« Qui fait naître entre nous la haine et la discorde ?
« Votre duc, qui, suivant les conseils des méchans,
« A proscrit sans pitié tant de pauvres marchands
« Qui, n’ayant pas d’écus pour racheter leur vie,
« Ont au prix de leur sang scellé sa tyrannie. »
Shakspeare. Comédie des Erreurs.
Le premier rayon de l’aurore commençait à peine à poindre à l’horizon lointain, quand Arthur Philipson se leva pour faire avec son père les préparatifs de son départ, qui, comme on en était convenu la nuit précédente, devait avoir lieu deux heures avant celle où la députation suisse se proposait de quitter le château en ruines de Graff’s-Lust. Il ne lui fut pas difficile de trouver les paquets bien arrangés du bagage de son père au milieu de ceux dans lesquels étaient placés sans soin les effets appartenant aux Suisses. Les premiers avaient été faits avec l’adresse et le soin de gens habitués à des voyages longs et dangereux, les autres avec la gauche insouciance d’hommes qui quittaient rarement leur logis, et qui n’avaient aucune expérience comme voyageurs.
Un domestique du Landamman aida Arthur à porter les malles de son père, et à les placer sur la mule appartenant au député barbu de Schwitz. Il en reçut aussi quelques renseignemens sur la route de Graff’s-Lust à la Férette, et elle était trop directe et trop facile pour qu’il fût probable qu’ils courussent le risque de se perdre, comme cela leur était arrivé au milieu des montagnes de la Suisse. Dès que les préparatifs furent terminés, le jeune Anglais éveilla son père, et l’avertit que tout était prêt pour leur départ. Il s’approcha ensuite de la cheminée, tandis que Philipson, suivant son usage journalier, récitait l’oraison de saint Julien, patron des voyageurs, et rajustait ses vêtemens.
On ne sera pas surpris si nous ajoutons que pendant que le père s’acquittait de ses pratiques de dévotion et s’équipait pour son voyage, le fils, le cœur plein de tout ce qu’il avait vu d’Anne de Geierstein depuis quelque temps et des incidens de la nuit précédente, eut toujours les yeux fixés sur la porte de la chambre dans laquelle il l’avait vue entrer la dernière fois qu’elle avait paru à ses yeux ; c’est-à-dire, à moins que la forme pâle et fantastique qui avait passé deux fois devant lui d’une manière si étrange ne fût un esprit élémentaire et errant : sa curiosité à ce sujet était si ardente, que ses regards semblaient s’efforcer de pénétrer à travers la porte et la muraille jusque dans la chambre de la belle endormie, et y découvrir si ses yeux ou ses joues offraient quelque indice qu’elle eût passé une bonne partie de la nuit à veiller et à se promener.
– Mais c’était la preuve à laquelle Rodolphe en appelait, se dit-il à lui-même ; et Rodolphe seul aura l’occasion d’en remarquer le résultat. Qui sait quel avantage il pourra tirer pour ses prétentions à cette aimable personne, de ce que je lui ai appris ? Et que devra-t-elle penser de moi ? Ne me regardera-t-elle pas comme un homme qui ne sait ni réfléchir ni retenir sa langue ; à qui il ne peut rien arriver d’extraordinaire, sans qu’il aille en jaser aux oreilles du premier venu ? Je voudrais que ma langue eût été paralysée avant que j’eusse dit un seul mot à ce fier-à-bras aussi rusé qu’orgueilleux. Je ne la verrai plus ; cela peut être regardé comme certain, et par conséquent je n’obtiendrai jamais l’explication du mystère qui l’entoure. Mais penser que mon bavardage peut tendre à donner de l’influence sur elle à ce paysan sauvage, c’est un reproche que je me ferai toute ma vie.
Il fut tiré de sa rêverie par la voix de son père. – Eh bien, mon fils ! Êtes-vous bien éveillé, Arthur ? ou le service que vous avez fait la nuit dernière vous a-t-il fatigué au point de vous faire dormir debout ?
– Non, mon père, répondit Arthur revenant à lui sur-le-champ ; je suis peut-être un peu engourdi, mais grâce à l’air frais du matin, bientôt il n’y paraîtra plus.
