CHAPITRE V

– « J’étais un de ces gens
« Qui n’aiment que les bois, et les prés, et les champs ;
« Du simple villageois le costume et la vie ;
« Sa demeure rustique à l’abri de l’envie,
« Où l’on trouve la paix et le contentement
« Que les palais dorés offrent si rarement.
« Croyez-moi, ce n’est point une coupe d’érable
« Qu’on choisit pour servir le poison sur la table. »

Anonyme

Laissant les jeunes gens occupés de leurs amusemens, le Landamman d’Underwald et Philipson s’avançaient vers le but de leur promenade en causant principalement des relations politiques de la France, de l’Angleterre et de la Bourgogne. Leur conversation changea d’objet quand ils entrèrent dans la cour du vieux château de Geierstein, où s’élevait la tour solitaire et démembrée entourée des ruines des autres bâtimens.

– Cette habitation a dû être dans son temps d’une force remarquable, dit Philipson.

– Et la race qui l’occupait était fière et puissante, répondit Arnold ; l’histoire des comtes de Geierstein remonte jusqu’aux temps des anciens Helvétiens ; et l’on dit que leurs exploits ne démentaient pas leur noblesse. Mais toute grandeur terrestre a sa fin. Des hommes libres foulent aux pieds aujourd’hui les ruines de ce château féodal, à la vue duquel les serfs étaient obligés d’ôter leurs bonnets d’aussi loin qu’ils en apercevaient les tourelles, à peine d’être punis comme des rebelles insolens.

– Je remarque gravé sur une des pierres de cette tourelle ce que je regarde comme le cimier de cette famille, un vautour perché sur un rocher, expression symbolique, si je ne me trompe, du nom de Geierstein.

– Oui, c’est l’ancienne devise de cette famille, et comme vous le dites, elle exprime le nom du château, qui est le même que celui des chevaliers qui l’ont si long-temps occupé.

– J’ai remarqué aussi dans la salle où nous avons dîné un casque surmonté du même cimier. C’est sans doute un trophée d’une victoire remportée par les paysans suisses sur les nobles seigneurs de Geierstein, comme on conserve l’arc anglais en souvenir de la bataille de Buttisholz ?

– Et je m’aperçois, mon cher monsieur, que d’après les préjugés de votre éducation, vous ne verriez pas de meilleur œil cette seconde victoire que la première. Il est bien étrange que le respect pour le rang soit tellement enraciné dans l’esprit même de ceux qui n’ont pas le droit d’y prétendre. – Mais éclaircissez votre front, mon digne hôte, et soyez assuré que quoique plus d’un château appartenant à un orgueilleux baron ait été pillé et détruit par la juste vengeance du peuple, quand la Suisse secoua le joug de l’esclavage féodal, tel ne fut pas le sort de Geierstein. Le sang des anciens propriétaires de ce domaine coule encore dans les veines de celui qui en occupe les terres.

– Que voulez-vous dire, sire Landamman ? n’est-ce pas vous-même qui les occupez ?

– Et vous croyez probablement que parce que je vis comme les autres bergers de ce pays, que je porte une étoffe grise dont la laine a été filée chez moi, et que je conduis moi-même ma charrue, je ne puis descendre d’une ligne d’anciens nobles. On trouve en Suisse un grand nombre de paysans de noble race, sire marchand, et il n’existe pas de noblesse plus ancienne que celle dont on rencontre encore des restes dans mon pays natal. Mais les nobles ont volontairement renoncé a tout ce qu’il y avait d’oppressif dans leur pouvoir féodal, ils ne sont plus regardés comme des loups au milieu du troupeau, mais comme des chiens fidèles qui veillent sur lui en temps de paix, et qui sont prêts à le défendre quand il est menacé d’une attaque.

