CHAPITRE IV

« Sa main tenait cet arc qu’il connaissait si bien.
« Il le tourne en tout sens, avec soin l’examine,
« Tandis qu’à ses dépens plus d’un railleur badine.
« – Comme il tourne cet arc ! – Sans doute ailleurs qu’ici
« Il en a vu quelqu’un pareil à celui-ci,
« Ou peut-être il en vend, – ou bien il en fabrique,
« – Ou veut-il le voler ? »

Homère

La belle Anne s’approcha avec l’air à demi timide et à demi important qui sied si bien à une jeune maîtresse de maison, quand elle est en même temps fière et honteuse des devoirs graves qu’elle a à remplir, et elle dit quelques mots à l’oreille de son oncle.

– Et ces cerveaux éventés ne pouvaient-ils faire leur commission eux-mêmes ? Que veulent-ils donc, puisqu’ils n’osent le demander et qu’ils vous envoient à leur place ? Si c’eût été quelque chose de raisonnable, j’aurais entendu quatre voix me le corner aux oreilles, tant nos jeunes Suisses sont modestes aujourd’hui. Anne se baissa de nouveau et lui dit encore quelques mots à demi-voix, tandis qu’il passait la main avec un air d’affection sur ses cheveux bouclés.

– L’arc de Buttisholz, ma chère ! s’écria-t-il ; à coup sûr ils ne sont pas devenus plus robustes que l’année dernière ; aucun d’eux n’a été en état de le tendre. Au surplus, le voilà suspendu à la muraille avec ses trois flèches. Et quel est le sage champion qui veut essayer ce qu’il ne pourra exécuter ?

– C’est le jeune étranger, mon oncle ; ne pouvant le disputer à mes cousins à la course, au saut, au palet et au jet de la barre, il les a défiés à la course à cheval et au long arc anglais.

– La course à cheval serait difficile dans un endroit où il n’y a pas de chevaux, et où, quand il y en aurait, il ne se trouve pas de terrain convenable pour une course. Mais il y aura un arc anglais, puisque nous en avons un. Portez-le à ces jeunes gens avec ces trois flèches, ma nièce, et dites-leur de ma part que celui qui le tendra fera plus que Guillaume Tell et le renommé Stauffacher n’auraient pu faire.

Tandis qu’Anne détachait l’arc suspendu à la muraille au milieu d’un faisceau d’armes que Philipson avait déjà remarqué, le marchand anglais dit à son hôte que si les ménestrels de son pays assignaient une occupation semblable à une si charmante fille, ce ne serait que pour lui faire porter l’arc du petit dieu aveugle Cupidon.

– Laissons là le dieu aveugle Cupidon, dit Arnold avec vivacité, quoique souriant à demi en même temps. Nous avons été étourdis des sottises des ménestrels et des minne-singers , depuis que ces vagabonds ont appris qu’ils pouvaient recueillir quelques sous parmi nous. Une fille de la Suisse ne doit chanter que les ballades d’Alber Ischudi, ou le joyeux lai de la sortie des vaches pour se rendre sur les pâturages des montagnes, et celui de leur retour dans l’étable.

Tandis qu’il parlait, Anne avait pris parmi les armes un arc d’une force extraordinaire, de plus de six pieds de longueur, et trois flèches de plus de trois pieds. Philipson demanda à voir ces armes, et les examina avec soin. – C’est un excellent bois d’if, dit-il, et je dois m’y connaître, car j’en ai manié plus d’un semblable de mon temps. À l’âge d’Arthur j’aurais bandé cet arc aussi aisément qu’un enfant courbe une branche de saule.

– Nous sommes trop vieux pour nous vanter comme des jeunes gens, dit Arnold Biederman à son compagnon en le regardant d’un air qui semblait lui reprocher trop de jactance. Portez cet arc à vos cousins, Anne, et dites-leur que celui qui pourra le courber aura battu Arnold Biederman. En parlant ainsi il jeta les yeux sur le corps maigre mais nerveux du vieil Anglais, et les porta ensuite sur ses membres robustes.

– Il faut vous souvenir, mon cher hôte, dit Philipson, que le maniement des armes dépend moins de la force que de l’adresse et de la légèreté des mains. Ce qui m’étonne le plus, c’est de voir ici un arc fait par Mathieu de Doncaster qui vivait il y a au moins cent ans, ouvrier célèbre par la dureté du bois qu’il employait, et par la force des armes qu’il fabriquait ; un archer anglais aujourd’hui est même à peine en état de manier un arc de Mathieu de Doncaster.