Marchant avec précaution à travers les groupes de dormeurs étendus çà et là dans l’appartement, Philipson, quand ils furent à la porte, se retourna et jeta un coup d’œil sur le lit de paille occupé par le Landamman et son compagnon le député de Schwitz, et que le premier rayon de l’aurore commençait à éclairer ; la barbe blanche de celui-ci lui fit aisément distinguer celui des deux qui était Arnold Biederman, et ses lèvres murmurèrent un adieu involontaire.
– Adieu, miroir d’ancienne foi et d’intégrité, dit-il ; adieu, noble Arnold ; adieu, âme pleine de candeur et de vérité, à qui la lâcheté, l’égoïsme et la fausseté sont également inconnus !
– Adieu, pensa son fils, la plus aimable, la plus franche, et pourtant la plus mystérieuse des femmes ! Mais cet adieu, comme on peut bien le croire, ne fut pas comme celui de son père, exprimé par des paroles.
Ils furent bientôt hors du vieux château. Le domestique suisse fut libéralement récompensé et chargé de faire de nouveaux adieux au Landamman de la part de ses hôtes anglais, en lui disant qu’ils emportaient l’espoir et le désir de le rejoindre bientôt sur le territoire de la Bourgogne. Arthur prit alors en main la bride de la mule, et tandis qu’il la conduisait à un pas modéré, son père marchait à son côté.
Après quelques minutes de silence, Philipson dit à son fils : – Je crains que nous ne revoyions plus le digne Landamman. Les jeunes gens qui l’accompagnent sont décidés à s’offenser à la première occasion, et je crois bien que le duc de Bourgogne ne manquera pas de la leur fournir. La paix que cet excellent homme désire assurer au pays de ses ancêtres sera troublée avant qu’il arrive en présence du duc ; et quand même il en serait autrement, comment le prince le plus fier de toute l’Europe prendra-t-il les remontrances de bourgeois et de paysans ? car c’est ainsi que Charles de Bourgogne nommera les amis que nous venons de quitter. C’est une question à laquelle il n’est que trop facile de répondre. Une guerre fatale aux intérêts de toutes les parties, à l’exception de ceux de Louis, roi de France, aura certainement lieu, et le choc sera terrible si les rangs de la chevalerie bourguignonne se rencontrent ces fils d’airain des montagnes qui ont fait si souvent mordre la poussière à tant de nobles autrichiens.
– Je suis tellement convaincu de la vérité de ce que vous me dites, mon père, répondit Arthur, que je crois même que cette journée ne se passera pas sans que la paix soit violée. J’ai déjà mis une cotte-de-mailles dans le cas où nous rencontrerions mauvaise compagnie d’ici à la Férette, et je voudrais que vous prissiez la même précaution. Cela ne retardera pas notre voyage, et je vous avoue que moi du moins j’en voyagerai avec plus de confiance et de sécurité si vous y consentez.
– Je vous comprends, mon fils, reprit Philipson. Mais je suis un voyageur paisible dans les domaines du duc de Bourgogne, et je ne veux pas supposer que tandis que je suis sous l’ombre de sa bannière, je dois me mettre en garde contre les bandits comme si j’étais dans les déserts de la Palestine. Quant à l’autorité de ses officiers et à l’étendue de leurs exactions, je n’ai pas besoin de vous dire que dans les circonstances où nous sommes, ce sont des choses auxquelles nous devons nous soumettre sans chagrin et sans murmures.
Laissant nos deux voyageurs s’avancer à loisir vers la Férette, il faut que je transporte mes lecteurs à la porte orientale de cette petite ville qui, étant située sur une éminence, commandait sur tous les environs et principalement du côté de Bâle. À proprement parler elle ne faisait point partie des domaines du duc de Bourgogne, mais elle avait été placée entre ses mains comme gage du remboursement d’une somme considérable due au duc Charles par l’empereur Sigismond d’Autriche, à qui appartenait la suzeraineté de cette place. Cependant la ville était située si favorablement pour gêner le commerce de la Suisse, et pour donner des marques de malveillance à un peuple qu’il haïssait et qu’il méprisait, que l’opinion générale était que le duc de Bourgogne n’écouterait jamais aucunes propositions de rachat, quelque équitables, quelque avantageuses qu’elles pussent être, et qu’il ne consentirait jamais à rendre à l’empereur un poste avancé aussi important que l’était la Férette pour satisfaire sa haine.
