« Avant de me soumettre à cet affront, il faut
« Qu’on ait mis mon courage et ma force en défaut. »
Shakspeare.
– Ce cor a sonné bien faiblement, dit Archibald Von Hagenbach en montant sur les remparts, d’où il pouvait voir ce qui se passait de l’autre côté de la porte. Eh bien ! Kilian, qui nous arrive ?
Le fidèle écuyer accourait à lui pour lui porter la nouvelle.
– Deux hommes avec un mulet, Votre Excellence. Des marchands, à ce que je présume.
– Marchands ! Morbleu, drôle, tu veux dire des portes-balles. A-t-on jamais entendu parler de marchands anglais, voyageant à pied, sans plus de bagage qu’il n’en faut pour charger un mulet ? Ce sont des mendians bohémiens, ou de ces gens que les Français nomment Écossais. Les misérables ! leur estomac sera aussi vide en cette ville que le sont leurs bourses.
– Que Votre Excellence ne juge pas trop à la hâte ; de petites valises peuvent contenir des objets de grand prix. Mais qu’ils soient riches ou pauvres, ce sont nos gens ; du moins ils répondent au signalement qu’on m’en a fait. Le plus âgé, d’assez bonne taille, visage basané, paraissant avoir environ cinquante-cinq ans, et barbe grisonnante ; le plus jeune environ vingt-deux ans, taille plus grande que son compagnon, bien fait, moustaches brun-clair, point de barbe au menton.
– Qu’on les fasse entrer, dit le gouverneur en se préparant à descendre du rempart, et qu’on les amène dans la Folter-kammer de la douane.
Il se rendit lui-même sur-le-champ dans le lieu désigné. C’était un appartement situé dans la grande tour qui défendait la porte de l’Orient, et dans lequel étaient déposés divers instrumens de torture, dont le gouverneur aussi cruel que rapace faisait usage contre les prisonniers dont il voulait tirer du butin ou des informations. Il entra dans cette chambre dans laquelle un demi-jour seulement pouvait pénétrer, et qui était couverte d’un toit gothique très élevé qu’on ne voyait qu’imparfaitement, mais où étaient suspendues des cordes dont le bout se terminait par un nœud coulant, et qui étaient en rapport effrayant avec divers instrumens de fer rouillé, attachés le long des murs ou jetés çà et là sur le plancher.
Un faible rayon de lumière pénétrant à travers une des barbacanes qui formaient les seules croisées de cet appartement tombait sur un homme de haute taille, à visage basané, assis dans ce qui aurait été sans cet éclair de clarté un coin obscur de cette chambre. Il portait un costume de drap écarlate, avait la tête nue, et couverte d’une forêt de cheveux noirs que le temps commençait à blanchir. Il était occupé à fourbir un sabre à deux mains, d’une forme particulière, et dont la lame était plus large et beaucoup plus courte que celle des armes de même espèce dont se servaient les Suisses, comme nous l’avons dit. Sa tâche absorbait tellement toutes ses idées, qu’il tressaillit quand la porte pesante s’ouvrit en criant sur ses gonds. Son sabre lui échappa des mains, et tomba sur le carreau avec grand bruit.
– Ah ! Scherfrichter , dit le gouverneur en entrant, tu te prépares à remplir tes fonctions ?
– Il conviendrait mal au serviteur de Votre Excellence d’être trouvé sans y être prêt. Mais le prisonnier n’est pas loin, à en juger par la chute de mon sabre, ce qui annonce toujours la présence de celui qui doit en sentir le tranchant.
– Il est vrai que les prisonniers ne sont pas loin, Francis ; mais ton présage t’a trompé. Ce sont des misérables pour qui une bonne corde suffira, car ton sabre n’a soif que de sang noble.
– Tant pis pour Francis Steinernherz ! j’espérais que Votre Excellence, qui a toujours été pour moi un bon maître, aurait fait de moi aujourd’hui un noble.
– En noble ! as-tu perdu l’esprit ? Toi noble !