– Mais, dit le marchand qui ne pouvait encore s’habituer à l’idée que son hôte, en qui il ne voyait rien qui le distinguât d’un simple paysan, fût un homme de haute naissance, vous ne portez pas le nom de vos ancêtres, mon digne hôte. Ils étaient, dites-vous, comtes de Geierstein, et vous êtes…

– Arnold Biederman, à votre service : mais sachez, si cela peut vous faire plaisir et présenter à vos yeux plus de dignité, que je n’ai besoin que de mettre sur ma tête le vieux casque que vous avez vu, ou, sans prendre tant de peine, d’attacher à ma toque une plume de faucon, pour pouvoir m’appeler Arnold, comte de Geierstein, sans que personne puisse me donner un démenti. Cependant, conviendrait-il que monseigneur le Comte conduisit ses bestiaux dans leurs pâturages, et Son Excellence le haut et le puissant seigneur de Geierstein pourrait-il sans déroger ensemencer ses champs et faire sa récolte ? ce sont des questions qu’il faudrait décider au préalable… Je vois que vous êtes étonné de me trouver dégénéré, mais je vous aurai bientôt expliqué la situation de ma famille.

Mes hauts et puissans ancêtres gouvernaient ce domaine de Geierstein, qui de leur temps était fort étendu, à peu près comme les autres barons féodaux ; c’est-à-dire qu’ils se montraient quelquefois les protecteurs et les défenseurs de leurs vassaux, et plus souvent ils en étaient les oppresseurs. Mais du temps de mon aïeul Henry de Geierstein, non-seulement il se joignit aux confédérés pour repousser Enguerrand de Couci et ses maraudeurs, comme je vous l’ai déjà dit, mais lorsque la guerre contre l’Autriche se renouvela et qu’un grand nombre de nobles joignirent l’armée de l’empereur Léopold, il prit le parti opposé, combattit dans les premiers rangs de la Confédération, et contribua par sa valeur et son expérience au gain de la bataille décisive de Sempach dans laquelle Léopold perdit la vie, et où la fleur de la cavalerie autrichienne tomba autour de lui. Mon père, le comte de Williewald, suivit la même conduite, tant par inclination que par politique. Il s’unit étroitement avec l’État d’Underwald, et se distingua tellement qu’il fut élu Landamman de la république. Il eut deux fils, dont je suis l’aîné et le second se nomme Albert. Se trouvant à ce qu’il lui semblait investi en quelque sorte d’un double caractère, il désirait peut-être peu sagement, s’il m’est permis de blâmer les desseins d’un père qui n’existe plus, qu’un de ses fils lui succédât dans sa seigneurie de Geierstein, et que l’autre occupât le rang moins brillant, quoique à mon avis non moins honorable, de citoyen libre d’Underwald, et possédât parmi ses égaux dans le Canton l’influence acquise par les services de son père et par ceux qu’il pourrait rendre lui-même. Albert n’avait que douze ans quand mon père nous fit faire avec lui un court voyage en Allemagne, où le cérémonial, la pompe et la magnificence que nous vîmes produisirent une impression toute différente sur l’esprit de mon frère et sur le mien. Ce qui parut à Albert le comble de la splendeur terrestre n’offrit à mes yeux qu’un étalage fastidieux de formalités fatigantes et inutiles. Quand notre père nous expliqua ensuite ses intentions, il me destina, comme étant son fils aîné, le domaine considérable de Geierstein, en exceptant seulement une portion des terres les plus fertiles suffisantes pour rendre mon frère un des citoyens les plus opulens d’un pays où l’on croit être riche quand on a de quoi vivre honorablement. Les larmes coulèrent des yeux d’Albert. – Faut-il donc, s’écria-t-il, que mon frère soit un noble comte, respecté de ses vassaux, ayant une suite nombreuse, et que je vive en misérable paysan au milieu des bergers à barbe grise d’Underwald ! Non, mon père, je respecte votre volonté, mais je ne ferai pas le sacrifice de mes priviléges. Geierstein est un fief qui relève de l’Empire et les lois me donnent droit à une part égale dans ce domaine. Si mon frère est comte de Geierstein, je n’en suis pas moins le comte Albert de Geierstein, et j’en appellerai à l’Empereur plutôt que de souffrir que la volonté d’un de mes aïeux, quoique ce soit mon père, me prive du rang et des priviléges que cent ancêtres m’ont transmis. Mon père fut grandement courroucé. – Allez, jeune orgueilleux, lui dit-il, invoquez la décision d’un prince étranger contre le bon plaisir de votre père ; donnez à l’ennemi de votre pays un prétexte pour intervenir dans ses affaires intérieures ; allez, mais ne vous présentez jamais devant moi, et craignez ma malédiction éternelle.