La situation de cette petite ville était forte en elle-même, mais les travaux de fortification qui l’entouraient suffisaient à peine pour repousser une attaque soudaine, et étaient hors d’état de résister long-temps à un siége en règle.
Les rayons du soleil brillaient depuis plus d’une heure sur le clocher de l’église, quand un vieillard grand et maigre, enveloppé d’une robe de chambre autour de laquelle était bouclé un large ceinturon soutenant d’un côté une épée et un poignard de l’autre, s’avança vers la redoute de la porte située au levant. Sa toque était ornée d’une plume, ce qui de même qu’une queue de renard était un emblème de noblesse dans toute l’Allemagne, emblème dont faisaient grand cas tous ceux qui avaient droit de le porter.
Le petit détachement qui avait été de garde la nuit précédente et qui avait fourni des sentinelles pour la porte et des soldats pour les patrouilles à l’extérieur, prit les armes en voyant arriver cet individu, et se rangea en bon ordre comme une troupe qui se dispose à recevoir avec les honneurs militaires un officier d’importance. Archibald Von Hagenbach, car c’était le gouverneur lui-même, avait alors cette physionomie qui exprime cette humeur morose et bourrue qui accompagne le lever d’un débauché valétudinaire. Les artères de sa tête battaient violemment, il avait le pouls fiévreux et ses joues étaient pâles, symptômes qui annonçaient que suivant sa coutume il avait passé la nuit précédente entre les verres et les flacons. À en juger d’après la hâte avec laquelle les soldats formèrent leurs rangs, et d’après le silence respectueux qui régnait parmi eux, il paraissait qu’ils étaient habitués à sa mauvaise humeur en pareille occasion, et qu’ils la redoutaient. Il jeta sur eux un regard perçant et mécontent, comme s’il eût cherché sur qui faire tomber son humeur, et enfin il demanda où était ce chien de paresseux Kilian.
Kilian arriva presque au même instant. C’était un homme d’armes robuste, mais ayant une physionomie sinistre, Bavarois de naissance, et remplissant les fonctions d’écuyer près de la personne du gouverneur.
– Quelles nouvelles de ces paysans suisses, Kilian ? demanda Archibald. D’après leurs habitudes mesquines, il y a deux heures qu’ils devraient être en route. Ces manans se permettent-ils de singer les manières des gentilshommes ? ont-ils caressé la bouteille jusqu’au chant du coq ?
– Sur ma foi, cela est très possible, répondit Kilian ; car les bourgeois de Bâle leur ont donné de quoi faire une orgie complète.
– Quoi ! ont-ils osé donner l’hospitalité à ces bouviers suisses, après les ordres contraires que je leur avais envoyés ?
– Non ; ils ne les ont pas reçus dans la ville, mais j’ai appris par des espions sûrs qu’ils leur ont procuré les moyens de se loger à Graff’s-Lust, et fourni force jambons et pâtés, pour ne rien dire des barils de bière, des flacons de vin du Rhin, et des bouteilles de liqueurs fortes.
– Les Bâlois me rendront compte de leur conduite, Kilian. S’imaginent-ils que je doive toujours me placer entre eux et le bon plaisir du duc pour leur être utile ? Ces gros porchers ont trop de présomption depuis que nous avons accepté d’eux quelques cadeaux, plutôt pour leur faire plaisir que pour l’avantage que nous pouvions tirer de leurs misérables présens. N’était-ce pas le vin venu de Bâle que nous avons été obligés de boire dans des gobelets tenant une pinte, de peur qu’il ne fût aigre le lendemain ?
– Il a été bu, et dans des gobelets tenant une pinte ; c’est tout ce dont je me souviens.