– Et pourquoi non, sire Archibald Von Hagenbach ? Je crois que le nom de Francis Steinernherz Von Blutacker étant bien et légitimement gagné, convient à la noblesse tout aussi bien qu’un autre. Ne me regardez pas avec cet air surpris. Quand un homme de ma profession a rempli ses fonctions à l’égard de neuf individus de noble naissance, avec la même arme, et sans donner plus d’un coup à chaque patient, n’a-t-il pas droit à une exemption de toutes taxes et à des lettres de noblesse ?
– La loi le dit ainsi ; mais c’est plutôt par dérision que sérieusement, je crois, car on n’a jamais vu personne en réclamer l’application.
– Cela n’en sera que plus glorieux pour celui qui sera le premier à demander les honneurs dus à un sabre bien affilé et à un poignet vigoureux et adroit. Moi, Francis Steinernherz, je serai le premier noble de ma profession quand j’aurai dépêché encore un chevalier de l’Empire.
– Tu as toujours été à mon service, n’est-il pas vrai ?
– Sous quel autre maître aurais-je trouvé l’avantage de pouvoir m’entretenir la main par une pratique si constante ? J’ai exécuté vos sentences de condamnation depuis que je suis en état de manier les verges, de lever une barre de fer et de brandir cette arme fidèle. Qui peut dire que j’aie jamais manqué ma besogne du premier coup ; que j’aie été une seule fois obligé d’en frapper un second ? Tristan de l’Hospital et ses fameux aides, Petit-André et Trois-Eschelles ne sont que novices comparés à moi dans le maniement du noble sabre ; car, morbleu ! quant au poignard et à la corde qu’on emploie dans les camps et en campagne, je serais honteux de descendre à leur niveau ; ces exploits-là ne sont pas dignes d’un chrétien qui veut s’élever aux honneurs de la noblesse.
– Tu es un drôle qui ne manque pas d’adresse, je ne le nierai pas. Mais il n’est pas possible, je l’espère du moins, que tandis que le sang noble devient rare dans le pays, et que des manans orgueilleux veulent dominer sur les chevaliers et les barons, j’en aie fait répandre moi seul une si grande quantité.
– Je vais faire à Votre Excellence l’énumération de mes patiens par leurs noms et qualités, dit Francis prenant un rouleau de parchemin, et accompagnant sa lecture d’un commentaire. 1° Le comte Guillaume d’Elvershoe : ce fut mon coup d’essai. Charmant jeune homme, et qui mourut en excellent chrétien.
– Je m’en souviens, il avait fait la cour à ma maîtresse.
– Il mourut le jour de saint Jude, l’an de grâce 1445.
– Continue, mais dispense-toi des dates.
– Sire Miles de Stockenbourg.
– Il avait volé mes bestiaux.
– Sire Louis de Riesenfeld.
– Il faisait l’amour à ma femme.
– Les trois iung-herrn de Lammerbourg. Vous avez fait perdre au comte leur père tous ses enfans en un seul jour.
– Et il m’a fait perdre toutes mes terres ; partant c’est un compte réglé. – Tu n’as pas besoin d’en dire davantage ; j’admets l’exactitude de ton compte, quoiqu’il soit écrit en lettres un peu rouges. Mais je ne comptais ces trois jeunes gens que pour une exécution.
– Votre Excellence me faisait grand tort, il m’en a coûté trois bons coups de mon bon sabre.
– À la bonne heure, et que leurs âmes soient avec Dieu ! Mais il faut que ton ambition dorme encore quelque temps, Scherfrichter, car ce qui nous arrive aujourd’hui n’est bon que pour le cachot ou la corde, peut-être un tantinet de torture ; il n’y a pas d’honneur à acquérir.
– Tant pis pour moi ! j’avais certainement rêvé que Votre Excellence devait me rendre noble aujourd’hui. Et puis la chute de mon sabre…
– Bois un flacon de vin et oublie tes augures.
– Avec votre permission, je n’en ferai rien. Boire avant midi, ce serait risquer de me rendre la main moins sûre.
