l’assurerai qu’il existe auprès d’elle un cœur fidèle et sincère, qui par honneur et par reconnaissance verserait jusqu’à la dernière goutte de son sang pour lui épargner le moindre désagrément. Ce n’est point un vain transport romanesque que le bon sens aurait droit de me reprocher, ce n’est que ce que je dois faire, ce qu’il faut que je fasse, si je veux mériter le titre d’homme d’honneur.
Cependant à peine Arthur se crut-il bien affermi dans une résolution à laquelle il ne trouvait aucune objection, que ses idées prirent un autre cours. Il réfléchit qu’Anne avait pu désirer d’aller à Bâle, suivant l’invitation qui lui en avait été faite la soirée précédente, son oncle ayant des amis dans cette ville. À la vérité, c’était choisir une heure singulière pour exécuter ce dessein ; mais il savait qu’en Suisse les jeunes filles ne craignaient pas de marcher seules, même pendant la nuit ; et que pour aller voir une amie malade, ou dans quelque autre intention, Anne aurait été seule au clair de la lune, au milieu de ses montagnes, à une distance bien plus considérable que celle qui existait entre le pavillon de chasse et la ville de Bâle. La forcer de le prendre pour confident pouvait donc être un acte d’impertinence et non une preuve d’affection. D’ailleurs elle avait passé presque à son côté sans faire la moindre attention à sa présence ; il était donc évident qu’elle n’avait pas dessein de lui accorder sa confiance, et probablement elle ne courait aucun danger que son aide pût détourner. En un tel cas ce que devait faire un homme d’honneur, c’était de la laisser rentrer au château comme elle en était sortie, sans avoir l’air de la voir, sans lui faire aucune question, et de la laisser maîtresse de lui parler ou non, comme elle le jugerait à propos.
Une autre idée enfantée par le siècle dans lequel il vivait lui passa aussi par l’esprit, mais sans y faire beaucoup d’impression. Cette forme si parfaitement semblable à Anne de Geierstein pouvait être une illusion de ses yeux, ou une de ces apparitions dont on racontait tant d’histoires dans tous les pays, et dont la Suisse et l’Allemagne avaient leur bonne part ; le sentiment secret et indéfinissable qui l’avait empêché de lui parler, comme il aurait été naturel qu’il le fit, s’expliquait aisément en supposant que les sens d’un mortel s’étaient refusés à une rencontre avec un être d’une nature différente. Quelques expressions du magistrat de Bâle tendaient aussi à faire croire que le château était hanté par des êtres d’un autre monde. Mais quoique la croyance générale aux apparitions des esprits empêchât Arthur d’être tout-à-fait incrédule sur ce sujet, les instructions de son père, homme aussi distingué par son bon sens que par son intrépidité, lui avait appris à n’attribuer à une intervention surnaturelle rien de ce qui pouvait s’expliquer par des causes ordinaires. Il bannit donc sans difficulté tout sentiment de crainte superstitieuse qui s’attachât un instant à cette aventure nocturne. Enfin il résolut de ne plus se livrer à des conjectures dans lesquelles il ne puisait que de nouveaux motifs d’inquiétude, et d’attendre avec fermeté, sinon avec patience, le retour de sa belle vision ; retour qui, s’il n’expliquait pas complètement le mystère, semblait du moins le seul moyen d’y jeter quelque jour.
Ayant adopté cette résolution, il continua de se promener à son poste, les yeux toujours fixés sur la partie du bois où il avait vu disparaître cette forme chérie, oubliant un instant qu’il était en faction pour autre chose que pour épier le moment de son retour. Il sortit de cette rêverie en entendant du côté de la forêt un bruit qui lui parut un cliquetis d’armes. Rappelé sur-le-champ au sentiment de ses devoirs, dont il sentait l’importance pour son père et ses compagnons de voyage, Arthur se posta sur le pont, assez étroit pour qu’on pût y faire quelque résistance, et mit toute son attention à s’assurer si quelque danger menaçait le château. Le bruit des pas et des armes approchait ; il vit briller au clair de lune sur la lisière du bois des casques et des javelines ; mais la grande taille de Rodolphe Donnerhugel, qui marchait en tête de ses compagnons, fit reconnaître à notre sentinelle que c’était la patrouille qui rentrait. Lorsqu’elle approcha du pont, le qui-vive, le mot d’ordre, en un mot toutes les formes d’usage, furent observés. Rodolphe fit défiler sa troupe sur le pont, et donna ordre qu’on éveillât sur-le-champ ceux qui devaient composer la seconde patrouille, et qu’on fît relever de garde Arthur Philipson, le temps de sa faction étant alors expiré, comme l’eut attesté au besoin l’horloge de la cathédrale de la ville de Bâle, dont le son se prolongeant à travers les champs et par-dessus la forêt, fit entendre les douze heures de minuit.
– Et maintenant, camarade, dit Rodolphe à Arthur, l’air froid et une longue faction vous ont peut-être donné l’envie de prendre quelque nourriture et de vous reposer. Êtes-vous encore dans l’intention de faire une ronde avec nous ?
Au fond du cœur, Arthur aurait préféré rester où il était, afin de voir revenir Anne de Geierstein de son excursion mystérieuse ; mais il ne lui était pas facile d’en trouver le prétexte, et il ne voulait pas donner au fier Donnerhugel le moindre soupçon qu’il fût moins robuste et moins en état d’endurer la fatigue qu’aucun des grands montagnards dont il était en ce moment le compagnon. Il n’hésita donc pas un instant, et remettant sa pertuisane à l’indolent Sigismond qui arriva en bâillant et en étendant les bras comme un homme dont le sommeil vient d’être interrompu à son grand regret, au moment où il jouissait du repos le plus doux et le plus profond, il répondit à Rodolphe qu’il était toujours disposé à faire avec lui une reconnaissance. Les jeunes gens qui devaient former la patrouille ne tardèrent pas à arriver. Parmi eux se trouvait Rudiger, fils aîné du Landamman d’Underwald. Le champion bernois se mit à leur tête, et lorsqu’ils furent arrivés près de la lisière de la forêt, il ordonna à trois de ses gens de suivre Rudiger.
– Vous ferez votre ronde du côté gauche, dit Rodolphe à Rudiger ; je ferai la mienne par la droite, et nous nous rejoindrons gaîment à l’endroit convenu. Prenez un des chiens avec vous ; je garderai Wolf-Fanger ; il courra sur un Bourguignon aussi bien que sur un ours.
Rudiger avec ses trois hommes partit du coté gauche, suivant l’ordre qu’il venait de recevoir, et Rodolphe ayant envoyé en avant un des deux jeunes gens qui lui restaient et placé l’autre en arrière, forma avec Arthur le corps du centre. Ayant eu soin de les placer à une assez grande distance pour qu’il pût converser librement avec son compagnon, Rodolphe lui adressa la parole avec le ton de familiarité que permettait leur amitié récente.
– Eh bien ! roi Arthur, que pense Sa Majesté d’Angleterre de nos jeunes Helvétiens ? croyez-vous, noble prince, qu’ils puissent remporter un prix dans une joute ou dans un tournoi ? faut-il les ranger parmi les chevaliers couards de Cornouailles ?
– S’il s’agit de joutes et de tournois, dit Arthur, je ne puis vous répondre, car je n’ai jamais vu aucun de vous monté sur un palefroi et tenant une lance en arrêt. Mais s’il faut prendre en considération des membres robustes et des cœurs intrépides, je dirai que vos braves Suisses peuvent faire face à qui que ce soit, dans tout pays où l’on fait cas de la force ou de la valeur.
