CHAPITRE XII.

« Oui, croyez-moi, monsieur, il a de fort beaux traits ;

« Mais ce n’est qu’un esprit. »

Shakspeare.

Il y eut quelques instans de silence après que le Bernois eût fini son récit singulier. L’attention d’Arthur Philipson avait été peu à peu complètement captivée par une histoire qui était trop d’accord avec les idées reçues dans ce siècle pour qu’on l’écoutât avec cette incrédulité qu’on y aurait opposée dans un temps plus moderne et plus éclairé.

Il fut aussi très frappé de la manière dont elle avait été racontée par son compagnon, qu’il n’avait regardé jusqu’alors que comme un chasseur grossier, un soldat ignorant, tandis qu’il se trouvait maintenant obligé de lui accorder plus de connaissance générale du monde et de ses manières qu’il ne lui en avait supposé auparavant. Le Suisse gagna donc dans son opinion, comme homme de talent ; mais il ne fit pas le moindre progrès dans son affection.

– Ce fier-à-bras, se dit Arthur à lui-même, ne manque pas plus de cervelle que d’os et de chair, et il est plus digne de commander aux autres que je ne l’avais cru jusqu’ici. Se tournant alors vers son compagnon, il le remercia d’un récit dont l’intérêt lui avait fait paraître le chemin plus court.

– Et c’est de ce singulier mariage, continua-t-il, qu’Anne de Geierstein tire son origine ?

– Sa mère, répondit le Suisse, fut Sibylle d’Arnheim ; ce même enfant dont la mère mourut, disparut, devint tout ce que vous voudrez supposer, lors de son baptême ; et la baronnie d’Arnheim, étant un fief attribué à la ligne masculine, retourna à l’empereur. Le château n’a jamais été habité depuis la mort du dernier baron, et j’ai entendu dire qu’il commence à tomber en ruines. Les occupations de ses anciens maîtres, et surtout la catastrophe du dernier, font que personne ne se soucie d’y résider.

– Et remarqua-t-on jamais quelque chose de surnaturel à l’égard de la jeune baronne qui épousa le frère du Landamman ?

– J’ai entendu raconter à ce sujet d’assez étranges histoires. On dit que la nourrice de l’enfant vit pendant la nuit Hermione, baronne d’Arnheim, debout et pleurant à côté du berceau de sa fille, et l’on rapporte beaucoup d’autres choses du même genre. Mais ici je vous parle d’après des renseignemens moins sûrs que ceux qui m’ont servi pour vous faire mon premier récit.

– Mais puisqu’on doit accorder ou refuser sa croyance à une histoire peu vraisemblable en elle-même, d’après les preuves sur lesquelles elle est appuyée, puis-je vous demander sur quelle autorité votre confiance est fondée ?

– Je vous le dirai bien volontiers. Théodore Donnerhugel, page favori du dernier baron d’Arnheim, était frère de mon père. À la mort de son maître, il revint à Berne, sa ville natale, et il passa ensuite une partie de son temps à m’enseigner le maniement des armes et tous les exercices militaires usités tant en Allemagne qu’en Suisse, car il les connaissait tous parfaitement. Il avait vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles la plupart des événemens tristes et mystérieux que je viens de vous rapporter. Si jamais vous allez à Berne, vous pourrez y voir ce bon vieillard.

– Et vous croyez donc que l’apparition que j’ai vue cette nuit a quelque rapport au mariage mystérieux de l’aïeul d’Anne de Geierstein ?

– Ne croyez pas que je puisse vous donner une explication positive sur une chose si étrange. Tout ce que je puis dire, c’est qu’à moins de douter du témoignage que vous rendez à l’apparition que vous avez vue deux fois aujourd’hui, je ne connais aucun moyen de l’expliquer qu’en me rappelant qu’on pense qu’une partie du sang qui coule dans les veines de cette jeune personne ne puise pas son origine dans la race d’Adam, mais dérive plus ou moins directement d’un de ces esprits élémentaires dont on a tant parlé dans les temps anciens et modernes. Au surplus, je puis me tromper. Nous verrons comment elle se trouvera ce matin, et si elle a l’air pâle et fatigué d’une femme qui a passé la nuit. Dans le cas contraire, nous pourrons être autorisés à penser, ou que vos yeux vous ont étrangement trompé, ou que l’apparition qu’ils ont vue est celle d’un être qui n’appartient pas à ce monde.