– Comment êtes-vous assuré du nom du fabricant ?

– Par la marque qu’il mettait à toutes ses armes, et par les lettres initiales de ses noms que j’ai vues gravées sur cet arc. Je ne suis pas peu surpris de trouver ici une telle arme et si bien conservée.

– L’arc a été régulièrement ciré, huilé et tenu en bon état, parce qu’on le conserve comme trophée d’une victoire mémorable. Vous ne seriez pas charmé d’entendre l’histoire de cette journée, car elle a été fatale à votre pays.

– Mon pays, dit l’Anglais avec un air calme, a remporté tant de victoires, que ses enfans peuvent sans rougir entendre parler d’une défaite. Mais j’ignorais que les Anglais eussent jamais fait la guerre en Suisse.

– Non pas précisément comme nation ; mais du temps de mon grand-père il arriva qu’un corps nombreux de soldats, composé d’hommes de presque tous les pays, et principalement d’Anglais, de Normands et de Gascons, se répandit dans l’Argovie et dans les districts voisins. Ils avaient pour chef un guerrier célèbre nommé Enguerrand de Couci, qui prétendait avoir quelques réclamations à faire contre le duc d’Autriche, et qui pour les faire valoir ravagea indifféremment le territoire autrichien et celui de notre Confédération. Ses soldats étaient des bandes mercenaires. Ils prenaient le nom de Compagnies Franches, semblaient n’appartenir à aucun pays, et montraient autant de bravoure dans les combats que de cruauté dans leurs déprédations. Un intervalle survenu dans les guerres constantes entre la France et l’Angleterre avait laissé sans occupation une grande partie de ces bandes, et la guerre étant leur exercice habituel, ils l’apportèrent dans nos vallées. L’air semblait en feu par l’éclat de leurs armures, et le soleil était obscurci par le nombre de flèches qu’ils décochaient. Ils nous firent beaucoup de mal, et nous perdîmes plus d’une bataille ; mais enfin nous les rencontrâmes à Buttisholz, et le sang de bien des cavaliers nobles, comme on le disait, se mêla à celui de leurs chevaux. Le monticule qui couvre les ossemens des guerriers et des coursiers se nomme encore la Sépulture des Anglais.

Philipson garda le silence une minute ou deux, et répondit ensuite : – Qu’ils reposent en paix ! S’ils ont eu un tort, ils l’ont payé de leur vie, et c’est toute la rançon qu’on puisse exiger d’un mortel pour ses fautes. Que le ciel leur pardonne !

– Amen ! dit le Landamman, ainsi qu’à tous les hommes braves. Mon aïeul était à cette bataille, il passa pour s’y être comporté en bon soldat ; et cet arc a été conservé avec soin depuis ce temps dans notre famille. Il y a une prophétie à ce sujet, mais je ne crois pas qu’elle mérite qu’on en parle.

Philipson allait en demander davantage, mais il fut interrompu par un grand cri de surprise qui partit du dehors.

– Il faut que j’aille voir ce que font ces jeunes étourdis, dit Arnold. Autrefois les jeunes gens de ce pays n’osaient prononcer sur rien avant que la voix du vieillard se fût fait entendre ; mais ce n’est plus la même chose aujourd’hui.

Il sortit de la maison, suivi de son hôte. Tous ceux qui avaient été témoins des jeux des jeunes gens parlaient, criaient et se disputaient en même temps, tandis qu’Arthur Philipson était à quelques pas des autres, appuyé sur l’arc détendu avec un air d’indifférence. À la vue du Landamman le silence se rétablit.

– Que veulent dire ces clameurs inusitées ? dit-il, faisant entendre une voix que chacun était habitué à écouter avec respect. Rudiger, ajouta-t-il en s’adressant à l’aîné de ses fils, le jeune étranger a-t-il bandé l’arc ?

– Oui, mon père, oui, répondit Rudiger, et il a atteint le but. Jamais Guillaume Tell n’a tiré trois coups d’arc semblables.

– Hasard, pur hasard ! s’écria le jeune Suisse venu de Berne. Nul pouvoir humain n’aurait pu en venir à bout ; comment donc aurait pu le faire un faible jeune homme qui n’a réussi dans rien de ce qu’il a essayé avec nous ?

– Mais qu’a-t-il fait ? demanda le Landamman. – Ne parlez pas tous à la fois ! Anne de Geierstein, vous avez plus de bon sens et de raison que ces jeunes gens, dites-moi ce qui est arrivé.