Albert allait répondre avec violence, quand je le conjurai de se taire et de me laisser parler. – J’ai toujours préféré les montagnes aux plaines, dis-je alors à mon père ; l’exercice du cheval me plaît moins que la marche ; je suis plus fier de disputer à nos bergers le prix de leurs jeux que je ne le serais d’entrer en lice avec des nobles ; une danse dans notre village me fait plus de plaisir que toutes les fêtes brillantes d’Allemagne ; si vous voulez m’épargner mille soucis, permettez donc que je sois citoyen de la république d’Underwald, et que mon frère porte la couronne de comte de Geierstein et jouisse de tous les honneurs attachés à ce rang.

Après quelque discussion mon père consentit enfin à ma proposition, afin d’exécuter le projet qu’il avait à cœur. Mon frère fut déclare héritier de son rang et de son domaine sous le titre d’Albert, comte de Geierstein ; je fus mis en possession de ces champs et de ces prés fertiles au milieu desquels ma maison est située, et mes voisins m’appellent Arnold Biederman.

– Et si le mot Biederman signifie, comme je le crois, un homme plein d’honneur, de franchise et de générosité, dit le marchand, je ne connais personne qui ait plus de droits que vous à le porter. Cependant je dois vous avouer que je donne des éloges à une conduite que je n’aurais pas eu la force d’imiter si j’avais été à votre place ; mais continuez, je vous prie, l’histoire de votre famille, si le récit ne vous en est pas pénible.

– J’ai peu de chose à y ajouter. Mon père mourut peu de temps après avoir réglé, comme je viens de vous l’expliquer, les affaires de sa succession. Mon frère avait d’autres possessions en Souabe et en Westphalie ; il vint rarement dans le château de ses ancêtres, où résidait un sénéchal, homme qui se rendit si odieux aux vassaux de ma famille, que si mon voisinage n’avait été sa protection on l’aurait arraché à son nid de vautour et on l’aurait traité avec aussi peu de cérémonie que s’il eût été lui-même un de ces oiseaux. Pour dire même la vérité, les visites que mon frère faisait de loin en loin à Geierstein ne procuraient pas beaucoup de soulagement à ses vassaux, et ne lui acquéraient guère de popularité parmi eux. Il ne voyait et n’entendait que par les yeux et les oreilles de son sénéchal aussi intéressé que cruel, Ital Schreckenwald. Refusant même d’écouter ou mes avis ou mes représentations, il se conduisait toujours envers moi avec un air d’affection, mais je crois véritablement qu’il me regardait comme un pauvre rustre, sans énergie, sans noblesse d’âme, qui avait déshonoré sa haute naissance pour se livrer à de vils penchans. En toute occasion il affichait du mépris pour les préjugés de ses concitoyens, et particulièrement en portant constamment en public une plume de paon et en obligeant tous les gens de sa suite à en faire autant, quoique ce fût l’emblème de la maison d’Autriche, emblème si détesté en ce pays, que plus d’un homme y a perdu la vie sans autre motif que de l’avoir porté. Cependant j’avais épousé Berthe, qui est maintenant une sainte dans le ciel, et j’en avais eu six garçons, dont cinq étaient assis à ma table aujourd’hui. Albert se maria aussi, et il épousa une dame de haut rang en Westphalie ; mais son lit nuptial ne fut pas aussi fécond, il n’eut jamais qu’une seule fille, Anne de Geierstein. Vint alors la guerre entre la ville de Zurich et les Cantons des Forêts, dans laquelle on répandit tant de sang, et où nos frères de Zurich furent assez malavisés pour faire alliance avec l’Autriche. L’empereur fît les plus grands efforts pour profiter de l’occasion favorable que lui offrait la désunion des Suisses, et engagea tous ceux sur qui il avait de l’influence à le seconder. Il ne réussit que trop bien auprès de mon frère. Non-seulement Albert prit les armes pour l’empereur, mais il reçut dans la forteresse de Geierstein une troupe de soldats autrichiens, à l’aide desquels le détestable Ital Schreckenwald dévasta tous les environs, à l’exception de mon petit patrimoine.