Le jeune Anglais n’essaya pas de répondre, et il n’en eut pas même le temps, car la voix de la sentinelle qui était en faction sur le pont se fit entendre en ce moment.

Sigismond cria deux fois : Qui va là, et deux fois on lui répondit d’une manière satisfaisante avant qu’il pût se décider à laisser passer la patrouille sur le pont.

– Âne, mulet, s’écria Rodolphe, pourquoi donc ce délai ?

– Âne et mulet toi-même, Hauptman, dit le jeune Suisse, en réponse à ce compliment ; j’ai déjà été une fois surpris à mon poste cette nuit par un esprit, et j’ai acquis assez d’expérience à ce sujet pour ne pas l’être une seconde si aisément.

– Et quel esprit, sot que tu es, reprit Rodolphe, serait assez imbécile pour vouloir s’amuser aux dépens d’un pauvre animal comme toi ?

– Tu es aussi bourru que mon père, Hauptman, car il m’appelle sot et imbécile à chaque mot que je prononce. Et cependant j’ai, pour parler, des lèvres, des dents et une bouche, tout aussi bien qu’un autre.

– Nous n’aurons pas de contestation à ce sujet, Sigismond. Il est certain que si tu diffères des autres, c’est en un point sur lequel il est difficile de s’attendre que tu puisses le reconnaître ou l’avouer. Mais au nom de ta simplicité, qu’est-ce qui t’a donc alarmé à ton poste ?

– Je vais vous le dire, Hauptman. J’étais un peu fatigué, voyez-vous, à force d’avoir regardé la lune, et je me demandais de quoi elle pouvait être faite, et comment il pouvait arriver qu’on la vît aussi bien d’ici que de Geierstein, quoiqu’il y ait tant de milles de distance. Ces réflexions et d’autres non moins embarrassantes m’avaient fatigué, vous dis-je, de sorte que je tirai mon bonnet sur mes oreilles, car je vous réponds que le vent était piquant ; je me plantai ferme sur mes pieds, une jambe un peu avancée ; je plaçai ma pertuisane droite devant moi, l’empoignant des deux mains pour m’y appuyer, et je fermai les yeux.

– Fermer les yeux quand tu étais de garde ! s’écria Donnerhugel.

– Ne vous inquiétez pas, j’avais les oreilles ouvertes. Cependant je n’en fus guère plus avancé, car j’entendis quelque chose marcher sur le pont d’un pas aussi léger que celui d’une souris. À l’instant où cela était près de moi j’ouvris les yeux en tressaillant, je regardai, et devinez ce que je vis.

– Quelque sot comme toi, dit Rodolphe en pressant le pied de Philipson pour l’engager à faire attention à ce qu’allait répondre Sigismond. Mais Arthur n’avait pas besoin de cet avis muet, car il attendait cette réponse avec la plus vive agitation.

– Par saint Marc, dit Sigismond, c’était notre cousine, Anne de Geierstein.

– Impossible ! s’écria le Bernois.

– C’est ce que j’aurais dit comme vous ; car j’étais allé voir sa chambre à coucher avant qu’elle y entrât, et sur ma foi elle était arrangée comme pour une reine ou pour une princesse. Pourquoi donc aurait-elle quitté un si bon appartement, où elle avait autour d’elle tous ses amis pour la garder, et irait-elle courir dans la forêt ?

– Peut-être était-elle venue jusqu’au bord du pont pour voir quelle nuit il faisait.

– Point du tout. Elle venait du côté de la forêt, et je l’ai vue entrer sur le pont. J’étais même sur le point de lui donner un bon coup de ma pertuisane, croyant que c’était le diable qui avait pris sa ressemblance ; mais je me suis rappelé à temps que cette arme n’était pas une houssine propre à châtier des enfans et des jeunes filles ; et si c’eût été Anne que j’eusse blessée, vous auriez tous poussé de beaux cris contre moi ; pour dire la vérité, j’en aurais été bien fâché moi-même ; car quoiqu’elle plaisante de temps en temps à mes dépens, notre maison serait bien triste, si nous perdions Anne.