– Eh bien ! sois tranquille, j’apprendrai à ce bétail de Bâle que je n’ai aucune obligation de pareils présens, et que le souvenir du vin que je bois ne dure pas plus long-temps que le mal de tête qu’il me laisse chaque matin depuis trois ans, grâce aux drogues qui le frelatent.
– Votre Excellence fera donc un sujet de querelle entre le duc de Bourgogne et la ville de Bâle, des secours indirects qu’elle a donnés à la députation suisse ?
– Oui, sur ma foi, je le ferai, à moins qu’il ne s’y trouve des gens assez sages pour me donner de bonnes raisons pour les protéger. Oh ! les Bâlois ne connaissent pas notre noble duc ni le talent qu’il a pour châtier les chétifs habitans d’une ville libre. Tu peux leur dire, aussi bien que qui que ce soit, comme il traita les vilains de Liége, quand ils voulurent raisonner.
– Je le leur apprendrai quand l’occasion s’en présentera, et j’espère que je les trouverai disposés à cultiver votre honorable amitié.
– S’ils ne s’en inquiètent pas, je m’en inquiète encore moins, Kilian ; cependant il me semble qu’un gosier sain et entier vaut un certain prix, quand ce ne serait que pour y faire passer du boudin et de la bière, pour ne rien dire des jambons de Westphalie et du vin de Nierenstein. Je te dis qu’un gosier fendu n’est plus bon à rien, Kilian.
– Je ferai comprendre à ces gras bourgeois le danger qu’ils courent et le besoin qu’ils ont de s’assurer un protecteur. À coup sûr je n’en suis plus à apprendre comment faire tomber la balle sur les genoux de Votre Excellence.
– C’est bien parler. Mais pourquoi ne me dis-tu rien de ces Suisses ? J’aurais cru qu’un vieux routier comme toi leur aurait arraché quelques plumes des ailes pendant qu’ils étaient à faire ripaille.
– Il m’aurait été aussi facile de prendre un porc-épic en colère avec la main nue. J’ai été moi-même reconnaître Graff’s-Lust. Il y avait deux sentinelles sur les murailles, une autre sur le pont, et une patrouille faisait des rondes dans les environs. Il n’y avait rien à faire ; sans quoi, connaissant l’ancienne querelle de Votre Excellence, j’en aurais tiré aile ou patte, sans qu’ils eussent jamais su qui avait fait le coup.
– Eh bien ! ils n’en vaudront que mieux la peine d’être dégraissés en arrivant. Ils viennent en grand apparat sans doute, avec tous les bijoux, les chaînes d’argent de leurs femmes, leurs médaillons, leurs bagues de plomb ou de cuivre. Les vils goujats ! ils ne méritent pas qu’un homme de sang noble les débarrasse de leurs guenilles.
– Il se trouve quelque chose de mieux avec eux, si mes informations ne m’ont pas trompé. Il y a des marchands…
– Fi, Kilian, fi ! des bêtes de somme de Berne et de Soleure chargées de leurs marchandises de rebut ! des draps trop gros pour en faire des couvertures à de bons chevaux, et des toiles semblables à un tissu de crin plutôt que de chanvre ! Je les en dépouillerai pourtant, quand ce ne serait que pour vexer ces drôles. Quoi ! ils ne se contentent pas de vouloir être traités comme un peuple indépendant, d’envoyer des députations et des ambassades ; ils s’imaginent encore que le privilége des ambassadeurs couvrira l’introduction de leurs marchandises de contrebande ! ils osent ainsi insulter le noble duc de Bourgogne, et le piller en même temps ! Mais Hagenbach consent à n’être regardé ni comme chevalier ni comme gentilhomme, s’il les laisse passer impunément.
– La chose en mérite la peine plus que Votre Excellence ne le suppose, car ils ont avec eux des marchands anglais qui voyagent sous leur protection.