La jeune fille parut un peu confuse, elle baissa les yeux, et cependant elle répondit avec calme :

– Le but était, suivant l’usage, un pigeon attaché à une perche. Tous les jeunes gens, à l’exception de l’étranger, avaient tiré sur l’oiseau à l’arc et à l’arbalète sans le toucher. Lorsque j’apportai l’arc de Buttisholz je l’offris d’abord à mes cousins, mais aucun d’eux ne voulut le prendre, et ils dirent tous que ce que vous n’aviez pu faire était certainement une tâche au-dessus de leurs forces.

– C’est bien parler ; mais l’étranger a-t-il bandé l’arc ?

– Oui, mon oncle, mais d’abord il a écrit quelque chose sur un morceau de papier qu’il m’a mis dans la main.

– Et il a bandé l’arc et touché le but ?

– D’abord il a placé la perche à cinquante toises plus loin.

– Chose singulière ! c’est le double de la distance.

– Alors il a bandé l’arc, et décoché l’une après l’autre, avec une rapidité incroyable, les trois flèches qu’il avait passées dans sa ceinture. La première fendit la perche, la seconde rompit le lien, la troisième tua le pauvre pigeon qui prenait son vol dans les airs.

– Par sainte Marie d’Einsiedlen ! dit le Landamman avec l’air de la plus grande surprise, si vos yeux ont vu tout cela, ils ont vu ce qu’on ne vit jamais dans les Cantons des Forêts.

– Je réponds à cela, s’écria Rodolphe Donnerhugel dont le dépit était évident, que ce n’est que l’effet du hasard, si ce n’est une illusion et de la sorcellerie.

– Et vous, Arthur, dit Philipson en souriant, qu’en dites-vous ? votre succès est-il dû au hasard ou à l’adresse ?

– Je n’ai pas besoin de vous dire, mon père, que je n’ai fait qu’une chose fort ordinaire pour un archer anglais, et je ne parle pas pour satisfaire ce jeune homme ignorant et orgueilleux ; mais je réponds à notre digne hôte et à sa famille. Ce jeune homme m’accuse d’avoir fait illusion aux yeux, ou d’avoir atteint le but par hasard. Quant à l’illusion, voilà la perche fendue, le lien brisé, l’oiseau percé ; on peut les voir et les toucher. Ensuite si l’aimable Anne de Geierstein veut lire le papier que je lui ai remis, elle pourra vous assurer qu’avant même de bander l’arc, j’avais désigné les trois buts que je me proposais de toucher.

– Montrez-moi ce papier, ma nièce, dit Biederman, cela mettra fin à la controverse.

– Avec votre permission, mon bon hôte, dit Arthur, ce ne sont que quelques mauvais vers, qui ne peuvent trouver grâce qu’aux yeux d’une dame.

– Et avec votre permission, monsieur, dit le Landamman, ce qui peut tomber sous les yeux de ma nièce peut aussi me passer par les oreilles.

Il prit le papier qu’Anne lui remit en rougissant. L’écriture en était si belle que le Landamman surpris s’écria :

– Nul clerc de Saint-Gall n’aurait pu mieux écrire ! il est étrange qu’une main capable de tirer de l’arc avec tant d’adresse puisse aussi tracer de pareils caractères. Ah ! oui vraiment, des vers, par Notre-Dame ! Quoi ! avons-nous ici des ménestrels déguisés en marchands ? Et il lut ce qui suit :

« Si j’atteins tour à tour perche, lien, oiseau,

L’archer n’aura-t-il pas accompli sa promesse ?

Mais un seul trait, partant d’un œil si beau,

Ferait plus que ma triple adresse. »

– Voilà des vers précieux, mon jeune hôte, dit le Landamman en secouant la tête ; d’excellens vers pour faire tourner la tête à de jeunes folles. Mais ne cherchez pas à vous excuser ; c’est la mode de votre pays, et ici nous savons quel cas en faire. Et sans faire aucune autre allusion aux deux derniers vers, dont la lecture avait déconcerté le poète aussi bien que la belle qui en était l’objet, il ajouta d’un ton grave : – Maintenant, Rodolphe Donnerhugel, vous devez convenir que l’étranger se proposait réellement d’atteindre les trois buts qu’il a touchés.

– Il est évident qu’il les a touchés, répondit le jeune Bernois ; mais quel moyen a-t-il employé pour cela, c’est ce qui me paraît douteux, s’il est vrai qu’il existe dans le monde de la sorcellerie et de la magie.

– Fi ! Rodolphe, fi ! s’écria le Landamman ; est-il possible que le dépit et l’envie puissent exercer quelque influence sur un homme aussi brave que vous, qui devriez donner à mes fils des leçons de modération, de prudence et de justice, comme de courage et de dextérité !