– Et as-tu parlé à cette forme, à cet esprit, comme tu l’appelles, âne que tu es ?

– Non vraiment, savant capitaine. Mon père me reproche toujours de parler sans penser, et dans ce moment penser m’était impossible ; je n’en avais pas même le temps, car elle a passé devant moi comme un flocon de neige emporté par un ouragan. Cependant je la suivis dans le château, en l’appelant si haut par son nom, que j’éveillai tous ceux qui dormaient ; chacun courut aux armes, et il y eut autant de confusion que si Archibald Von Hagenbach était arrivé armé d’un sabre et d’une hallebarde. Et que vis-je sortir de la chambre d’Anne, s’il vous plaît ? Anne elle-même, qui avait l’air aussi effrayée qu’aucun de nous. Elle protesta qu’elle n’était pas sortie de sa chambre de toute la nuit ; et ce fut moi, moi Sigismond Biederman, qui supportai tout le blâme, comme si je pouvais empêcher les esprits de se promener pendant la nuit. Mais je lui dis bien son fait quand je vis que tout le monde était contre moi. Cousine Anne, lui dis-je, on sait fort bien de quelle race vous descendez, et après vous avoir donné cet avis, si vous m’envoyez encore un double de votre personne, qu’il ait soin de se couvrir la tête d’un bonnet de fer, car sous quelque forme que ce double se présente, je lui ferai sentir le poids et la longueur d’une hallebarde suisse. Tout le monde se mit à crier, fi ! fi ! et mon père me renvoya à mon poste sans plus de cérémonie que si j’eusse été un chien de basse cour qui serait venu se coucher auprès du feu.

Le Bernois lui répondit avec un air de froideur qui approchait du mépris : – Vous vous êtes endormi à votre poste, Sigismond, ce qui est une grande faute contre la discipline militaire ; et vous avez rêvé en dormant. Vous êtes bien heureux que le Landamman ne se soit pas douté de votre négligence, car au lieu de vous renvoyer comme un chien de basse-cour paresseux, il vous aurait fait repartir, bien fustigé, pour votre chenil, à Geierstein, comme il y a renvoyé Ernest pour une faute bien moins grave.

– Ernest, il n’est pas encore parti, quoi qu’il en soit ; et je crois bien qu’il pourra entrer en Bourgogne tout aussi avant qu’aucun de nous. Cependant, Hauptman, je vous prie de me traiter en homme et non en chien, et d’envoyer quelqu’un pour me relever, au lieu de rester à bavarder ici à l’air froid de la nuit. Si nous avons de la besogne demain, comme je suppose que nous pourrons en avoir, une bouchée de nourriture et une minute de sommeil sont nécessaires pour s’y préparer, et voilà plus de deux mortelles heures que je suis en faction ici.

À ces mots le jeune géant bâilla d’une manière prodigieuse, comme pour prouver que sa demande était bien fondée.

– Une bouchée ! une minute ! répéta Rodolphe, un bœuf rôti et une léthargie semblable à celle des Sept Dormans suffiraient à peine pour te donner l’usage de tes sens ; mais je suis votre ami, Sigismond, et vous pouvez être sûr que je ne ferai aucun rapport qui vous soit défavorable ; je vais vous faire relever sur-le-champ, afin que vous puissiez vous livrer au sommeil, et j’espère qu’il ne sera plus troublé par des rêves. Passez, jeunes gens, dit-il à ses autres compagnons qui arrivaient en ce moment, allez vous reposer ; Arthur et moi nous rendrons compte de notre patrouille au Landamman et au porte-bannière.

La patrouille entra dans le château, et ceux qui la composaient allèrent rejoindre leurs compagnons endormis. Rodolphe Donnerhugel saisit le bras d’Arthur à l’instant où ils allaient entrer dans le vestibule, et lui dit à l’oreille :

– Voilà des événemens étranges ! croyez-vous que nous en devions faire rapport à la députation ?