– C’est bien parler, jeune Anglais, reprit Rodolphe ; mais sachez que nous n’avons pas moins bonne opinion de vous, et je vous en donnerai la preuve tout à l’heure. Vous venez de parler de chevaux ; je ne m’y connais guère, mais je présume que vous n’achèteriez pas un coursier que vous n’auriez vu que sous ses harnais et chargé d’une selle et d’une bride, et que vous voudriez le voir à nu et dans son état naturel de liberté.
– Oui, bien certainement, répondit Arthur ; vous parlez comme si vous étiez né dans le comté d’York, qu’on appelle la plus joyeuse partie de la joyeuse Angleterre.
– En ce cas, je vous dirai, ajouta Donnerhugel, que vous n’avez encore vu qu’à demi nos jeunes Suisses, puisque vous ne les avez encore vus que comme des êtres aveuglément soumis aux volontés des vieillards de leurs Cantons, ou tout au plus dans leurs amusemens sur leurs montagnes. Vous avez donc pu remarquer leur force et leur agilité, mais vous ne pouvez connaître le courage et la fermeté d’esprit qui dirigent cette force et cette agilité dans les grandes entreprises.
Le Suisse en faisant ces remarques avait peut-être dessein d’exciter la curiosité du jeune Anglais ; mais Arthur avait trop constamment présentes à sa pensée l’image et la forme d’Anne de Geierstein, telle qu’il l’avait vue passer devant lui pendant qu’il était en faction, pour se livrer volontairement à un sujet d’entretien totalement étranger aux idées qui l’occupaient. Il eut donc besoin de faire un effort sur lui-même pour répondre en peu de mots avec civilité qu’il n’avait nul doute que son estime pour les Suisses, jeunes gens ou vieillards, n’augmentât encore à mesure qu’il les connaîtrait mieux.
Il n’en dit pas davantage, et Donnerhugel trompé peut-être dans son attente en voyant qu’il n’avait pas réussi à exciter sa curiosité, marcha en silence à côté de lui. Arthur pendant ce temps réfléchissait s’il parlerait à son compagnon de la circonstance qui occupait exclusivement son esprit, dans l’espoir que le parent d’Anne de Geierstein, l’ancien ami de toute sa famille, pourrait jeter quelque jour sur ce mystère.
Il éprouvait pourtant une répugnance invincible à s’entretenir avec le jeune Suisse d’un sujet qui concernait Anne de Geierstein. Que Rodolphe eût des prétentions à ses bonnes grâces, c’était ce dont il était presque impossible de douter ; et quoique Arthur, si la question en eût été faite, eût dû pour être d’accord avec lui-même déclarer qu’il n’avait pas dessein d’entrer en rivalité avec lui, cependant il ne pouvait supporter l’idée qu’il fût possible que son rival réussît, et ce n’aurait même été qu’avec un mouvement d’impatience qu’il aurait entendu le nom d’Anne sortir de sa bouche.
Peut-être était-ce par suite de cette irritabilité secrète qu’Arthur éprouvait encore un éloignement invincible pour Rodolphe Donnerhugel, quoiqu’il fît tous ses efforts pour cacher ce sentiment, et même pour le vaincre. La familiarité franche mais un peu grossière du jeune Suisse était jointe à un certain air de hauteur et de protection qui ne convenait nullement à la fierté de l’Anglais. Il répondait aux avances du Bernois avec une égale franchise, mais il était souvent tenté de réprimer le ton de supériorité dont elles étaient accompagnées. L’événement de leur combat n’avait pas donné à Rodolphe le droit de prétendre aux honneurs du triomphe, et Arthur ne se regardait pas comme compris dans le nombre des jeunes gens que Rodolphe commandait en ce moment par suite de leur consentement unanime. Philipson aimait si peu cette affectation de supériorité, que le titre de roi Arthur qu’on lui donnait en plaisantant, et qui lui était parfaitement indifférent dans la bouche des enfans de Biederman, lui paraissait presque offensant quand Rodolphe prenait la liberté de le lui appliquer. Il se trouvait donc dans la situation peu agréable d’un homme intérieurement mécontent, et qui n’a aucun prétexte pour laisser percer son mécontentement. Sans doute la source de cette antipathie secrète était un sentiment de rivalité ; ce sentiment, quoique Arthur craignît de se l’avouer à lui-même, eut cependant assez de force pour l’empêcher de parler à Rodolphe de l’aventure nocturne qui l’intéressait tellement. Comme il avait laissé tomber la conversation entamée par le jeune Suisse, ils marchèrent quelque temps en silence, la barbe sur l’épaule, comme disent les Espagnols, c’est-à-dire regardant sans cesse à droite et à gauche, et s’acquittant ainsi avec vigilance des devoirs qu’ils avaient à remplir.
Enfin, après qu’ils eurent fait environ un mille à travers les champs et dans la forêt en décrivant autour des ruines de Graff’s-lust un segment de cercle assez étendu pour s’assurer qu’il ne pouvait exister aucune embuscade entre le château et l’endroit où ils se trouvaient, le vieux chien conduit par la vedette qui était en avant s’arrêta tout à coup et gronda sourdement.
– Eh bien ! Wolf-Fanger, dit Rodolphe en s’approchant de lui, qu’y a-t-il donc, vieux coquin ? est-ce que tu ne sais pas distinguer les amis des ennemis ? Voyons, réfléchis-y une seconde fois ; il ne faut pas perdre ta réputation à ton âge. Allons, sens-tu quelque piste ?
Le chien leva le nez en l’air, comme s’il eût parfaitement compris ce que lui disait son maître, en secouant la tête et en remuant la queue comme pour lui répondre.
– Tu le vois bien à présent, dit Donnerhugel en lui passant la main sur le dos ; les secondes pensées valent de l’or. Tu vois que c’est un ami, après tout.
Le chien remua encore la queue, et se remit à marcher en avant sans montrer plus d’inquiétude. Rodolphe revint près de son ami.
– Je présume que nous allons rencontrer nos compagnons, dit Arthur ; et les sens du chien plus parfaits que les nôtres l’en avertissent.
– Il serait difficile que ce fût déjà Rudiger, répondit le Bernois, car la portion de terrain qu’il doit reconnaître autour du château a une circonférence plus étendue que celle que nous venons de parcourir. Cependant il y a quelqu’un dans les environs, car j’entends encore gronder Wolf-Fanger. Regardez bien, de tous côtés.
Tandis que Rodolphe recommandait à son compagnon d’être sur le qui-vive, ils entraient dans une grande clairière où étaient épars à une distance considérable les uns des autres quelques vieux pins d’une taille gigantesque, et dont la cime étalant au clair de lune de larges branches faisait paraître leurs troncs plus gros et plus noirs qu’ils ne l’étaient réellement. – Ici, dit Rodolphe, nous avons du moins l’avantage de voir distinctement tout ce qui pourra s’approcher de nous. Mais je présume, ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, qu’un daim ou un loup a passé ici, et que c’est sa piste que le chien a sentie. Attendez, le voilà qui s’arrête ; oui, oui, il faut que ce soit cela ; il se remet en marche.
Le chien continua effectivement à marcher, après avoir donné quelques signes d’incertitude, et même d’alarmes. Cependant il parut se rassurer, et ne montra plus aucun symptôme d’inquiétude.
– Cela est étrange, dit Arthur, et cependant il me semble que je viens de voir remuer quelque chose près de ce buisson, là-bas, où quelques épines et quelques noisetiers, autant que j’en puis juger, croissent autour de trois ou quatre grands arbres.
– J’ai eu les yeux fixés sur ce buisson depuis cinq minutes, et je n’ai rien aperçu.