Cette réprimande fit rougir le Bernois, et il n’essaya pas d’y répondre.

– Continuez vos jeux jusqu’au coucher du soleil, mes enfans, ajouta Biederman ; pendant ce temps, mon digne ami et moi, nous ferons une promenade, car la soirée y est favorable maintenant.

– Il me semble, dit le marchand anglais, que je serais charmé d’aller voir les ruines de ce vieux château situé près de la chute d’eau. Une pareille scène a une dignité mélancolique qui nous fait supporter les malheurs du temps où nous vivons, en nous prouvant que nos ancêtres, qui étaient peut-être plus intelligens ou plus puissans, ont aussi éprouvé des soucis et des chagrins semblables à ceux qui nous font gémir.

– Volontiers, mon digne ami, lui répondit son hôte, et chemin faisant nous aurons le temps de nous entretenir de choses dont il est bon que je vous parle.

Les pas lents des deux vieillards les éloignèrent peu à peu de la pelouse, où une gaîté bruyante ne tarda pas à renaître. Le jeune Philipson, content du succès qu’il devait à son arc, oublia qu’il n’en avait pas obtenu autant dans les exercices du pays ; il fit de nouveaux efforts pour y mieux réussir, et il obtint des applaudissemens. Les jeunes gens qui avaient été disposés à le tourner en ridicule commencèrent à le regarder comme un homme méritant d’être respecté, et pouvant servir de modèle, tandis que Rodolphe Donnerhugel voyait avec ressentiment qu’il n’était plus sans rival dans l’opinion de ses cousins, ni peut-être même dans celle de sa cousine. Le jeune Suisse orgueilleux réfléchit avec amertume qu’il avait encouru le mécontentement du Landamman, qu’il ne jouissait plus de la même réputation auprès de ses compagnons qui l’avaient toujours pris pour exemple, et ce qui ajoutait à sa mortification, ce qui gonflait son cœur de courroux, c’était la pensée qu’il le devait à un jeune étranger sans nom, sans renommée, qui n’osait s’avancer d’un rocher à un autre sans y être encouragé par une jeune fille.

Dans cet état d’irritation il s’approcha du jeune Anglais, et tandis qu’il lui parlait tout haut de quelques circonstances relatives aux amusemens dont on continuait à s’occuper, il lui tenait à voix basse des propos d’un genre tout différent. Frappant sur l’épaule d’Arthur avec un air de franchise montagnarde, il lui dit à haute voix :

– Ce trait d’Ernest a fendu l’air avec la rapidité d’un faucon qui fond sur sa proie ; et il ajouta en baissant la voix : – Vous autres marchands, vous vendez des gants, trafiquez vous aussi des gantelets ? en vendez-vous un seul, ou faut-il acheter la paire ?

– Je ne vends pas de gant seul, répondit Arthur le comprenant sur-le-champ, et assez piqué lui-même des regards dédaigneux que le jeune Bernois avait jetés sur lui pendant le dîner, et de l’insolence avec laquelle il avait attribué au hasard ou à la sorcellerie le succès qu’il avait obtenu en tirant de l’arc ; je ne vends pas de gant seul, monsieur, mais je ne refuse jamais d’en échanger un.

– Je vois que vous m’entendez, reprit Rodolphe ; mais regardez les joueurs pendant que je vous parle, sans quoi ils se douteront de l’objet de notre entretien… Vous avez l’intelligence plus ouverte que je ne m’y attendais. Mais si nous échangeons nos gants, comment chacun de nous redemandera-t-il le sien ?

– À la pointe de sa bonne épée.

– Avec une armure, ou comme nous sommes ?

– Comme nous sommes. Je ne prendrai ni armure, ni aucune autre arme que mon épée, et je crois qu’elle me suffira. Nommez le lieu et l’heure.

– Le lieu sera la cour du vieux château de Geierstein. – L’heure, demain matin au lever du soleil. – Mais on nous examine. – J’ai perdu ma gageure, ajouta Rodolphe en parlant plus haut avec un ton d’indifférence, car Ulrich a jeté la barre plus loin qu’Ernest. Voici mon gant, en signe que je n’oublierai pas le flacon de vin.

– Et voici le mien, en signe que je le boirai volontiers avec vous.

Ce fut ainsi, au milieu des amusemens paisibles quoique bruyans de leurs compagnons, que ces deux jeunes gens à tête ardente se livrèrent en secret à leur animosité, en se donnant un rendez-vous dans des intentions hostiles.

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