– C’était une circonstance bien pénible pour vous, mon digne hôte, car vous étiez obligé de prendre parti pour votre pays ou pour votre frère.

– Je n’hésitai pas. Mon frère était dans l’armée de l’empereur, et par conséquent je n’étais pas réduit à la nécessité de me trouver les armes à la main en face de lui : mais je fis la guerre aux brigands et aux scélérats dont Schreckenwald avait rempli le château de mon père. La fortune ne m’y fut pas toujours favorable. Le sénéchal, en mon absence, brûla ma maison et tua le plus jeune de mes fils qui défendait l’habitation paternelle. Mes terres furent dévastées, tous mes troupeaux détruits ; mais enfin, à l’aide d’un corps de paysans d’Underwald, je pris d’assaut le château de Geierstein. La Confédération m’en offrit la propriété, mais je ne voulais pas souiller la cause pour laquelle j’avais pris les armes en m’enrichissant aux dépens de mon frère ; et d’ailleurs, demeurer dans une pareille forteresse aurait été une pénitence pour un homme dont la maison, depuis tant d’années, n’avait eu d’autre défense qu’un loquet, d’autre garnison qu’un chien de berger. Je refusai donc cette offre ; le château fut démantelé comme vous le voyez, par ordre du Canton ; et je crois même, lorsque je réfléchis à l’usage auquel il avait servi trop souvent, que je vois avec plus de plaisir les ruines de Geierstein, que je ne voyais ce château quand il était bien fortifié et qu’il semblait imprenable.

– Je comprends et j’honore vos sentimens ; mais je le répète, ma vertu n’aurait peut-être pu s’éloigner tellement du cercle de mes affections de famille. Et que dit votre frère de votre conduite patriotique ?

– Il fut, à ce que j’appris, cruellement courroucé, croyant sans doute que j’avais pris son château dans la vue de m’approprier ses dépouilles. Il jura même qu’il renonçait à me considérer comme un frère ; qu’il me chercherait dans les batailles, et que je périrais de sa propre main. Nous étions tous deux à celle de Freyenbach ; mais il ne put exécuter un projet inspiré par la vengeance, car il fut blessé par une flèche au commencement de l’action, et l’on fut obligé de l’emporter hors de la mêlée. J’assistai ensuite au sanglant et triste combat de Mont-Herzel, et à l’affaire de la Chapelle de Saint-Jacob qui mit à la raison nos frères de Zurich, et qui réduisit encore une fois l’Autriche à faire la paix avec nous. Après cette guerre de treize ans la diète rendit une sentence de bannissement à vie contre mon frère Albert, et tous ses biens auraient été confisqués sans les égards qu’on crut devoir à mes services. Quand cette sentence fut signifiée au comte de Geierstein il y répondit avec un air de bravade ; mais une circonstance singulière prouva il n’y a pas long-temps qu’il conservait de l’attachement pour son pays, et que malgré son ressentiment contre moi il rendait justice à l’affection véritable que j’ai pour lui.

– Je garantirais sur mon crédit de marchand que ce qui va suivre a rapport à cette charmante fille, votre nièce.

– Vous ne vous trompez pas. Depuis quelque temps nous avions appris, quoique sans beaucoup de détails, car comme vous ne l’ignorez pas nous avons peu de communications avec les étrangers, que mon frère était en grande faveur à la cour de l’empereur ; mais nous sûmes ensuite que tout récemment il y était devenu suspect ; et que par suite d’une de ces révolutions si communes dans les cours des princes, il en avait été exilé. Peu de temps après cette nouvelle, et il y a, je crois, à présent plus de sept ans, je revenais de chasser de l’autre côté de la rivière, et ayant passé sur les pierres qui nous servent de pont, je traversais la cour de l’ancien château pour rentrer chez moi lorsque j’entendis une voix me dire en allemand :

– Mon oncle, ayez compassion de moi ! Je me retournai, et je vis sortir du milieu des ruines une petite fille d’environ dix ans qui m’aborda d’un air timide, se jeta à mes pieds, et me dit : – Mon oncle, épargnez ma vie, en levant ses petites mains comme pour implorer ma pitié, tandis qu’une terreur mortelle était peinte sur tous ses traits.