– Quoi que ce puisse être, je suis sûr d’y avoir vu quelque chose, pendant que vous vous occupiez du chien. Avec votre permission, j’irai reconnaître ce buisson.
– Si vous étiez tout-à-fait sous mes ordres, je vous le défendrais ; car si ce sont des ennemis, il est important de ne pas nous séparer. Mais vous êtes un volontaire, et par conséquent maître de vos mouvemens.
– Je vous remercie, répondit Arthur, et il s’élança en avant.
Il sentait pourtant qu’en agissant ainsi il ne suivait ni les règles de la politesse comme particulier, ni peut-être celles de la subordination comme soldat, et qu’il aurait dû obéir au chef de la troupe dans laquelle il s’était enrôlé quoique volontairement. Mais d’une autre part, l’objet qu’il avait vu, quoique de loin et imparfaitement, lui avait paru ressembler à Anne de Geierstein, telle qu’elle avait disparu à ses yeux une ou deux heures auparavant sur la lisière de la forêt ; et une curiosité irrésistible le portant à vouloir s’assurer si c’était véritablement elle, ne lui permit d’écouter aucune autre considération.
Avant que Rodolphe eût eu le temps de lui répliquer, Arthur était à mi-chemin du buisson. Il n’était composé, comme il en avait jugé de loin, que de quelques arbustes peu élevés, et derrière lesquels on n’aurait pu se cacher qu’en s’accroupissant par terre. Tout objet blanc ayant la taille et la forme humaine devait donc se faire aisément découvrir à travers le feuillage peu épais de ces arbrisseaux. À ces observations se mêlaient d’autres pensées. Si c’était Anne de Geierstein qu’il avait vue une seconde fois, il fallait qu’elle eût quitté le chemin plus découvert, probablement dans le dessein de ne pas être aperçue ; et quel droit, quel titre avait-il pour attirer sur elle l’attention de la patrouille ? Il croyait avoir remarqué qu’en général cette jeune personne, bien loin d’encourager les attentions de Rodolphe Donnerhugel, semblait chercher à s’y soustraire, et qu’elle ne faisait que les endurer quand la politesse ne lui permettait pas de les rejeter entièrement. Était-il donc convenable qu’il la troublât dans une excursion secrète que l’heure et le lieu rendaient fort étrange, mais que pour cette raison même elle ne désirait peut-être que davantage de cacher à un homme qui lui était désagréable ? N’était-il pas même possible que Rodolphe trouvât un moyen de faire valoir ses prétentions, dans la connaissance qu’il aurait acquise de ce que cette jeune personne désirait couvrir du voile du secret ?
Tandis que ces pensées occupaient son esprit, Arthur s’arrêta, les yeux toujours fixés sur le buisson dont il n’était plus alors qu’à une cinquantaine de pas, et quoiqu’il l’examinât avec toute l’attention que lui inspiraient ses doutes et ses inquiétudes, un autre mouvement le portait à penser que le parti le plus sage qu’il pût prendre était de retourner vers ses compagnons, et de dire à Rodolphe que ses yeux l’avaient trompé.
Mais pendant qu’il était encore indécis sur ce qu’il devait faire, l’objet qu’il avait déjà vu se montra de nouveau à côté du buisson, s’avança vers lui en ligne droite, et lui offrit comme la première fois les traits et le costume d’Anne de Geierstein. Cette vision, car le temps, le lieu et la vue subite de cette apparition lui firent prendre cet objet pour une illusion plutôt que pour une réalité, frappa Arthur d’une surprise qui allait presque jusqu’à la terreur : elle passa à quelques pas de lui, sans qu’il eût la force ou la présence d’esprit de lui adresser la parole, et sans qu’elle eût l’air de le reconnaître ou de le voir ; et dirigeant sa marche sur la droite de Rodolphe et de ses deux compagnons, elle disparut de nouveau dans les arbres.
Des doutes de plus en plus inexplicables assaillirent l’esprit du jeune Anglais, et il ne sortit de l’état de stupeur dans lequel il était tombé, qu’en entendant la voix de Rodolphe, qui lui disait :
– Eh bien ! roi Arthur, dormez-vous, êtes-vous blessé ?
– Ni l’un ni l’autre ; je suis seulement au comble de la surprise.
– De la surprise ! et pourquoi, très royal…
– Trêve de plaisanteries, s’écria Arthur avec quelque impatience, et répondez-moi très sérieusement. L’avez-vous vue ? ne l’avez-vous pas rencontrée ?
– Vu ! rencontré ! Je n’ai vu ni rencontré personne, et j’aurais juré que vous pouviez en dire autant ; car j’ai toujours eu les yeux sur vous, excepté un instant ou deux. Mais si vous avez vu quelqu’un, pourquoi n’avez-vous pas donné l’alarme ?
– Parce que ce n’était qu’une femme, répondit faiblement Arthur.
– Une femme ! répéta Donnerhugel avec un ton de mépris ; sur ma parole, roi Arthur, si je n’avais vu jaillir de vous de bonnes étincelles de valeur, je serais porté à croire que vous n’avez vous-même que le courage d’une femme. Il est bien étrange qu’une ombre pendant la nuit, un précipice pendant le jour, fassent trembler un esprit aussi audacieux que celui que vous avez montré quand…
– Et que je montrerai toujours quand l’occasion l’exigera, s’écria l’Anglais, recouvrant sa présence d’esprit ; mais je vous jure que si vous m’avez vu un instant déconcerté, ce n’est la crainte d’aucun objet terrestre qui y a donné lieu.
– Remettons-nous en marche, dit Rodolphe ; nous ne devons pas négliger la sûreté de nos amis. Ce dont vous parlez pourrait bien n’être qu’une ruse pour nous interrompre dans l’exécution de notre devoir.
Ils traversèrent la clairière éclairée par la lune. Une minute de réflexion suffit pour rétablir l’équilibre dans l’esprit du jeune Philipson, et pour lui faire sentir avec peine qu’il venait de jouer un rôle ridicule et indigne de lui, en présence du dernier homme qu’il aurait voulu avoir pour témoin de sa faiblesse.
Il se rappela les relations qui existaient entre lui, Donnerhugel, le Landamman, sa nièce, et le reste de cette famille, et malgré la résolution qu’il avait formée quelques instans auparavant, il resta convaincu qu’il était de son devoir de faire part au chef sous lequel il s’était placé de l’étrange circonstance dont il avait été deux fois témoin dans le cours de cette nuit. Il pouvait y avoir des raisons de famille, l’exécution d’un vœu, par exemple, ou quelque motif semblable qui expliquassent aux yeux de ses parens la conduite d’Anne de Geierstein. D’ailleurs il était en ce moment soldat, ayant des devoirs à remplir, et tout ce mystère pouvait couvrir des dangers qu’il était prudent de prévoir et de prévenir. Dans l’un ou dans l’autre cas, son compagnon avait droit d’être instruit de ce qu’il avait vu. On doit bien croire qu’Arthur adopta cette nouvelle résolution dans un moment où le sentiment de son devoir et la honte de la faiblesse qu’il avait montrée l’emportaient sur l’intérêt personnel qu’il prenait à Anne de Geierstein, intérêt qui pouvait aussi être refroidi par l’incertitude mystérieuse que les événemens de cette nuit avaient répandue comme un épais nuage autour de celle qui en était l’objet.
Tandis que les pensées du jeune Anglais prenaient cette direction, son capitaine ou son compagnon, après quelques minutes de silence, lui adressa enfin la parole.