– Eh bien ! garde le silence et songe à ton devoir.
Francis prit son sabre, en essuya la lame avec un soin révérencieux, se retira dans un coin de la chambre, et y resta debout les deux mains appuyées sur la poignée de l’arme fatale.
Presque au même instant, Kilian arriva à la tête de six soldats conduisant les deux Philipson auxquels on avait lié les mains avec des cordes.
– Approchez-moi une chaise, dit le gouverneur ; et il s’assit gravement devant une table sur laquelle était placé tout ce qu’il fallait pour écrire. Qui sont ces deux hommes, Kilian, et pourquoi sont-ils garottés ?
– S’il plaît à Votre Excellence, dit Kilian avec un air de profond respect tout différent du ton presque familier avec lequel il parlait à son maître quand ils étaient tête à tête, nous avions cru convenable que ces deux étrangers ne parussent pas armés en votre présence ; et quand nous les avons requis de nous remettre leurs armes à la porte comme c’est l’usage en cette place, ce jeune homme a fait résistance. Je conviens pourtant qu’à l’ordre de son père il a rendu son arme.
– Cela est faux ! s’écria Arthur ; mais Philipson lui fit signe de garder le silence, et il obéit sur-le-champ.
– Noble seigneur, dit le père, nous sommes étrangers, et nous ne pouvons connaître les réglemens de cette citadelle ; nous sommes Anglais, et par conséquent peu accoutumés à souffrir une insulte personnelle ; nous espérons donc que vous nous trouverez excusables quand vous saurez que nous nous sommes vus rudement saisis à l’improviste, nous ne savions par qui. Mon fils, qui est jeune et irréfléchi, porta la main à son épée, mais il ne songea plus à se défendre au premier signe que je lui fis, et bien loin d’en frapper un seul coup, il ne la fit pas même entièrement sortir du fourreau. Quant à moi, je suis marchand, accoutumé à me soumettre aux lois et coutumes des pays dans lesquels je fais mon commerce. Je suis sur le territoire du duc de Bourgogne, et je sais que ses lois et réglemens ne peuvent être que justes et raisonnables. Il est l’allié puissant et fidèle de l’Angleterre, et quand je me trouve à l’ombre de sa bannière je ne crains rien.
– Hem ! hem ! dit Hagenbach un peu déconcerté par le sang-froid de l’Anglais, et se rappelant peut-être que Charles de Bourgogne, à moins que ses passions ne fussent excitées comme c’était le cas à l’égard des Suisses qu’il détestait, désirait avoir la réputation d’un prince juste, quoique sévère ; – ce sont de bonnes paroles, mais elles ne peuvent justifier de mauvaises actions. Vous avez tiré l’épée en rébellion contre les soldats du Duc, tandis qu’ils exécutaient leur consigne.
– Sûrement, noble seigneur, répondit Philipson, c’est interpréter bien sévèrement une action toute naturelle. Mais en un mot, si vous êtes disposé à la rigueur, le fait d’avoir tiré l’épée, ou pour mieux dire d’avoir fait un geste pour la tirer, dans une ville de garnison, n’est punissable que par une amende pécuniaire, et nous sommes disposés à la payer si telle est votre volonté.
– Sur ma foi, dit Kilian à l’exécuteur des hautes œuvres à côté duquel il s’était placé un peu à part des autres, voilà un sot mouton qui offre volontairement sa toison pour qu’on la tonde.
– Je doute qu’elle serve de rançon à son cou, sire écuyer, répondit Francis Steinernherz ; car j’ai rêvé la nuit dernière, voyez-vous, que notre maître me faisait noble, et la chute de mon sabre m’a appris que c’est cet homme qui doit m’élever à la noblesse. Il faut qu’il donne aujourd’hui même de l’occupation à mon bon sabre.
– Comment, fou, ambitieux ! cet homme n’est pas noble ; ce n’est qu’un colporteur ; rien de plus qu’un bourgeois anglais.
– Tu te trompes, sire écuyer. Tu n’as jamais fixé les yeux sur les hommes qui sont prêts à mourir.