– Suis-je votre oncle, jeune fille ? lui dis-je ; si je le suis, pourquoi me craignez-vous ?

– Parce que vous êtes le chef de méchans paysans qui se plaisent à répandre le sang noble, me répondit-elle avec un courage qui me surprit.

– Comment vous nommez-vous ? lui demandai-je, et quel est celui qui, vous ayant inspiré une idée si peu favorable de votre oncle, vous a amenée ici pour vous faire voir s’il ressemble au portrait qu’on vous en a fait ?

– C’est Ital Schreckenwald qui m’a conduite ici, me répondit-elle, ne comprenant qu’à demi la nature de ma question.

– Ital Schreckenwald ! répétai-je, hors de moi en entendant prononcer le nom d’un scélérat que j’avais tant de motifs de détester. Une voix partant du milieu des ruines, semblable au sombre écho d’une voûte sépulcrale, répondit : – Ital Schreckenwald ! – et le misérable, sortant de l’endroit où il était caché, se montra devant moi avec cette indifférence pour le danger qui est un des attributs de son caractère atroce. J’avais en main mon bâton armé d’un fer pointu ; que devais-je faire ? qu’auriez-vous fait dans les mêmes circonstances ?

– Je lui aurais fendu la tête ! je la lui aurais brisée comme si elle eût été de verre ! s’écria l’Anglais avec force.

– Je fus sur le point de le faire, mais il était sans armes, il m’était envoyé par mon frère, et par conséquent je ne pouvais faire tomber sur lui ma vengeance. Sa conduite intrépide et audacieuse contribua aussi à le sauver.

– Que le vassal du très haut et très puissant comte de Geierstein, dit l’insolent, écoute les ordres de son maître et qu’il ait soin d’y obéir. Découvre ta tête et écoute ; car quoique ce soit ma voix qui parle, ce sont les paroles du noble comte que je répète.

– Dieu et les hommes savent si je dois hommage ou respect à mon frère, répliquai-je, et c’est déjà beaucoup si par égard pour lui je ne traite pas son messager comme il l’a si bien mérité. Achève ce que tu as à me dire, et délivre-moi de ton odieuse présence.

– Albert, comte de Geierstein, ton maître et le mien, continua Schreckenwald, ayant à s’occuper de guerres et d’autres affaires importantes, t’envoie sa fille la comtesse Anne de Geierstein, et te fait l’honneur de t’en confier le soin jusqu’à ce qu’il juge à propos de te la redemander. Il désire que tu appliques à son entretien les revenus et produits des terres de Geierstein que tu as usurpées sur lui.

– Ital Schreckenwald, répondis-je, je ne m’abaisserai pas à te demander si la manière dont tu me parles est conforme aux intentions de mon frère ou si elle t’est dictée par ton insolence ; je te dirai seulement que si les circonstances ont privé ma nièce de son protecteur naturel, je lui servirai de père, et il ne lui manquera rien que je puisse lui donner. Les terres de Geierstein ont été confisquées au profit de l’état ; le château est ruiné comme tu le vois, et c’est par suite de tes crimes que la maison de mes pères est dans cet état de désolation. Mais en quelque lieu que je demeure, Anne de Geierstein y trouvera un asile, elle y sera reçue comme mes propres enfans, et je la traiterai en tout comme ma fille. Et maintenant que tu t’es acquitté de ton message, retire-toi si tu tiens à la vie ; car il est dangereux de parler au père quand on a les mains teintes du sang du fils ! Le misérable se retira sur-le-champ, mais il prit congé de moi avec son insolence ordinaire.