– Je crois, mon cher camarade, lui dit-il, qu’étant en ce moment votre officier, j’ai quelque droit à entendre de vous le rapport de ce que vous venez de voir ; car il faut que ce soit quelque chose de très important pour avoir pu agiter si vivement un esprit aussi ferme que le vôtre. Si pourtant vous pensez que la sûreté générale permet de le différer jusqu’à notre retour au château, et que vous préfériez le faire au Landamman lui-même, vous n’avez qu’à m’en informer, et je ne vous presserai pas de m’accorder votre confiance, quoique je me flatte de ne pas en être indigne ; je vous autoriserai même à nous quitter sur-le-champ, et à retourner au château.
Cette proposition toucha celui à qui elle était faite, précisément à l’endroit sensible. Une demande péremptoire de sa confiance aurait peut-être essuyé un refus, mais le ton de modération concluante de Rodolphe se trouva à l’unisson avec les propres réflexions d’Arthur.
– Je sens parfaitement, Hauptman, lui dit-il, que je dois vous informer de ce que j’ai vu celle nuit ; mais la première fois mon devoir n’exigeait pas que je le fisse ; et depuis que j’ai vu le même objet une seconde fois, j’ai été comme étourdi par une telle surprise, qu’à peine puis-je encore trouver des paroles pour l’exprimer.
– Comme je ne puis me figurer ce que vous avez vu, il faut que je vous prie de vous expliquer. Nous autres, pauvres Suisses, nous avons le crâne trop épais pour savoir deviner des énigmes.
– Ce que j’ai à vous rapporter, Rodolphe Donnerhugel, en est pourtant une véritable, et une énigme dont il m’est absolument impossible de trouver l’explication. Tandis que vous faisiez votre première patrouille autour des ruines, continua Arthur quoique non sans hésiter, et pendant que j’étais en faction, une femme sortit du château, traversa le pont, passa à quelques pas de moi sans me dire un seul mot, et disparut au milieu des arbres.
– Ah ! s’écria Donnerhugel sans ajouter un mot de plus.
– Il y a cinq minutes, continua Arthur, cette même femme sortit de derrière ce petit buisson et ce groupe d’arbres, passa encore à peu de distance de moi sans me parler, et disparut de même dans la forêt sur votre droite. Sachez en outre que cette apparition avait la forme, la marche, les traits et le costume de votre parente, d’Anne de Geierstein.
– Cela est assez singulier, dit Rodolphe avec un ton d’incrédulité ; mais je présume que je ne dois pas douter de ce que vous me dites, car je vous ferais sans doute une injure mortelle, tel est votre esprit de chevalerie dans le Nord. Cependant vous me permettrez de vous dire que j’ai des yeux comme vous, et je ne crois pas vous avoir perdu de vue une minute. Nous n’étions guère qu’à cent pas de l’endroit où je vous ai trouvé plongé dans une stupeur profonde, comment se fait-il donc que nous n’ayons pas vu de même ce que vous dites et ce que vous croyez avoir vu ?
– C’est une question à laquelle je ne puis répondre. Peut-être vos yeux n’étaient-ils pas tournés vers moi pendant le peu d’instans que j’ai vu cette forme humaine : peut-être aussi, comme on dit que cela arrive quelquefois lors des apparitions surnaturelles, n’était-elle visible que pour une seule personne.
– Vous supposez donc que cette apparition était imaginaire, surnaturelle ?
– Que vous dirai-je ? L’Église nous apprend que cela peut arriver ; et certes il est plus naturel de croire que cette apparition est une illusion, que de supposer qu’Anne de Geierstein, jeune fille modeste et bien élevée, soit à courir dans les bois, seule et à une pareille heure, quand le soin de sa sûreté et les convenances doivent l’obliger à rester dans sa chambre.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites ; et cependant il court des bruits, quoique peu de gens se soucient d’en parler, qui semblent prouver qu’Anne de Geierstein n’est pas tout-à-fait ce que sont les autres jeunes filles, et qu’on l’a rencontrée, en corps et en esprit, dans des endroits où elle n’aurait guère pu arriver sans un secours étranger.
– Quoi ! s’écria Arthur ; si jeune, si belle, et déjà liguée avec l’ennemi du genre humain !
– Je ne dis pas cela, répondit le Bernois, mais je n’ai pas le temps en ce moment de m’expliquer plus clairement. En retournant au château je pourrai trouver l’occasion de vous en dire davantage. Mon principal but en vous engageant à m’accompagner dans cette patrouille, a été de vous présenter à quelques amis que vous serez charmé de connaître, et qui désirent faire votre connaissance ; et c’est ici que je dois les trouver.
À ces mots, il tourna autour d’une pointe de rocher, et une scène inattendue se présenta aux yeux du jeune Anglais.
Dans un coin ou réduit abrité par la saillie du rocher, brillait un grand feu autour duquel étaient assis ou couchés une quinzaine de jeunes gens portant le costume suisse, mais décoré d’ornemens et de broderies qui réfléchissaient la lumière du feu, de même que les gobelets d’argent circulant de main en main et les flacons qui déjà commençaient à être vides. Arthur remarqua aussi les restes d’un banquet auquel il paraissait qu’on avait fait honneur tout récemment.
Les joyeux convives se levèrent avec empressement en voyant arriver Donnerhugel, que sa taille faisait aisément reconnaître, et ses compagnons. Ils le saluèrent, en lui donnant le titre d’Hauptman, avec toutes les démonstrations d’une vive affection, mais en s’abstenant avec soin de toute acclamation bruyante. Leur chaleureuse amitié annonçait que Rodolphe était le bienvenu parmi eux, tandis que leur précaution prouvait qu’il y venait en secret, et qu’il devait être reçu avec mystère.
Au bon accueil général qu’il reçut, il répondit : – Je vous remercie, mes braves camarades. Avez-vous vu Rudiger ?
– Vous voyez qu’il n’est pas encore venu, brave capitaine, répondit un des jeunes gens ; autrement nous l’aurions retenu jusqu’à votre arrivée.
– Il est en retard, dit le Bernois. Nous aussi nous avons éprouvé un délai, et cependant nous voici arrivés avant lui. Je vous amène, camarades, l’Anglais plein de bravoure dont je vous ai parlé comme d’un compagnon que nous devons désirer de nous associer dans notre projet audacieux.
– Il est le bienvenu, trois fois le bienvenu, dit un jeune homme à qui son costume d’un bleu d’azur richement brodé donnait un air d’autorité ; encore mieux venu, s’il nous apporte un cœur et un bras disposés à prendre part à notre noble projet.
– Je vous réponds de lui sous les deux rapports, dit Donnerhugel ; versez-nous du vin, et buvons au succès de notre glorieuse entreprise, et à la santé de notre nouvel associé.
Tandis qu’on remplissait les coupes d’un vin d’une qualité fort supérieure à tous ceux qu’Arthur avait bus jusqu’alors dans ce pays, il jugea à propos, avant de s’engager plus avant, de savoir quel était l’objet secret de l’association qui paraissait désirer de le compter parmi ses membres.
– Avant de vous offrir mes faibles services, messieurs, dit-il, puisque vous voulez bien y attacher quelque prix, vous me permettrez de vous demander le but et le caractère de l’entreprise à laquelle je dois prendre part.
– Devais-tu l’amener ici, dit le cavalier en bleu à Rodolphe, sans lui avoir donné tous les renseignemens nécessaires à ce sujet ?
– Que cela ne t’inquiète pas, Lawrence, répondit Donnerhugel ; je connais mon homme. Sachez donc, mon cher ami, continua-t-il en s’adressant à Arthur, que mes camarades et moi nous sommes déterminés à proclamer sur-le-champ la liberté du commerce, et à résister jusqu’à la mort s’il le faut à toutes exactions illégales de la part de nos voisins.