– Des marchands anglais ! s’écria Archibald les yeux étincelans de joie ; des marchands anglais, Kilian ! on parle du Cathay et des Indes, où il y a des mines d’argent, d’or et de diamans ; mais, foi de gentilhomme ! je crois que ces brutes d’insulaires ont tous les trésors du monde dans les antres de leurs pays de brouillards. Et la variété de leurs riches marchandises ! Dis-moi, Kilian, y a-t-il une longue suite de mulets ? un train nombreux ? Par le gant de Notre-Dame ! je crois déjà entendre leurs clochettes, et c’est une musique plus agréable à mon oreille que le son des harpes et tous les minnesingers d’Heilbron.
– Votre Excellence se trompe. Il n’y a que deux marchands, à ce que j’ai appris, et tout leur bagage ne forme pas la charge d’un mulet ; mais on dit que le bagage se compose de marchandises d’une valeur infinie, de soieries, de tissus d’or et d’argent, de dentelles, de fourrures, de perles, de joyaux, de parfums de l’Orient et de bijoux d’or de Venise.
– Extase du Paradis ! s’écria le rapace Hagenbach. N’en dis pas davantage, Kilian, tout cela est à nous ! sur ma foi, c’est d’eux que j’ai rêvé deux fois par semaine, tout le mois dernier. Oui, deux hommes de moyenne taille, et même au-dessous ; ayant bonne mine, le visage rond et lisse ; des estomacs aussi dodus que des perdreaux, et des bourses aussi dodues que leurs estomacs. Ah ! que dis-tu de mon rêve, Kilian ?
– J’en dirai seulement que, pour bien vous instruire, il aurait dû vous montrer avec eux une vingtaine de jeunes géans aussi vigoureux qu’aucun de leurs compatriotes qui ait jamais gravi un rocher, ou qui ait fait siffler une flèche contre un chamois ; avec un assortiment complet d’épées, d’arcs, de javelines, et de ces lourdes pertuisanes qui brisent un bouclier comme si c’était un gâteau de farine d’avoine, et qui font résonner les casques comme les cloches d’une église.
– Tant mieux, drôle, tant mieux ! s’écria le gouverneur en se frottant les mains ; des colporteurs anglais à piller, des rodomonts suisses à battre pour leur donner une leçon de soumission ! Je sais que nous ne pouvons avoir de ces pourceaux de Suisses que leurs soies hérissées, mais il est heureux qu’ils nous amènent ces deux moutons à tondre. Allons, préparons nos épieux à sanglier et nos ciseaux de tonte. Holà ! lieutenant Schonfeldt !
Un officier s’avança.
– Combien d’hommes avons-nous ici ?
– Une soixantaine, répondit l’officier. Une vingtaine sont en faction de côté et d’autre, et il y en a de quarante à cinquante dans la caserne.
– Qu’ils se mettent tous sous les armes à l’instant même : mais écoutez-moi ; qu’on ne les appelle pas au son du cor ou de la trompette ; qu’on les avertisse de vive voix de prendre les armes aussi tranquillement que possible, et de se rendre ici, à la porte de l’Orient. Dites aux drôles qu’il y a du butin à faire, et qu’ils en auront leur part.
– Avec un tel leurre, dit Schonfeldt, vous les feriez marcher sur une toile d’araignée sans effrayer l’insecte qui l’aurait filée. Je vais les rassembler sans perdre un instant.
– Je te dis, Kilian, continua le commandant transporté de joie en s’adressant à son confident, que le hasard ne pouvait nous amener rien de plus à propos qu’une pareille escarmouche. Le duc Charles désire faire un affront aux Suisses. Je ne veux pas dire qu’il veuille donner des ordres directs pour qu’on agisse envers eux d’une manière qu’on pourrait appeler une violation de la foi publique à l’égard d’une ambassade pacifique ; mais le brave serviteur qui épargnera à son prince le scandale d’une telle affaire, et dont la conduite pourra être appelée une erreur ou une méprise, sera regardé, je t’en réponds, comme lui ayant rendu un service signalé. Peut-être recevra-t-il en public une légère réprimande, mais en secret le duc saura quel cas il doit en faire. Eh bien ! pourquoi restes-tu silencieux ? Que signifie cet aspect lugubre ? Tu n’as pas peur de vingt enfans suisses quand nous avons à nos ordres une si belle troupe de javelines ?