– C’est à vous qu’il appartient d’en décider, répondit Arthur, puisque vous êtes le commandant de la patrouille ; j’ai fait mon devoir en vous disant ce que j’ai vu ou ce que je crois avoir vu. C’est à vous de juger jusqu’à quel point il convient d’en faire part au Landamman ; j’ajouterai seulement que comme c’est une affaire qui concerne l’honneur de sa famille, je pense que c’est à lui seul que le rapport doit en être fait.

– Je n’en vois pas la nécessité, dit précipitamment le Bernois ; cette circonstance ne peut influer en rien sur notre sûreté ; mais je pourrai saisir quelque occasion pour en dire un mot à Anne.

Cette dernière idée contraria Arthur autant que la proposition de garder le silence sur une affaire si délicate lui avait fait plaisir. Mais le mécontentement qu’il éprouvait était d’une telle nature qu’il jugea à propos de le dissimuler. Il répondit donc avec autant de calme qu’il lui fut possible d’en montrer :

– Vous agirez, sire Hauptman, comme vous l’inspireront le sentiment de votre devoir et votre délicatesse. Quant à moi, je garderai le silence sur ce que vous appelez les événemens étranges de cette nuit, et que le rapport de Sigismond Biederman rend doublement surprenans.

– Et vous le garderez aussi sur ce que vous avez vu et entendu de nos auxiliaires de Bâle ? dit Rodolphe.

– Certainement ; si ce n’est que j’ai dessein de parler à mon père du risque qu’il court de voir son bagage visité et saisi à la Férette.

– Cela est inutile ; je réponds sur mon bras et sur ma tête de la sûreté de tout ce qui lui appartient.

– Je vous en remercie en son nom ; mais nous sommes des voyageurs paisibles, et nous désirons éviter toute querelle plutôt que d’en exciter une, quand même nous serions sûrs d’en sortir avec les honneurs du triomphe.

– Ce sont les sentimens d’un marchand, et non d’un soldat, dit Rodolphe d’un ton froid et mécontent. Au surplus, c’est votre affaire, et vous devez agir en cela comme vous le jugerez à propos. Songez seulement que si vous allez sans nous à la Férette, vos marchandises et votre vie seront également en danger.

Comme il achevait ces mots, ils entrèrent dans la salle où étaient leurs compagnons de voyage. Ceux qui venaient de faire la patrouille étaient déjà étendus à côté de leurs camarades endormis à une extrémité de l’appartement. Le Landamman et le porte-bannière de Berne entendirent le rapport que leur fit Donnerhugel que la patrouille avait fait sa ronde en sûreté et sans avoir rien rencontré qui pût donner lieu de craindre ou de soupçonner aucun danger. Le Bernois s’enveloppant ensuite de son manteau, se coucha sur la paille avec cette heureuse indifférence pour un bon lit, et cette promptitude à saisir un moment de repos qu’on doit à une vie dure et laborieuse. Au bout de quelques minutes il dormait profondément.

Arthur resta debout quelques instans de plus, pour jeter un coup d’œil sur l’appartement d’Anne de Geierstein, et pour réfléchir sur les événemens singuliers de cette soirée ; mais c’était pour lui un chaos mystérieux dont il lui était impossible de percer l’obscurité, et la nécessité d’avoir sur-le-champ un entretien avec son père changea le cours de ses pensées. Voulant que cet entretien fût secret, il fut obligé de prendre des précautions. Il se coucha donc à côté de son père pour qui, avec cette hospitalité dont il avait eu tant de preuves depuis qu’il avait fait connaissance avec le digne et bon Landamman, on avait arrangé un lit de paille dans le coin qui avait paru le plus commode de l’appartement, et à quelque distance des autres. Il dormait profondément, mais il s’éveilla en sentant son fils se coucher près de lui, et celui-ci lui dit à voix basse et en anglais, pour plus de précaution, qu’il avait des nouvelles importantes à lui communiquer en particulier.

– Attaque-t-on le poste ? demanda Philipson ; faut-il prendre nos armes ?

– Pas à présent ; ne vous levez pas, ne donnez pas l’alarme ; l’affaire dont je veux vous parler ne concerne que nous.

– De quoi est-il question ? dites-le-moi sur-le-champ, mon fils ; vous parlez à un homme trop accoutumé aux dangers pour en être effrayé.