– Je comprends cela, dit Arthur, et je sais que la députation actuelle se rend près du duc de Bourgogne pour lui faire des remontrances à ce sujet.
– Écoutez-moi, reprit Rodolphe ; il est probable que la question sera décidée par les armes, long-temps avant que nous ne voyions les traits augustes et gracieux du duc de Bourgogne. Qu’on ait employé son influence pour nous fermer les portes de Bâle, ville neutre et faisant partie de l’empire germanique, c’est ce qui nous donne le droit de nous attendre au plus mauvais accueil quand nous arriverons sur ses domaines. Nous avons même tout lieu de croire que nous aurions déjà ressenti les effets de sa haine si nous n’avions eu la précaution de faire bonne garde. Des cavaliers venant du côté de la Férette sont venus reconnaître nos postes cette nuit, et il n’y a nul doute que nous eussions été attaqués s’ils ne nous avaient trouvés si bien sur nos gardes. Mais il ne suffit pas de leur avoir échappé aujourd’hui, il faut prendre garde à demain ; et c’est pour cette raison qu’un certain nombre des plus braves jeunes gens de la ville de Bâle, indignés de la pusillanimité de leurs magistrats, ont résolu de se joindre à nous pour effacer la honte dont la lâcheté et le manque d’hospitalité de ceux qui ont l’autorité en main ont couvert le lieu de leur naissance.
– C’est ce que nous ferons avant que le soleil qui va se lever dans deux heures disparaisse du côté de l’occident, dit le jeune homme en bleu, et un murmure général annonça l’assentiment de tous ceux qui l’entouraient.
– Mes chers messieurs, dit Arthur, profitant de l’instant où le silence se rétablit, permettez-moi de vous rappeler que l’ambassade est partie dans des vues pacifiques, et que ceux qui composent son escorte doivent éviter tout acte qui pourrait tendre à aigrir les esprits quand il s’agit de les concilier. Vous ne pouvez vous attendre à de mauvais procédés dans les domaines du Duc, puisque le caractère d’envoyé est respecté dans tous les pays civilisés ; et je suis sûr que vous ne voudrez vous-mêmes vous en permettre que de louables.
– Nous pouvons être exposés à des insultes, quoi qu’il en soit, s’écria Rodolphe ; et cela à cause de vous et de votre père Arthur Philipson.
– Je ne vous comprends pas.
– Votre père est marchand et il porte avec lui des marchandises qui occupent peu de place, mais qui sont d’un grand prix.
– Sans doute, mais qu’en résulte-t-il ?
– Morbleu ! je veux dire que si l’on n’y prend garde, le chien d’attache du duc de Bourgogne héritera d’une bonne partie de vos soieries, de vos satins et de vos joyaux.
– Soieries, satins, joyaux ! s’écria un des jeunes gens de Bâle, de telles marchandises ne passeront pas sans payer de droits dans une ville où commande Archibald Von Hagenbach.
– Mes chers messieurs, dit Arthur après un moment de réflexion, ces marchandises sont la propriété de mon père et non la mienne ; c’est à lui et non à moi qu’il appartient de décider quelle partie il peut en sacrifier sous forme de péage plutôt que d’occasionner une querelle qui pourrait être aussi fâcheuse pour les compagnons qui l’ont reçu dans leur société que pour lui-même ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il a des affaires importantes à la cour de Bourgogne et qui doivent lui faire désirer d’y arriver en paix avec tout le monde. Je suis même convaincu que plutôt que d’encourir le danger d’une querelle avec la garnison de la Férette, il sacrifierait volontiers toutes les marchandises qu’il a en ce moment avec lui. Je vous demande donc, messieurs, le temps de consulter son bon plaisir à ce sujet, vous assurant que si sa volonté est de se refuser au paiement des droits exigés au nom du duc de Bourgogne, vous trouverez en moi un homme bien déterminé à combattre jusqu’à la dernière goutte de son sang.
– Fort bien, roi Arthur, dit Rodolphe, vous êtes fidèle observateur du quatrième commandement, et vous obtiendrez de longs jours sur la terre. Ne croyez pas que nous négligions d’obéir au même précepte, quoique en ce moment nous nous regardions comme obligés, avant tout, à consulter les intérêts de notre patrie, qui est la mère commune de nos pères, comme de nous-mêmes. Mais comme vous connaissez notre respect pour le Landamman, vous ne devez pas craindre que nous l’offensions volontairement en commettant des hostilités inconsidérées et sans quelque puissant motif ; et une tentative de piller son hôte trouverait en lui une résistance capable d’aller jusqu’à la mort. J’avais espéré que vous et votre père vous seriez disposés à vous offenser d’une pareille injure. Cependant si votre père trouve à propos de présenter votre toison pour être tondue par Archibald Von Hagenbach, dont il verra que les ciseaux savent la couper d’assez près, il serait inutile et impoli à nous d’offrir notre intervention. En attendant vous avez l’avantage de savoir que si le gouverneur de la Férette ne se contente pas de la toison et qu’il veuille aussi votre peau, vous avez à votre portée des gens en plus grand nombre que vous ne le pensiez, que vous trouverez disposés à vous donner de prompts secours et en état de le faire.
– À ces conditions, dit Arthur, je fais mes remerciemens à ces messieurs de la ville de Bâle, ou de quelque autre endroit qu’ils soient venus ; et je bois fraternellement à notre plus ample et plus intime connaissance.
– Santé et prospérité aux Cantons-Unis et à leurs amis ! s’écria le jeune homme en bleu ; et mort et confusion à tous autres !
On remplit toutes les coupes, et au lieu d’acclamations et d’applaudissemens, les jeunes gens témoignèrent leur dévouement à la cause qu’ils avaient embrassée, en se serrant la main et en brandissant leurs armes, mais sans faire le moindre bruit.
– Ce fut ainsi, dit Rodolphe Donnerhugel, que nos illustres ancêtres, les fondateurs de l’indépendance de la Suisse, se réunirent dans le champ immortel de Rütli, entre Uri et Underwald. Ce fut ainsi qu’ils se jurèrent l’un à l’autre, sous la voûte azurée du ciel, qu’ils rendraient la liberté à leur pays opprimé ; et l’histoire nous apprend comment ils tinrent parole.
– Et elle apprendra un jour, ajouta le jeune homme en bleu, comment les Suisses actuels ont su conserver la liberté conquise par leurs pères. Continuez votre ronde, mon cher Rodolphe, et soyez sûr qu’au premier signal de l’Hauptman les soldats ne seront pas bien loin. Rien n’est changé à nos arrangemens, à moins que vous n’ayez de nouveaux ordres à nous donner.
– Écoutez-moi un instant, Lawrenz, lui dit Rodolphe. Il le tira un peu à l’écart, mais Arthur l’entendit dire à son compagnon : – Ayez soin qu’on ne fasse aucun excès avec ce bon vin du Rhin. Si vous en avez une trop grande provision, cassez-en quelques flacons, comme par accident. Un mulet peut faire un faux pas, comme vous le savez. Méfiez-vous de Rudiger à cet égard ; il a pris le goût du vin depuis qu’il s’est joint à nous. Nos bras doivent être comme nos cœurs, prêts à tout pour demain.
Ils continuèrent à causer quelques instans, mais si bas qu’Arthur n’entendit plus rien de leur conversation. Enfin ils se dirent adieu et se serrèrent de nouveau la main comme pour se donner un gage solennel d’union intime.
Rodolphe et ses compagnons se remirent en marche ; mais à peine avaient-ils perdu de vue ceux qu’ils venaient de quitter, que la vedette qui marchait en avant donna un signal d’alarme. Arthur sentit son cœur battre vivement. – C’est Anne de Geierstein, pensa-t-il.