– Adieu, me dit-il, comte de la herse et de la charrue ! adieu, noble compagnon de méprisables bourgeois !

– Il disparut, et me délivra de la forte tentation de faire couler son sang dans les lieux qui avaient été témoins de ses cruautés et de ses crimes.

– Je conduisis ma nièce chez moi, et je la convainquis bientôt que j’étais son ami sincère. Je l’habituai, comme si elle eût été ma fille, à tous les exercices de nos montagnes : elle l’emporta à cet égard sur toutes les jeunes filles de ce district ; mais on voit briller en elle de temps en temps des étincelles d’esprit et de courage, mêlées d’une délicatesse qui, je dois l’avouer, n’appartiennent pas aux simples habitans de ces montagnes sauvages, et annoncent une tige plus noble et une éducation d’un genre plus relevé. Ces qualités sont si heureusement mélangées de simplicité et de bonté, qu’Anne de Geierstein est regardée avec raison comme l’orgueil du canton, et je ne doute pas que si elle voulait choisir un époux digne d’elle, l’état ne lui accordât en dot une partie considérable des biens qui ont appartenu à son père ; car il n’est pas dans nos principes de punir les enfans des fautes de leurs parens.

– J’ai une bien forte raison pour joindre ma voix à toutes celles qui font l’éloge de votre aimable nièce ; et je suppose que vous désirez qu’elle fasse un mariage tel que l’exigent sa naissance, ses espérances, et surtout son mérite.

– C’est un objet qui a souvent occupé mes pensées. Une trop proche parenté met obstacle à ce qui aurait été mon premier désir, son union avec un de mes fils. Le jeune Rodolphe Donnerhugel est plein de courage et jouit de l’estime de ses concitoyens ; mais il a plus d’ambition, plus de désir d’être distingué des autres, que je ne le désirerais dans celui qui en ma nièce doit trouver un compagnon pour toute sa vie. Au surplus il est probable que je vais être désagréablement délivré de tout ceci à ce sujet, car mon frère, après avoir paru oublier Anne pendant plus de sept ans, me demande par une lettre que j’en ai reçue récemment de la lui renvoyer. Vous savez lire, mon cher monsieur, car votre profession l’exige. Voici cette lettre ; lisez-la. Les termes en sont un peu froids, mais non pas insolens comme le message peu fraternel d’Ital Schreckenwald. Lisez-la tout haut, je vous prie.

Le marchand lut ce qui suit :

« Au comte Arnold de Geierstein, dit Arnold Biederman.

« Mon frère, je vous remercie du soin que vous avez pris de ma fille, car elle a été en sûreté, quand autrement elle se serait trouvée en péril ; et elle a été traitée avec bonté, quand elle aurait eu à lutter contre le sort. Je vous prie maintenant de me la renvoyer ; j’espère la revoir douée des vertus qui conviennent à une femme dans toutes les conditions, et disposée à oublier les habitudes d’une villageoise de la Suisse, pour prendre les grâces d’une jeune personne de haut rang. Adieu, je vous réitère mes remerciemens de vos soins, et je voudrais les reconnaître si cela était en mon pouvoir ; mais vous n’avez besoin de rien que je puisse donner, ayant renoncé au rang pour lequel vous étiez né, et vous étant établi dans un lieu d’où vous voyez les orages passer bien au-dessus de votre tête. Je suis votre frère.

« G eierstein . »

– Je vois, ajouta le marchand, qu’un post-scriptum vous prie d’envoyer votre nièce à la cour du duc de Bourgogne. Au total, ce billet me paraît écrit du style d’un homme hautain, flottant entre le souvenir qu’il conserve d’une ancienne offense et la reconnaissance d’un service récemment rendu. Les propos de son messager étaient ceux d’un subalterne insolent, cherchant à exhaler son dépit sous prétexte d’exécuter les ordres de son maître.

– Je pense comme vous.

– Et avez-vous dessein de remettre cette jeune personne aimable et intéressante entre les mains d’un père opiniâtre, comme il le paraît, sans savoir dans quelle situation il se trouve et quels sont ses moyens pour la protéger ?