– Tu crois cela ? N’ai-je donc pas été présent à cinq batailles rangées, sans compter des escarmouches et des embuscades innombrables ?
– Ce n’est pas là l’épreuve du courage. Tous les hommes combattront quand ils se trouveront rangés les uns en face des autres. Les plus misérables roquets, les coqs élevés sur le fumier en feront tout autant. Mais celui-là est brave et noble qui peut regarder le bloc et l’échafaud, le prêtre qui lui donne l’absolution et l’exécuteur dont le bon sabre va l’abattre dans toute sa force, comme il regarderait la chose la plus indifférente ; et l’homme que tu vois est de cette trempe.
– À la bonne heure, Francis ; mais cet homme n’a pas sous les yeux un appareil si formidable. Il ne voit que notre illustre maître Archibald Von Hagenbach.
– Et celui qui voit Archibald Von Hagenbach, si c’est un homme de bon sens et de discernement, comme celui-ci l’est indubitablement, ne voit-il pas l’exécuteur et son sabre ? Assurément ce prisonnier le sent très bien, et le calme qu’il montre malgré cette conviction est une preuve qu’il est de sang noble, ou puissé-je n’obtenir jamais les honneurs de la noblesse.
– Je présume que notre maître en viendra à un compromis avec lui. Voyez, il le regarde en souriant.
– Si cela arrive, dit l’exécuteur, ne comptez jamais sur mon jugement ; il y a dans l’œil de notre patron un regard qui annonce le sang, aussi sûrement que l’étoile du Grand-Chien prédit la peste.
Tandis que ces deux serviteurs d’Hagenbach parlaient ainsi à part, leur maître faisait aux prisonniers une foule de questions insidieuses sur leurs affaires en Suisse, sur leur liaison avec le Landamman, et sur les motifs qui les conduisaient en Bourgogne. Philipson avait répondu à toutes les parties de cet interrogatoire d’une manière claire et précise, à l’exception de la dernière. Il allait en Bourgogne, dit-il, pour les affaires de son commerce. Ses marchandises étaient à la disposition du gouverneur ; il pouvait en prendre une partie, même la totalité, suivant qu’il voudrait en être responsable à son maître. Mais son affaire avec le Duc était d’une nature privée, ayant rapport à des intérêts de commerce particuliers, et qui concernaient d’autres personnes indépendamment de lui-même. Il déclara qu’il ne communiquerait cette affaire qu’au Duc seul, et ajouta d’un ton ferme que s’il souffrait quelque mauvais traitement en sa personne ou celle de son fils, le mécontentement très sérieux du Duc en serait la suite inévitable.
La fermeté du prisonnier mettait évidemment Hagenbach dans un grand embarras, et plus d’une fois il consulta sa bouteille, son oracle infaillible dans des cas très difficiles. Philipson lui avait remis à sa première réquisition la liste ou facture de toutes ses marchandises, et elles avaient quelque chose de si séduisant que le gouverneur semblait déjà s’en emparer des yeux.
Après avoir été plongé quelques instans dans de profondes réflexions, il leva la tête, et parla ainsi qu’il suit :
– Vous devez savoir, sire marchand, que le bon plaisir du Duc est qu’aucunes marchandises suisses ne passent sur son territoire. Cependant vous avez de votre propre aveu séjourné quelque temps dans ce pays, et vous êtes venu ici en compagnie de certaines gens qui se disent députés suisses. Je suis donc autorisé à croire que ces marchandises précieuses leur appartiennent plutôt qu’à un homme qui a l’air aussi pauvre que vous ; et si je voulais demander une satisfaction pécuniaire, trois cents pièces d’or ne seraient pas une amende trop forte pour une conduite aussi audacieuse que la vôtre, après quoi vous pourriez aller rôder où vous voudriez, avec le reste de vos marchandises, pourvu que ce ne fût pas en Bourgogne.