– Mon chien est tranquille, dit Rodolphe ; ceux qui s’approchent ne peuvent être que nos compagnons.
C’étaient effectivement Rudiger et son détachement. Les deux partis firent halte à quelques pas l’un de l’autre, et le mot d’ordre fut demandé et reçu pour la forme, tant les Suisses avaient déjà fait de progrès dans la discipline militaire, qui était encore presque inconnue par l’infanterie dans d’autres parties de l’Europe. Arthur entendit Rodolphe reprocher à son ami Rudiger de ne pas être arrivé à temps au rendez-vous convenu. – Votre arrivée va encore les faire boire, dit-il, et il faut que le jour de demain nous trouve froids et fermes.
– Froids comme la glace, noble Hauptman, répondit le fils du Landamman, et fermes comme le rocher auquel elle est suspendue.
Rodolphe lui recommanda de nouveau la tempérance, et le jeune Biederman lui promit de suivre ses avis. Les deux détachemens se séparèrent en se donnant des signes muets d’amitié, et ils furent bientôt à une distance considérable l’un de l’autre.
Le pays était plus découvert du côté du château où étaient alors Rodolphe et Arthur, qu’en face du pont conduisant à la principale porte. Les clairières du bois étaient vastes, il ne se trouvait que quelques arbres dispersés çà et là sur les pâturages, et l’on n’y voyait ni buissons, ni ravins, ni rien qui pût servir à placer une embuscade. La vue, à la faveur du clair de lune, commandait une grande étendue de terrain.
– Nous pouvons nous juger ici assez en sûreté pour causer, dit Rodolphe. Ainsi donc puis-je vous demander, roi Arthur, maintenant que vous nous avez vus de plus près, ce que vous pensez des jeunes Suisses ? Si vous en avez appris moins que je le désirais, il faut vous en prendre à votre humeur peu communicative, qui nous a empêchés de vous accorder une confiance pleine et entière.
– Vous ne m’en avez privé qu’en tant que je n’aurais pu y répondre, et par conséquent je n’y avais nul droit. Quant au jugement que je me crois en état de porter, le voici en peu de mots : Vos projets sont nobles et élevés comme vos montagnes ; mais l’étranger qui a toujours vécu dans la plaine n’est pas habitué aux sentiers tortueux que vous suivez pour les gravir. Mes pieds ont toujours été accoutumés à marcher en droite ligne sur un terrain uni.
– Vous me parlez en énigmes.
– Point du tout : je veux dire que je crois que vous devriez instruire les députés, qui sont, du moins de nom, les chefs de ces jeunes gens qui paraissent disposés à ne prendre d’ordres que d’eux-mêmes ; ne devez-vous pas les prévenir que vous vous attendez à une attaque dans le voisinage de la Férette, et que vous espérez avoir le secours de quelques habitans de Bâle ?
– Oui vraiment, et qu’en résulterait-il ? le Landamman ferait halte jusqu’au retour d’un messager qu’il enverrait au duc de Bourgogne pour en obtenir un sauf-conduit ; et s’il était accordé, adieu tout espoir de guerre.
– C’est la vérité ; mais le Landamman arriverait à son but principal et remplirait le seul objet de sa mission, qui est l’établissement de la paix.
– La paix ! la paix ! s’écria le Bernois avec vivacité. Si j’étais le seul dont les désirs soient opposés à ceux d’Arnold Biederman, je connais si bien son honneur et sa foi, j’ai un tel respect pour sa valeur et son patriotisme, qu’à sa voix je ferais rentrer ma lame dans le fourreau, quand même mon plus mortel ennemi serait devant moi. Mais mes désirs ne sont pas ceux d’un seul homme ; tout mon Canton, tout celui de Soleure, sont déterminés à la guerre. Ce fut par une guerre, par une noble guerre que nos ancêtres secouèrent le joug d’une servitude insupportable. Ce fut par une guerre heureuse et glorieuse qu’une race à laquelle on croyait à peine devoir penser autant qu’aux bœufs qu’elle conduisait, obtint sa liberté, acquit de l’importance, et fut honorée parce qu’on la craignait autant qu’elle était méprisée quand elle n’offrait aucune résistance.
– Tout cela peut être très vrai ; mais suivant moi, l’objet de votre mission a été déterminé par votre diète ou chambre des communes. Elle a résolu de vous envoyer avec d’autres comme des messagers de paix, et vous soufflez secrètement le feu de la guerre : tandis que tous vos collègues plus âgés, ou du moins la plupart d’entre eux, vont partir demain dans l’attente d’un voyage paisible, vous vous préparez au combat et vous cherchez même les moyens d’y donner lieu.
– Et n’ai-je pas raison de m’y préparer ? Si nous recevons un accueil pacifique sur le territoire de Bourgogne, comme vous dites que les autres députés s’y attendent, mes précautions deviendront inutiles, mais du moins elles ne peuvent faire aucun mal. Cependant si le contraire arrive, elles serviront à préserver de grands malheurs mes collègues, mon parent Arnold Biederman, ma belle cousine Anne, vous-même et votre père, en un mot nous tous qui voyageons joyeusement ensemble.
– Il y a dans tout ceci, dit Arthur en secouant la tête, quelque chose que je ne comprends pas, et que je ne chercherai pas à comprendre. Je vous prie seulement de ne pas chercher dans les affaires et les intérêts de mon père un motif pour rompre la paix. Vous m’avez donné à entendre que cela pouvait impliquer le Landamman dans une querelle qu’autrement il aurait pu éviter ; je suis sûr que mon père ne le pardonnerait jamais.
– J’ai déjà donné ma parole à ce sujet ; mais si l’accueil qu’il recevra du chien d’attache du duc de Bourgogne lui plaisait moins que vous ne semblez le croire, il n’y a pas de mal que vous sachiez qu’il peut au besoin être soutenu par des amis fermes et actifs.
– Je vous suis très obligé de cette assurance.
– Et vous-même, mon cher ami, vous ferez bien de profiter de ce que vous avez entendu. On ne se trouve pas à une noce couvert d’une armure, ni dans une querelle vêtu d’un pourpoint de soie.
– Je me préparerai à ce qui peut arriver de pire, et en conséquence je mettrai un léger haubert d’acier bien trempé qui est à l’épreuve de la flèche et de la javeline. Je vous remercie de votre avis amical.
– Vous ne me devez pas de remerciemens : je ne mériterais pas d’être Hauptman si je ne faisais pas connaître à ceux qui doivent me suivre, et surtout à un homme aussi brave que vous l’êtes, le moment où il faut endosser l’armure et se préparer aux coups.
La conversation cessa pendant quelques instans, aucun des deux interlocuteurs n’étant parfaitement content de son compagnon, quoique ni l’un ni l’autre ne voulût faire aucune remarque à ce sujet.
Le Bernois jugeant les marchands d’après les sentimens de ceux de son propre pays, s’était regardé comme presque assuré que l’Anglais, se trouvant puissamment soutenu par la force, aurait saisi l’occasion de se refuser au paiement des droits exorbitans dont il était menacé dans la ville voisine ; ce qui, sans que Rodolphe parût y contribuer, aurait sans doute déterminé Arnold Biederman lui-même à rompre la paix, et amené sur-le-champ une déclaration de guerre. D’une autre part le jeune Philipson ne pouvait ni comprendre ni approuver la conduite de Donnerhugel qui, membre lui-même d’une députation pacifique, ne semblait animé que du désir de trouver une occasion d’allumer le feu de la guerre.