– Les Suisses donneront et recevront de bons coups, dit Kilian, mais je ne les crains pas. Cependant je ne voudrais pas me fier si aveuglément au duc Charles. Qu’il soit charmé d’abord d’apprendre que ces Suisses ont été bien étrillés, c’est ce qui est assez vraisemblable ; mais si comme Votre Excellence vient de me le donner à entendre il juge à propos ensuite de désavouer cette conduite, il est homme à faire pendre les acteurs de cette scène pour donner une couleur plus vive à son désaveu.
– Bon, bon ! Je sais sur quel terrain je marche. Louis de France pourrait jouer un pareil tour, rien n’est plus probable ; mais cela n’est pas dans le caractère de notre Téméraire de Bourgogne. Mais que diable as-tu donc ? Tu fais des grimaces comme un singe qui tient entre ses doigts un marron trop chaud.
– Votre Excellence a autant de sagesse que de courage, et il ne me convient pas de critiquer ses desseins. Mais cette ambassade pacifique, ces marchands anglais ! Si Charles fait la guerre à Louis comme le bruit en court, ce qu’il doit le plus désirer, c’est la neutralité de la Suisse et l’assistance de l’Angleterre, dont le roi traverse la mer à la tête d’une grande armée. Or, sire Archibald Von Hagenbach, il est possible que ce que vous allez faire ce matin décide les Cantons Confédérés à prendre les armes contre Charles, et lui donne pour ennemis les Anglais qui sont ses alliés.
– Je m’en soucie fort peu. Je connais l’humeur du Duc. Lui qui est le maître de tant de belles provinces, s’il consent à les risquer pour faire un coup de tête, que doit faire Archibald Von Hagenbach qui n’a pas un pouce de terre à perdre ?
– Mais vous avez votre vie, monseigneur.
– Oui, ma vie ; un misérable droit d’exister que j’ai été prêt à hasarder tous les jours pour quelques dollars ou pour quelques kreutzers ! Et crois-tu que j’hésiterai à l’aventurer pour des doublons, pour des marchandises de l’Orient, pour des bijoux d’or de Venise ? Non, Kilian, non ; il faut soulager ces Anglais du poids de leurs balles, pour qu’Archibald Von Hagenbach puisse boire un vin plus généreux que leur piquette de la Moselle, et porter du brocard au lieu de ce velours râpé. Il n’est pas même moins nécessaire que Kilian ait un justaucorps neuf plus brillant, et une bourse de ducats suspendue à sa ceinture.
– Sur ma foi, ce dernier argument désarme tous mes scrupules, et je renonce à mes objections, car il ne m’appartient pas d’être d’un autre avis que Votre Excellence.
– En besogne donc ! Mais un moment ; il faut d’abord mettre l’Église de notre bord. Le prêtre de Saint-Paul a eu de l’humeur depuis quelque temps ; il a dit d’étranges choses dans sa chaire : il a parlé de nous comme si nous n’étions guère que des bandits et des pillards ; il a même eu deux fois l’insolence de me donner un avertissement, comme il l’appelle, en termes fort audacieux. Le mieux serait de fendre la tête chauve de ce mâtin grondeur ; mais comme le Duc pourrait le prendre en mauvaise part, le parti le plus sage est de lui jeter un os à ronger.
– Ce peut être un ennemi dangereux, dit l’écuyer hochant la tête, il a beaucoup d’influence sur l’esprit du peuple.
– Bon, bon ! je sais comment désarmer ce crâne tonsuré. Qu’on me l’envoie, qu’on lui dise de venir me parler ici. En attendant, que toutes nos forces soient sous les armes ; que la redoute et la barrière soient garnies d’archers ; qu’on en place d’autres dans les maisons de chaque côté de la rue ; qu’on la barricade avec des charriots bien enchâssés ensemble, mais comme par l’effet du hasard ; qu’on place une troupe de gaillards déterminés dedans et par derrière ces charriots. Aussitôt que les marchands et les mulets seront entrés, car c’est le point principal, qu’on lève le pont-levis, qu’on baisse la herse, et qu’on envoie une volée de flèches à ceux qui seront en dehors s’ils font les mutins ; enfin qu’on désarme et qu’on arrête ceux qui seront entrés dans la ville. Et alors, Kilian…
– Et alors, dit l’écuyer, en vraies compagnies franches, nous enfoncerons nos mains jusqu’au poignet dans les valises des Anglais.