– Le lien qui unit le père à l’enfant, répondit vivement le Landamman, est le premier et le plus saint de tous les nœuds que connaisse la race humaine. La difficulté de faire faire ce voyage à ma nièce sans aucun danger est le seul motif qui m’ait fait différer à accomplir les intentions de mon frère. Mais puisqu’il est probable que je vais moi-même me rendre à la cour de Charles, j’ai décidé qu’Anne m’y accompagnera. En conversant avec mon frère, que je n’ai pas vu depuis bien des années, j’apprendrai quels sont ses projets pour sa fille, et il est possible que je le détermine à trouver bon qu’elle continue à rester confiée à mes soins. Et maintenant, monsieur, vous ayant appris toutes mes affaires de famille plus au long peut-être qu’il n’était nécessaire, je m’adresse à vous comme à un homme sage pour vous prier de faire attention à ce qui me reste à vous dire. Vous savez que les jeunes gens des deux sexes sont naturellement portés à causer, à rire, à badiner les uns avec les autres, et qu’il en résulte souvent de ces attachemens sérieux qu’on appelle aimer par amour. J’espère que si nous devons voyager ensemble vous donnerez à votre fils les avis nécessaires pour lui faire sentir qu’Anne de Geierstein ne peut convenablement devenir l’objet de ses pensées ou de ses attentions.

Le marchand rougit, soit de ressentiment, soit de quelque autre émotion du même genre.

– Je ne vous ai pas demandé votre compagnie, sire Landamman, s’écria-t-il ; c’est vous-même qui me l’avez proposée. Si mon fils et moi nous sommes devenus depuis ce temps, sous quelque rapport que ce soit, les objets de votre méfiance, nous sommes très disposés à voyager séparément.

– Ne vous fâchez pas, mon digne hôte, nous autres Suisses nous ne nous livrons pas facilement aux soupçons, et pour ne pas être dans le cas d’en concevoir, nous parlons des circonstances qui peuvent en faire naître plus franchement qu’il n’est d’usage de le faire dans les pays plus civilisés. Quand je vous ai proposé de faire ce voyage avec moi, je vous dirai la vérité, quoiqu’elle puisse déplaire à l’oreille d’un père ; je regardais votre fils comme un jeune homme doux et simple, trop timide et trop modeste pour gagner l’estime et l’affection d’une fille ; mais il vient de se montrer sous des traits tout différens, et qui ne peuvent manquer d’intéresser en sa faveur le cœur d’une femme. Il a réussi à bander l’arc de Buttisholz, fait qu’on avait long-temps regardé comme impossible, et auquel un bruit populaire attache une sotte prophétie. Il a assez d’esprit pour faire des vers, et il possède sans doute encore d’autres talens qui exercent beaucoup d’empire sur le cœur des jeunes personnes, quelque peu d’importance qu’y attachent des hommes dont la barbe commence à grisonner comme la vôtre et la mienne, ami marchand. Or vous devez sentir que puisque mon frère ne me pardonne pas d’avoir préféré la liberté d’un citoyen suisse à la condition servile et avilissante d’un courtisan allemand, il trouverait fort mauvais que sa fille devînt l’objet des vœux d’un homme qui n’aurait pas l’avantage d’être issu d’un sang noble, ou qui, comme il le dirait, l’aurait dégradé en s’occupant de commerce, d’agriculture, en un mot de quelque profession utile. Si votre fils aimait Anne de Geierstein, il se préparerait des dangers et un désappointement certain. Maintenant vous savez tout, et je vous demande si nous voyagerons ensemble.

– Comme il vous plaira, sire Landamman, répondit Philipson avec un ton d’indifférence. Quant à moi, tout ce que je puis dire, c’est qu’un attachement tel que celui dont vous parlez serait aussi contraire à mes désirs qu’à ceux de votre frère et aux vôtres, à ce que je suppose. Arthur Philipson a des devoirs à remplir qui ne lui permettent nullement de s’amuser à faire l’amour à une jeune fille de Suisse, et même d’Allemagne, dans quelque rang de la vie qu’elle soit née. D’ailleurs c’est un fils plein de soumission ; il n’a jamais désobéi à l’un de mes ordres, et j’aurai l’œil ouvert sur lui.