Occupés de ces diverses réflexions, ils marchèrent quelque temps à côté l’un de l’autre sans parler. Enfin Rodolphe rompit le silence.
– L’apparition d’Anne de Geierstein n’excite donc plus votre curiosité, sire Anglais ? dit-il à Arthur.
– Il s’en faut de beaucoup ; mais je ne voulais pas vous fatiguer de questions pendant que vous êtes occupé des devoirs de votre patrouille.
– Nous pouvons la regarder comme terminée, car il n’y a pas dans les environs un seul buisson en état de cacher un coquin de Bourguignon ; et un coup d’œil autour de nous de temps en temps est tout ce qu’il faut pour éviter une surprise. Ainsi donc écoutez bien une histoire qui n’a jamais été chantée ni racontée dans une tour ou dans un château, et qui commence à me paraître tout au moins aussi croyable que celle des chevaliers de la table ronde, que les anciens troubadours et les minne-singers nous donnent comme des chroniques authentiques du monarque fameux dont vous portez le nom.
– J’ose, dire, continua Rodolphe, que vous avez suffisamment entendu parler des ancêtres d’Anne dans la ligne paternelle. Vous savez qu’ils demeuraient entre leurs vieilles murailles à Geierstein, près de la cascade ; tantôt opprimant leurs vassaux, pillant leurs voisins moins puissans et dévalisant les voyageurs que leur mauvaise étoile conduisait à portée du nid des vautours ; tantôt fatiguant tous les saints en leur demandant le pardon de leurs crimes, distribuant aux prêtres une partie de leurs richesses mal acquises, et faisant des pèlerinages, partant pour une croisade, enfin allant visiter la Terre-Sainte à titre de réparation des iniquités qu’ils avaient commises sans le moindre remords de conscience.
– J’ai compris que telle était l’histoire de la maison de Geierstein jusqu’au moment où Arnold, ou son père, je crois, quitta la lance pour prendre la houlette.
– Mais on dit qu’ils étaient des nobles bien différens, les riches et puissans barons d’Arnheim, de Souabe, dont la seule descendante devint la femme du comte Albert de Geierstein, et fut la mère de cette jeune personne que les Suisses appellent simplement Anne, mais que les Allemands nomment la comtesse Anne de Geierstein. Ils ne se bornaient pas à pécher et à se repentir alternativement, à piller de pauvres paysans, à engraisser des moines paresseux ; ils se distinguaient autrement qu’en construisant des châteaux avec des cachots et des chambres de torture, et en fondant des monastères avec des dortoirs et des réfectoires.
Ces barons d’Arnheim étaient des hommes qui cherchaient à reculer les bornes des connaissances humaines. Ils avaient changé leur château en une espèce de collége, où il y avait plus d’anciens livres que les moines n’en ont empilé dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall ; et leurs études ne se bornaient pas aux livres. Enfoncés dans leurs laboratoires, ils acquéraient des secrets dont la connaissance était ensuite transmise du père au fils, et qu’on supposait approcher de bien près des mystères les plus profonds de l’alchimie. Le bruit de leur science et de leurs richesses arriva souvent jusqu’au pied du trône impérial ; et dans les fréquentes querelles que les empereurs eurent autrefois avec les papes, on dit que les premiers furent encouragés par les conseils des barons d’Arnheim qui prodiguaient leurs trésors pour la cause de ces monarques. Ce fut peut-être ce système politique, joint aux études mystérieuses et extraordinaires auxquelles la maison d’Arnheim se livrait depuis si long-temps, qui fit naître l’opinion généralement reçue qu’ils étaient aidés dans leurs recherches de connaissances au-dessus de la portée de l’homme par des secours surnaturels. Les prêtres ne manquèrent pas de propager ce bruit contre des hommes qui n’avaient peut-être d’autre tort que d’être plus savans qu’eux.
– Voyez, disaient-ils, voyez quels hôtes sont reçus dans le château d’Arnheim ; qu’un chevalier chrétien blessé par les Sarrasins se présente sur le pont-levis, on lui donne une croûte de pain, un verre de vin, et on l’engage à passer son chemin ; qu’un pèlerin en odeur de sainteté, venant de visiter les lieux saints, chargé de reliques qui sont la preuve et la récompense de ses fatigues, s’approche de ces murailles profanes, la sentinelle bande son arbalète et le portier ferme la porte comme si le saint homme apportait la peste avec lui de la Palestine. Mais s’il arrive un Grec à barbe grise, à langue bien pendue, avec des rouleaux de parchemins dont les yeux chrétiens ne peuvent même déchiffrer l’écriture ; s’il vient un rabbin juif avec son Talmud et sa Cabale ; un Maure à visage basané qui puisse se vanter d’avoir appris le langage des astres dans la Chaldée, berceau de l’astrologie ; le vagabond, l’imposteur, le sorcier est placé au haut bout de la table du baron d’Arnheim ; il partage avec lui les travaux de l’alambic et du creuset ; il apprend de lui des connaissances mystiques semblables à celles qu’acquirent nos premiers parens pour la ruine de leur race ; et il s’en acquitte en lui donnant des leçons plus terribles que celles qu’il reçoit, jusqu’à ce que son hôte impie ait ajouté à son trésor de sciences sacriléges tout ce que le païen peut lui communiquer. Et tout cela se passe en Allemagne dans le pays qu’on appelle le Saint-Empire romain, où tant de prêtres ont le rang de princes ! et l’on ne met pas au ban de l’Empire, on ne frappe pas même d’un monitoire une race de sorciers qui de siècle en siècle triomphent par la nécromancie !
Tels étaient les argumens qu’on répétait dans les salons des abbés comme dans les cellules des anachorètes ; et cependant ils paraissent avoir fait peu d’impression sur le conseil de l’empereur ; mais ils servirent à exciter le zèle de bien des barons et des comtes de l’Empire qui apprirent ainsi à regarder une querelle ou une guerre avec les barons d’Arnheim comme à peu près semblable à une croisade contre les ennemis de la foi, et devant leur procurer les mêmes immunités ; et une attaque contre ces potentats vus de si mauvais œil, comme un moyen sûr de régler leurs comptes avec l’église chrétienne. Mais quoique les barons d’Arnheim ne cherchassent querelle à personne, ils n’en étaient pas moins belliqueux et ils savaient fort bien se défendre. Quelques individus de cette race étaient aussi vaillans chevaliers, aussi intrépides hommes d’armes que savans habiles. D’ailleurs ils étaient riches, soutenus par de grandes alliances, sages et prudens à un degré éminent ; et ceux qui les attaquèrent l’apprirent à leurs dépens.
Les ligues qui se formèrent contre les barons d’Arnheim furent dissoutes ; les attaques que leurs ennemis méditaient furent prévenues et déconcertées ; et ceux qui en vinrent à des actes d’hostilité effectifs furent vaincus et essuyèrent de grandes pertes. Enfin l’impression qui en résulta et qui se répandit dans tout leur voisinage fut que, vu les informations exactes qu’ils recevaient des attaques projetées contre eux, et la manière uniforme dont ils réussissaient toujours à y résister et à en triompher, il fallait qu’ils eussent recours à des moyens de défense que nulle force purement humaine n’était capable de vaincre. Ils devinrent donc aussi redoutés qu’ils étaient haïs, et pendant la dernière génération on renonça à les inquiéter. C’était d’autant plus sage que les vassaux nombreux de cette grande maison étaient satisfaits de leurs seigneurs, disposés à prendre leur défense et portés à croire que, soit que leurs maîtres fussent sorciers ou non, ils ne gagneraient rien à en avoir un autre, que ce fût un des croisés de cette guerre sainte ou un des prélats qui en soufflaient le feu. La ligne masculine de ces barons s’éteignit à la mort d’Herman Von Arnheim, aïeul maternel d’Anne de Geierstein. Il fut enterré avec son casque, son épée et son bouclier, comme c’est la coutume en Allemagne à la mort du dernier descendant mâle d’une famille noble.