– Mais c’est précisément la Bourgogne qui est le but de mon voyage, dit Philipson ; c’est en présence du Duc que je dois me rendre. Si je ne puis y aller, mon voyage est inutile, et le mécontentement du Duc tombera certainement sur ceux qui pourront y mettre obstacle ; car je dois informer Votre Excellence que le Duc est déjà instruit de mon voyage, et il fera une stricte enquête pour savoir dans quel lieu et par quelles personnes j’aurai été mis dans l’impossibilité de le continuer.
Le gouverneur garda encore le silence, cherchant le moyen de satisfaire sa rapacité sans compromettre sa sûreté personnelle. Après quelques minutes de réflexion, il s’adressa de nouveau au prisonnier.
– Tu racontes ton histoire d’un ton fort positif, l’ami, mais l’ordre que j’ai reçu d’empêcher le passage des marchandises suisses ne l’est pas moins. Que feras-tu si je mets en fourrière ton bagage et ton mulet ?
– Je ne puis résister au pouvoir de Votre Excellence. Faites tout ce qu’il vous plaira. En ce cas je me transporterai jusqu’au pied du trône du Duc pour lui rendre compte de la commission dont je suis chargé, et de ma conduite.
– Et de la mienne aussi, n’est-ce pas ? c’est-à-dire que tu iras porter une plainte au Duc contre le gouverneur de la Férette pour avoir exécuté ses ordres trop strictement ?
– Sur ma vie et sur mon honneur, je ne lui ferai aucune plainte. Laissez-moi seulement mon argent comptant, sans lequel il me serait bien difficile de me rendre à la cour du duc, et je ne songerai pas plus à ces marchandises que le cerf ne songe aux bois qu’il a jetés l’année précédente.
Le gouverneur secoua la tête d’un air qui annonçait qu’il conservait encore des soupçons.
– On ne peut avoir confiance en des hommes qui sont dans ta situation, et ce serait folie de croire qu’ils le méritent. Les marchandises que tu dois remettre au Duc en mains propres, en quoi consistent-elles ?
– Elles sont sous un sceau, répondit l’Anglais.
– Elles sont de grande valeur, sans doute ?
– Je ne puis le dire ; je sais que le Duc y met beaucoup de prix ; mais Votre Excellence sait que les grands hommes attachent quelquefois une immense valeur à des bagatelles.
– Les portes-tu sur toi ? Prends bien garde à la manière dont tu vas me répondre. Regarde ces instrumens qui sont autour de toi, ils ont le pouvoir de rendre la parole à un muet, et songe que j’ai celui d’en essayer l’influence sur toi.
– Et sachez que j’aurai le courage de souffrir toutes les tortures auxquelles vous pourrez me soumettre, répondit Philipson avec le même sang-froid imperturbable qu’il avait montré pendant tout cet interrogatoire.
– Souviens-toi aussi que je puis faire fouiller ta personne aussi exactement que tes malles et tes valises.
– Je me souviens que je suis entièrement en votre pouvoir ; et pour ne vous laisser aucun prétexte d’en venir à des voies de fait contre un voyageur paisible, je vous dirai que le paquet destiné au Duc est sur ma poitrine, dans une poche de mon pourpoint.
– Remets-le-moi.
– J’ai les mains liées, et par l’honneur, et par vos cordes.
– Arrache-le de son sein, Kilian ; voyons ce dont il parle.
– Si la résistance m’était possible, s’écria Philipson, vous m’arracheriez plutôt le cœur. Mais je prie tous ceux qui sont ici de remarquer que le sceau en est entier et intact au moment où on me l’enlève par violence.
En parlant ainsi, il jeta un coup d’œil sur les soldats qui l’avaient amené, et dont Hagenbach avait oublié la présence.
– Comment, chien ! s’écria Archibald s’abandonnant à sa colère ; veux-tu exciter mes hommes d’armes à la mutinerie ? Kilian, fais sortir les soldats.