– C’est une affaire sur laquelle vous aurez à réfléchir avec prudence. Pendant que je faisais une patrouille j’ai appris que le gouverneur de la Férette saisira indubitablement votre bagage et vos marchandises, sous prétexte de se faire payer les droits dus au duc de Bourgogne. J’ai aussi été informé que les jeunes Suisses composant l’escorte de la députation ont résolu de résister à cette exaction, et qu’ils croient avoir la force et les moyens nécessaires pour y réussir.

– Par saint George, cela ne doit pas être ! s’écria Philipson ; ce serait reconnaître bien mal l’hospitalité du bon Landamman, que de fournir à ce prince impétueux un prétexte pour commencer une guerre que cet excellent vieillard désire si vivement éviter, s’il est possible. Je me soumettrai volontiers à toutes les exactions possibles ; mais la saisie des papiers que je porte sur moi serait une ruine complète. J’avais quelques craintes à cet égard, et c’était ce qui me faisait hésiter à me joindre au Landamman. Il faut maintenant nous en séparer. Ce gouverneur rapace n’arrêtera sûrement pas une députation protégée par la loi des nations, et qui se rend près de son maître ; mais je vois aisément qu’il pourra trouver dans notre présence avec eux le prétexte d’une querelle qui conviendrait également à sa cupidité et à l’humeur de ses jeunes gens qui ne cherchent qu’une occasion de se croire offensés : ce n’est pas nous qui la leur fournirons. Nous nous séparerons des députés, et nous resterons en arrière jusqu’à ce qu’ils soient passés plus avant. Si ce Von Hagenbach n’est pas le plus déraisonnable des hommes, je trouverai le moyen de le contenter en ce qui nous concerne personnellement. Cependant je vais éveiller le Landamman, car je veux lui apprendre sur-le-champ notre intention.

Philipson n’était pas lent à accomplir ses résolutions. En moins d’une minute il était debout à côté d’Arnold Biederman, qui, appuyé sur le coude, écouta ce qu’il avait à lui communiquer ; tandis que par-dessus l’épaule du Landamman s’élevaient le bonnet fourré et la longue barbe du député de Schwitz, fixant ses grands yeux bleus sur l’Anglais, mais jetant un coup d’œil de temps en temps sur son collègue, pour voir quelle impression faisaient sur lui les discours de l’étranger.

– Mon cher ami, mon digne hôte, dit Philipson, nous avons appris de manière à n’en pouvoir douter que nos pauvres marchandises seront assujéties à des droits, peut-être même confisquées, lorsque nous passerons par la Férette ; et je voudrais éviter toute cause de querelle, tant pour vous que pour nous-mêmes.

– Vous ne doutez pas que nous n’ayons le pouvoir et la volonté de vous protéger, répondit le Landamman. Je vous dis, Anglais, que l’hôte d’un Suisse est aussi en sûreté à côté de lui qu’un aiglon sous l’aile de sa mère. Nous quitter parce que le danger approche, ce serait faire un pauvre compliment à notre courage et à notre fermeté. Je désire la paix ; mais le duc de Bourgogne lui-même ne ferait pas une injustice à un de mes hôtes s’il était en mon pouvoir de l’en empêcher.

En entendant ces mots le député de Schwitz serra le poing et l’allongea par-dessus les épaules de son ami.

– C’est précisément pour éviter cela, mon digne hôte, que j’ai dessein de quitter votre compagnie amicale plus tôt que je ne l’aurais désiré et que je ne me proposais de le faire. Songez, mon brave et digne ami, que vous êtes un ambassadeur qui tend à conclure la paix, et que je suis un marchand qui cherche à faire du gain. La guerre, ou une querelle qui pourrait l’amener, serait également la ruine de vos projets et des miens. Je vous dirai très franchement que je suis disposé à payer une forte rançon, et que je suis en état de le faire ; et j’en négocierai le montant après votre départ. Je resterai dans la ville de Bâle jusqu’à ce que j’aie fait des conditions raisonnables avec Archibald Von Hagenbach ; et quand même il mettrait dans ses exactions toute la cupidité qu’on lui suppose, il modérera ses prétentions avec moi, plutôt que de risquer de tout perdre en me voyant retourner sur mes pas et prendre une autre route.