– Il suffit, mon digne ami, il suffit, dit le Landamman. En ce cas nous voyagerons ensemble, et je serai charmé d’accomplir mon premier projet, car votre entretien me plaît et j’y puise de l’instruction.

Changeant alors de conversation il demanda au marchand s’il croyait que l’alliance formée entre le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne fût durable.

– Nous entendons beaucoup parler, ajouta-t-il, de l’immense armée avec laquelle le roi Édouard se propose de reconquérir les provinces que l’Angleterre possédait en France.

– Je sais parfaitement, répondit Philipson, que rien ne pourrait être si populaire en mon pays qu’une invasion en France, et une tentative pour recouvrer la Normandie, le Maine et la Gascogne, anciens apanages de la couronne d’Angleterre. Mais je doute beaucoup que l’usurpateur voluptueux qui prend le titre de roi puisse compter sur le secours du ciel pour réussir dans une pareille entreprise. Édouard IV est brave sans doute ; il a gagné toutes les batailles dans lesquelles il a tiré l’épée, et le nombre n’en est pas peu considérable ; mais depuis qu’il a atteint par un chemin ensanglanté le but de son ambition, on n’a plus vu en lui qu’un débauché livré aux plaisirs des sens, au lieu d’un vaillant chevalier ; je crois que la chance de recouvrer les beaux domaines que l’Angleterre a perdus pendant les dernières guerres civiles excitées par sa maison ambitieuse ne sera pas même pour lui une tentation suffisante pour le décider à quitter son lit voluptueux de Londres, ses draps de soie, ses oreillers de duvet, et les sons langoureux du luth qui appelle pour lui le sommeil, et à aller coucher sur la dure en France, pour être éveillé par le son des trompettes donnant l’alarme.

– Tant mieux pour nous si cela est ainsi, répliqua le Landamman ; car si l’Angleterre et la Bourgogne démembraient la France, comme cela est presque arrivé du temps de nos pères, le duc Charles aurait alors tout le loisir de faire tomber sur notre Confédération la vengeance qu’il nourrit depuis si long-temps.

Tout en conversant de cette manière ils se trouvèrent sur la pelouse en face de la maison de Biederman ; et aux exercices de corps qui avaient d’abord eu lieu avait succédé une danse à laquelle prenaient part les jeunes gens des deux sexes. Anne de Geierstein et le jeune étranger étaient à la tête des danseurs ; c’était un arrangement assez naturel, puisque l’un était un étranger et que l’autre représentait la maîtresse de la maison. Cependant le Landamman et Philipson se jetèrent un coup d’œil, comme si cette circonstance leur eût rappelé une partie de la conversation qu’ils venaient d’avoir.

Mais dès que son oncle et le vieux marchand furent de retour, Anne saisit la première pause qui eut lieu pour se retirer de la danse. Elle s’approcha de son oncle, le prit à part, et lui parla comme si elle lui eût rendu compte des affaires intérieures de la maison dont elle était chargée. Philipson remarqua que son hôte écoutait sa nièce d’un air sérieux et attentif, et que lui faisant un signe de tête avec sa manière franche, il semblait lui promettre de prendre en considération ce qu’elle venait de lui dire.

On ne tarda pas à avertir toute la famille que le souper était servi. Il consistait principalement en excellent poisson pêché dans les rivières et les lacs des environs. Une grande coupe contenant ce qu’on appelait der schaftrunk, c’est-à-dire le breuvage du sommeil, fit ensuite le tour de la table. Le maître de la maison en but le premier, sa nièce y mouilla ses lèvres, on la présenta ensuite aux deux étrangers, et elle fut vidée par le reste de la compagnie. Telle était alors la sobriété des Suisses, mais les choses changèrent bien par la suite quand ils eurent plus de relations avec des nations plus adonnées au luxe. On conduisit les étrangers dans leur appartement, où Philipson et Arthur occupèrent le même lit, et tous les habitans de la maison ne tardèrent pas à être ensevelis dans un profond repos.

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