En parlant ainsi, il plaça à la hâte sous sa robe de chambre le petit paquet, scellé avec grand soin, que son écuyer venait de prendre au marchand. Les soldats se retirèrent, mais à pas lents, et en jetant un regard en arrière comme des enfans qui regardent des marionnettes, et qu’on emmène avant que le spectacle soit fini.
– Eh bien ! drôle, reprit Hagenbach, nous voici plus en particulier à présent : veux-tu me parler plus franchement, et me dire ce que contient ce paquet et qui te l’a remis ?
– Quand toute votre garnison serait assemblée dans cette chambre, je ne pourrais que vous répéter ce que je vous ai déjà dit. Je ne sais pas précisément ce que contient ce paquet. Quant à la personne qui m’en a chargé, je ne la nommerai pas ; j’y suis déterminé.
– Ton fils sera peut-être plus complaisant.
– Il ne peut vous dire ce qu’il ne sait pas.
– La torture vous fera peut-être retrouver vos langues à tous deux. Nous commencerons par ce jeune drôle, Kilian ; tu sais que nous avons vu des hommes fermes faiblir en voyant disloquer les membres de leurs enfans, tandis qu’ils auraient laissé arracher leur vieille chair de leurs os sans sourciller.
– Vous pouvez en faire l’épreuve, dit Arthur, le ciel me donnera de la force pour l’endurer.
– Et à moi du courage pour en être témoin, ajouta Philipson.
Pendant tout ce temps le gouverneur tournait et retournait dans sa main le petit paquet, en examinant chaque pli avec curiosité, et regrettant sans doute en secret que quelques gouttes de cire empreintes d’un sceau, jetées sur une enveloppe de satin cramoisi retenue par un fil de soie, empêchassent ses yeux avides de voir le trésor qu’il contenait, comme il n’en doutait pas. Enfin il fit appeler les soldats, leur ordonna d’emmener les prisonniers, de les enfermer dans des cachots séparés, et de veiller sur eux avec le plus grand soin, et surtout sur le père.
– Je vous prends tous à témoin, s’écria Philipson, méprisant les signes menaçans d’Archibald, que le gouverneur m’a enlevé par force un paquet adressé à son seigneur et maître le duc de Bourgogne.
Hagenbach écuma de rage.
– Et ne devais-je pas l’enlever ? s’écria-t-il d’une voix que la fureur rendait inarticulée. Un paquet suspect trouvé sur la personne d’un homme qui l’est encore plus ne peut-il pas couvrir quelque infâme tentative contre la vie de notre très gracieux souverain ? N’avons-nous jamais entendu parler de poisons qui opèrent par l’odorat ? Nous qui gardons en quelque sorte la porte des domaines du duc de Bourgogne, y laisserons-nous introduire ce qui peut priver l’Europe de la fleur de la chevalerie, la Bourgogne de son prince, la Flandre de son père ? Non ! soldats, emmenez ces deux mécréans ; qu’on les jette dans les cachots les plus profonds, qu’ils soient séparés, et qu’on veille sur eux avec une grande attention. C’est une trahison tramée de complicité avec Berne et Soleure.
Archibald Von Hagenbach s’abandonnant à tout son emportement, continua à crier ainsi à voix haute et le visage enflammé, jusqu’au moment où l’on cessa d’entendre le bruit des pas et le cliquetis des armes des soldats qui se retiraient avec les prisonniers. Alors son teint devint plus pâle que de coutume, il fronça les sourcils, l’inquiétude rida son front, il baissa la voix, parut hésiter, et enfin dit à son écuyer :
– Kilian, nous marchons sur une planche glissante, et nous avons sous nos pieds un torrent furieux. Que devons-nous faire ?
– Morbleu ! avancer d’un pas ferme mais prudent, répondit l’astucieux écuyer. Il est fâcheux que ces soldats aient vu ce paquet, et aient entendu ce que vient de dire ce marchand à nerfs d’acier. Mais ce malheur est arrivé, et ce paquet ayant été vu dans les mains de Votre Excellence, vous aurez tout l’honneur de l’avoir ouvert quand même vous le rendriez avec le sceau aussi intact que lorsque vous l’avez reçu. On supposerait seulement que vous avez eu assez d’adresse pour ouvrir le paquet sans le rompre ou pour le remplacer artistement. Voyons donc ce qu’il contient avant de décider ce qu’il faut faire du contenu. Ce doit être quelque chose de grande valeur, puisque ce coquin de marchand consentait à abandonner toutes ses riches marchandises pourvu que ce précieux paquet pût passer sans être examiné.