– Et comme de joyeux chasseurs, nos bras jusqu’au coude dans le sang des Suisses.
– Ils feront bonne contenance, quoi qu’il en soit. Ils ont à leur tête ce Donnerhugel dont nous avons entendu parler, et qu’on a surnommé le Jeune Ours de Berne ; ils se défendront bien.
– Tant mieux ; aimerais-tu mieux tuer des moutons que de chasser des loups ? Fi, Kilian ! tu n’étais pas habitué à avoir tant de scrupules.
– Je n’en ai pas le moindre. Mais ces pertuisanes et ces épées à deux mains des Suisses ne sont pas des jouets d’enfans. Et si vous employez toute la garnison à cette attaque, à qui Votre Excellence confiera-t-elle la défense des autres portes et de toute la circonférence des murailles ?
– Ferme les portes, tire les verrous, place les chaînes, et apporte-moi les clefs ici. Personne ne sortira de la ville avant que cette affaire soit terminée. Fais prendre les armes au nombre de bourgeois nécessaire pour garder les murailles, et qu’ils aient soin de bien s’en acquitter, ou je prononcerai contre eux une amende que je saurai leur faire payer.
– Ils murmureront. Ils disent que n’étant pas sujets du Duc, quoique la ville lui ait été donnée en gage, ils ne lui doivent aucun service militaire.
– Ils en ont menti, les lâches coquins ! s’écria Archibald. Si je ne les ai guère employés jusqu’ici, c’est que je méprise leur aide ; et je n’y aurais pas recours en ce moment s’il s’agissait d’un service plus sérieux que de monter une garde et de regarder droit devant eux. Qu’ils songent à m’obéir, s’ils ont quelque égard pour leurs biens, pour leurs personnes et pour leurs familles.
– J’ai vu le méchant dans sa puissance fleurir comme le laurier, mais quand je suis revenu il n’existait plus ; je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé, dit une voix forte derrière lui, en prononçant avec emphase ces paroles de la sainte Écriture.
Archibald Von Hagenbach se tourna brusquement, et rencontra le regard sombre et sinistre du prêtre de Saint-Paul, portant le costume de son ordre.
– Nous sommes en affaires, mon père, et nous vous écouterons sermonner une autre fois.
– Je viens ici par votre ordre, sire gouverneur, sans quoi je ne m’y serais pas présenté pour sermonner, comme vous le dites, sans aucune utilité.
– Ah ! pardon, révérend père, s’écria Hagenbach ; oui, je vous ai envoyé chercher pour vous demander vos prières et votre intercession auprès de Notre-Dame et de saint Paul, pour obtenir leur protection dans une affaire qu’il est vraisemblable que nous allons avoir ce matin, et dans laquelle je prévois, comme dit le Lombard, roba di guadagno .
– Sire gouverneur, répondit le prêtre d’un ton calme, j’espère que vous n’oubliez pas la nature des saints admis dans le séjour de la gloire, au point d’appeler leur bénédiction sur des exploits tels que ceux dont vous vous êtes occupé trop souvent depuis votre arrivée ici, événement qui par lui-même était un signe de la colère divine. Vous me permettrez même d’ajouter, tout humble que je suis, que la décence aurait dû vous empêcher de proposer à un serviteur des autels de faire des prières pour le succès du vol et du pillage.