Mais il laissa une fille unique, Sibylle d’Arnheim, qui hérita d’une portion considérable de ses domaines, et je n’ai jamais ouï dire que la cruelle accusation de sorcellerie portée contre sa maison ait empêché des hommes de la première distinction de l’empire germanique de solliciter de l’empereur, son tuteur légal, la main de la riche héritière. Albert de Geierstein quoiqu’il ne fût qu’un banni, obtint la préférence. Il était galant et bien fait, ce qui fut pour lui une recommandation auprès de Sibylle ; et l’empereur qui se repaissait alors du vain projet de recouvrer son autorité sur les montagnes de la Suisse, désirait se montrer généreux à l’égard d’Albert qu’il regardait comme une victime d’un dévouement loyal à sa cause. Vous voyez donc, très noble roi Arthur, qu’Anne de Geierstein, seul rejeton de ce mariage, ne descend pas d’une race ordinaire, et que les circonstances qui peuvent la concerner ne doivent pas s’expliquer et se juger aussi facilement et d’après les mêmes raisonnemens que s’il s’agissait de toute autre personne.
– Sur mon honneur, sire Rodolphe de Donnerhugel, dit Arthur faisant un violent effort sur lui-même pour maîtriser ses sentimens, tout ce que je vois, tout ce que je comprends, d’après votre récit, c’est que parce qu’il y a en Allemagne comme en d’autres pays des fous qui regardent comme sorciers et magiciens ceux qui possèdent des connaissances et de la science, vous êtes disposé à diffamer une jeune personne qui a toujours été chérie et respectée de tous ceux qui l’entourent, et à la représenter comme disciple d’un art qui, comme je le crois, est aussi peu commun qu’illicite.
Quelques instans se passèrent avant que Rodolphe répondît.
– J’aurais désiré, dit-il enfin, que vous vous fussiez contenté des traits généraux du caractère de la famille maternelle d’Anne de Geierstein, comme offrant quelques circonstances qui peuvent expliquer jusqu’à un certain point ce que d’après votre propre rapport vous avez vu cette nuit ; et il me répugne véritablement d’entrer dans des détails plus particuliers. La réputation d’Anne de Geierstein ne peut être plus chère à personne qu’à moi. Après la famille de son oncle, je suis son plus proche parent. Si elle était restée en Suisse, ou si elle y revenait, comme cela est assez probable, peut-être pourrions-nous être unis par des nœuds encore plus étroits. Dans le fait, le seul obstacle qui s’y soit opposé est venu de certains préjugés de son oncle sur l’autorité paternelle et sur notre parenté, qui n’est pourtant pas assez proche pour que nous ne puissions obtenir une dispense. Je ne vous en parle que pour vous prouver que je dois nécessairement attacher plus de prix à la réputation d’Anne de Geierstein que vous ne pouvez le faire, vous qui êtes un étranger, qui ne la connaissez que depuis quelques jours, et qui êtes sur le point de la quitter pour toujours, à ce qu’il paraît.
La tournure de cette espèce d’apologie causa tant de dépit à Arthur, qu’il fallut toutes les raisons qui lui ordonnaient de le cacher pour le mettre en état de répondre avec sang-froid.
– Je n’ai nul motif, sire Hauptman, lui dit-il, pour contredire l’opinion que vous pouvez avoir d’une jeune personne à laquelle vous êtes lié d’aussi près que vous paraissez l’être à Anne de Geierstein. Je suis seulement surpris qu’ayant autant d’égards pour elle que votre parenté doit le faire supposer, vous soyez disposé, d’après des traditions populaires, à adopter une croyance injurieuse à votre parente, et surtout à une jeune personne à laquelle vous annoncez le désir d’être uni par des nœuds encore plus étroits. Songez-vous que dans tout pays chrétien l’imputation de sorcellerie est la plus odieuse qu’on puisse se permettre contre un homme ou contre une femme ?
– Et je suis si loin de vouloir porter une telle accusation contre elle, s’écria Rodolphe, que si quelqu’un osait laisser échapper une telle pensée, par la bonne épée que je porte, je le défierais au combat, et sa mort ou la mienne en serait le résultat. Mais la question n’est pas de savoir si elle pratique elle-même la sorcellerie ; quiconque le prétendrait, ferait aussi bien de creuser sa fosse et de songer au salut de son âme. Le doute est de savoir si, descendant d’une famille qui a eu comme on l’assure des relations très intimes avec le monde invisible, elle n’est pas exposée à voir des esprits aériens, des êtres d’une nature différente de la nôtre, prendre sa ressemblance, et tromper les yeux de ceux qui la connaissent ; enfin s’il leur est permis de jouer des tours à ses dépens, quand ils ne peuvent en faire autant à l’égard des autres mortels dont les ancêtres ont toujours été pendant leur vie fidèles observateurs de l’Église, et sont morts régulièrement dans sa communion. Et comme je désire sincèrement conserver votre estime, je vous communiquerai sur sa généalogie des circonstances qui confirment cette idée. Mais je dois vous prévenir que c’est un acte de confiance personnelle, et que j’attends de vous un secret inviolable, sous peine de tout mon déplaisir.
– Le secret sera gardé, répondit le jeune Anglais, cachant avec peine les sentimens qui l’agitaient. Jamais il ne sortira de ma bouche un mot qui puisse nuire à la bonne renommée d’une jeune personne à qui je dois tant de respect. Mais la crainte du déplaisir de qui que ce soit ne saurait rien ajouter à la garantie de mon honneur.
– Soit ! répliqua Rodolphe ; je n’ai nulle envie de vous causer le moindre mécontentement. Mais je désire, tant pour conserver votre bonne opinion à laquelle j’attache grand prix que pour expliquer plus clairement ce qui a pu vous paraître obscur, vous communiquer des choses que sans cela j’aurais préféré passer sous silence.
– Vous devez juger vous-même de ce qui est nécessaire et convenable à cet égard, répondit Philipson ; mais souvenez-vous que je ne vous demande pas de me communiquer aucune chose qui doive rester secrète, et surtout quand il s’agit d’une jeune dame.
– Vous en avez déjà trop vu et trop entendu, Arthur, répondit Rodolphe après une minute de silence, pour qu’il ne soit pas nécessaire que vous sachiez tout, du moins tout ce que je sais moi-même sur ce sujet mystérieux. Il est impossible que les circonstances dont nous nous sommes entretenus ne se représentent pas quelquefois à votre souvenir, et je désire que vous possédiez tous les renseignemens nécessaires pour les comprendre aussi bien que la nature des faits le permet. Nous avons encore, en côtoyant ce marécage, environ un mille de chemin avant d’avoir terminé le tour du château. Ce temps me suffira pour le récit que j’ai à vous faire.
– Parlez, je vous écoute, dit le jeune Anglais, partagé entre le désir de savoir tout ce qu’il lui était possible d’apprendre relativement à Anne de Geierstein, et la répugnance qu’il avait à entendre prononcer son nom par un homme qui annonçait des prétentions semblables à celles de Donnerhugel ; car il sentait renaître en lui ses premières préventions contre le Suisse à taille gigantesque, dont les manières, respirant toujours une franchise qui allait presque à la grossièreté, semblaient alors marquées par un air de présomption et de supériorité. Cependant il écouta avec attention son récit étrange, et l’intérêt qu’il y prit l’emporta bientôt sur tout autre sentiment.