– Vous parlez sagement, sire Anglais ; je vous remercie d’avoir rappelé mes devoirs à mes souvenirs. Mais il ne faut pourtant pas que vous soyez exposé à des dangers. Dès que nous nous serons remis en marche le pays va être ouvert de nouveau aux dévastations des soldats bourguignons et des Lansquenets, qui balaieront les routes dans tous les sens. Les habitans sont malheureusement trop craintifs pour vous protéger ; ils vous livreraient au gouverneur à la première demande ; et quant à la justice et à l’humanité, vous pourriez vous attendre à en trouver en enfer autant qu’en Hagenbach.

– On dit, mon cher hôte, qu’il y a des conjurations qui peuvent faire trembler l’enfer même, et j’ai les moyens de me rendre favorable ce Von Hagenbach lui-même, pourvu que je puisse avoir avec lui un entretien particulier. Mais j’avoue que tout ce que j’ai à attendre de ses soldats et Lansquenets, c’est d’être massacré, quand ce ne serait que pour la valeur de l’habit que je porte.

– En ce cas, et s’il faut que vous vous sépariez de nous, mesure en faveur de laquelle je ne nierai pas que vous n’ayez allégué de sages et fortes raisons, pourquoi ne partiriez-vous pas d’ici deux heures avant nous ? les routes seront sûres, puisqu’on attend notre escorte ; et en partant de bonne heure vous aurez probablement l’avantage de voir Hagenbach avant qu’il soit ivre, et aussi capable qu’il peut jamais l’être d’écouter la raison, c’est-à-dire d’apercevoir son véritable intérêt. Mais quand il a fait passer son déjeuner à force de vin du Rhin, ce qu’il fait tous les matins avant d’entendre la messe, sa fureur rend sa cupidité même aveugle.

– La seule chose qui me manque pour exécuter ce projet, c’est un mulet pour porter mon bagage qui a été placé dans les vôtres.

– Prenez la mule ; elle appartient à mon frère de Schwitz que voici, et il vous la donnera bien volontiers.

– De tout mon cœur, et quand même elle vaudrait vingt couronnes, du moment que mon camarade Arnold le désire, dit la vieille barbe blanche.

– J’en accepterais le prêt avec reconnaissance, répondit l’Anglais ; mais comment pourrez-vous vous en passer ? Il ne vous restera qu’un seul mulet.

– Il nous sera facile de nous en procurer un autre à Bâle, dit le Landamman. Le petit délai qui en résultera sera même utile à vos projets. J’ai annoncé que nous partirions une heure après la pointe du jour ; nous retarderons notre départ d’une heure, ce qui nous donnera assez de temps pour trouver un mulet ou un cheval, et vous facilitera le moyen d’arriver avant nous à la Férette, où j’espère que, ayant arrangé vos affaires avec Hagenbach à votre satisfaction, vous pourrez encore nous accorder votre compagnie pour le reste de notre voyage.

– Si nos projets réciproques permettent que nous voyagions ensemble, digne Landamman, je m’estimerai très heureux d’être encore votre compagnon de voyage. Et maintenant goûtez le repos que j’ai interrompu.

– Que Dieu vous protége, sage et digne homme ! dit le Landamman en se levant pour embrasser l’Anglais. S’il arrivait que nous ne nous revissions plus, je me souviendrai toujours du marchand qui a repoussé toute idée de gain pour marcher dans le sentier de la sagesse et de la droiture. Je n’en connais pas un autre qui n’eût risqué de faire répandre un lac de sang pour épargner cinq onces d’or. Adieu aussi, brave jeune homme. Vous avez appris parmi nous à marcher d’un pied ferme sur les rochers escarpés de l’Helvétie, mais personne ne peut vous apprendre aussi bien que votre père à suivre le bon chemin au milieu des marécages et des précipices de la vie humaine.

Il embrassa ses deux amis, et leur fit ses adieux avec toutes les marques d’une amitié sincère. Son collègue de Schwitz imita son exemple, effleura de sa longue barbe les deux joues des deux Anglais, et leur répéta que sa mule était à leur service. Chacun d’eux ne songea plus alors qu’à prendre un peu de repos avant le jour.

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