– Je vous comprends, mon père, et je vais vous le prouver. Tant que vous êtes sujet du Duc vous devez, par suite des fonctions que vous remplissez, prier pour qu’il réussisse dans toutes ses entreprises conduites avec justice. Vous reconnaissez cette vérité ; je le vois à la manière dont vous inclinez votre tête vénérable. Eh bien ! je serai aussi raisonnable que vous l’êtes. Nous désirons l’intercession des saints et la vôtre, vous pieux orateur, dans une affaire à laquelle il faut arriver par un chemin un peu détourné, une affaire dont la nature est un peu équivoque, si vous le voulez ; mais croyez-vous que nous nous imaginions que nous avons le droit de vous donner, ainsi qu’à eux, tant de peine et d’embarras sans aucune marque de reconnaissance ? non sûrement. Je fais donc le vœu solennel que si la fortune m’est favorable ce matin, saint Paul aura un devant d’autel et un bassin d’argent plus ou moins grand, suivant que mon butin le permettra ; Notre-Dame une pièce de satin pour une robe, et un collier de perles pour les jours de fête : et vous, révérend père, une vingtaine de pièces d’or d’Angleterre pour vous récompenser d’avoir agi comme entremetteur entre les saints et nous, nous reconnaissant indigne de négocier directement avec eux en notre personne profane. Et maintenant, sire prêtre, nous entendons-nous ? Parlez, car je n’ai pas de temps à perdre. Je sais parfaitement ce que vous pensez de moi ; mais vous voyez que, après tout, le diable n’est pas tout-à-fait aussi noir qu’on le représente.
– Si nous nous entendons l’un l’autre ? répéta le prêtre de Saint-Paul, hélas non ! et je crains bien que nous ne nous entendions jamais. N’as-tu jamais ouï les paroles adressées par le saint ermite Berchtold d’Offringen à l’implacable reine Agnès, qui avait vengé avec une sévérité si terrible l’assassinat de son père l’empereur Albert ?
– Non, sur ma foi ; je n’ai étudié ni les chroniques des empereurs, ni les légendes des ermites. C’est pourquoi, sire prêtre, si ma proposition ne vous convient pas, n’en parlons plus. Je ne suis pas habitué à prier qu’on veuille bien accepter mes faveurs, ni à avoir affaire à des prêtres qui ont besoin d’être pressés quand on leur offre un présent.
– Écoutez pourtant les paroles de ce saint homme, sire gouverneur. Le temps peut venir, et cela avant peu, où vous entendriez bien volontiers ce que vous rejetez maintenant avec mépris.
– Parle donc, mais sois bref ; et sache que quoique tu puisses effrayer ou cajoler la canaille, tu parles en ce moment à un homme ferme dans ses résolutions, et que toute ton éloquence ne peut ébranler.
– Apprends donc qu’Agnès, fille d’Albert, assassinée après avoir versé des flots de sang pour venger le meurtre de son père, fonda enfin la riche abbaye de Kœnigsfeldt ; et que pour donner à ce monastère plus de droits à un renom de sainteté, elle fit elle-même un pèlerinage à la cellule du saint ermite, et le pria d’honorer son abbaye en y fixant sa résidence. Mais quelle fut la réponse de l’anachorète ? – Retire-toi, femme impie ; Dieu ne veut pas être servi par des mains sanglantes, et il rejette les dons qui sont le fruit de la violence et du pillage. Le Tout-Puissant aime la merci, la justice et l’humanité, et il ne veut avoir pour adorateurs que ceux qui pratiquent ces vertus ! Et maintenant, Archibald Von Hagenbach, tu as été averti une fois, deux fois, trois fois. Vis donc comme un homme contre qui une sentence de condamnation a été prononcée, et qui doit s’attendre à la voir mettre à exécution.
Après avoir dit ces mots avec l’air et le ton de la menace, le prêtre de Saint-Paul tourna le dos au gouverneur et se retira. Le premier mouvement d’Archibald fut d’ordonner qu’on l’arrêtât ; mais se rappelant les suites sérieuses que pouvait avoir un acte de violence exercé contre un membre du clergé, il le laissa partir en paix, sachant qu’une tentative de vengeance serait une témérité imprudente, attendu la haine qu’il avait inspirée aux habitans. Il demanda donc une large coupe de vin de Bourgogne qu’il vida jusqu’à la dernière goutte, comme pour ensevelir en même temps son ressentiment dans son sein. Il venait de rendre la coupe à Kilian quand le soldat qui était de garde au haut de la tour sonna du cor, signal qui annonçait l’arrivée de quelques étrangers à la porte de la ville.