– Il est possible, répondit Hagenbach, qu’il contienne des papiers relatifs aux affaires politiques. De semblables pièces, et de haute importance, voyagent souvent entre Richard d’Angleterre et le Duc notre maître.
– Si ce sont des papiers importans pour le Duc, nous pouvons les envoyer à Dijon. Ils peuvent même être de telle nature que Louis, roi de France, les paierait volontiers leur poids d’or.
– Fi donc ! Kilian ! voudrais-tu que je vendisse les secrets de mon maître au roi de France ? J’aimerais mieux placer ma tête sur le bloc.
– Vraiment ? cependant Votre Excellence ne se fait pas scrupule de…
L’écuyer n’acheva pas sa phrase, probablement de crainte d’offenser son patron en parlant de ses manœuvres d’une manière trop franche et trop intelligible.
– De piller le Duc, veux-tu dire, imprudent coquin ? dit Hagenbach. En parlant ainsi tu te montrerais aussi sot que tu l’es ordinairement. Je prends ma part du butin fait sur les étrangers par ordre du Duc, et rien n’est plus juste. Le chien et le faucon prennent la leur de la proie qu’ils ont attaquée, et même la part du lion, à moins que le chasseur et le fauconnier ne soient trop près. Ce sont les profits de mon rang, et le Duc qui m’a placé ici pour satisfaire son ressentiment et rétablir ma fortune, n’en fait pas un reproche à son fidèle serviteur. Et dans le fait, dans toute l’étendue du territoire de la Férette je suis le représentant du Duc, ou comme on peut le dire, alter ego . Et c’est pourquoi j’ouvrirai ce paquet qui, lui étant adressé, m’est par conséquent également adressé à moi-même.
Ayant ainsi parlé, comme pour se convaincre de son autorité, il coupa les fils de soie qui entouraient le paquet, déploya le satin qui en formait l’enveloppe, et y trouva une très petite boîte de bois de santal.
– Il faut que ce contenu soit d’une grande valeur, dit-il, car il occupe bien peu de place.
À ces mots il pressa un ressort, et la boîte s’ouvrant laissa voir un collier de brillans remarquables par leur éclat et leur grosseur, et paraissant d’une valeur extraordinaire. Les yeux du gouverneur rapace et ceux de son confident non moins intéressé furent tellement éblouis par l’éclat inusité de ces bijoux, que pendant quelque temps ils ne purent exprimer que la joie et la surprise.
– Morbleu ! s’écria Kilian, l’obstiné vieux coquin avait de bonnes raisons pour être si opiniâtre. J’aurais moi-même subi une minute ou deux de torture avant de livrer de pareils bijoux. Et maintenant Votre Excellence permet-elle à son fidèle serviteur de lui demander comment ce butin sera partagé entre le Duc et son gouverneur, suivant les règles usitées dans les villes de garnison ?
– Sur ma foi, Kilian, nous supposerons la ville prise d’assaut ; et dans une ville prise d’assaut, comme tu le sais, celui qui trouve quelque chose prend la totalité, sans oublier pourtant ses fidèles serviteurs.
– Comme moi, par exemple, dit Kilian.
– Et comme moi, par exemple, répéta une autre voix qui semblait l’écho de celle de l’écuyer, et qui partait du coin le plus obscur de l’appartement.
– Par la mort ! quelqu’un nous écoutait ! s’écria le gouverneur en tressaillant et en portant la main à son poignard.
– Seulement un fidèle serviteur, comme le disait Votre Excellence, reprit l’exécuteur des hautes œuvres en s’avançant à pas lents.
– Misérable ! comment oses-tu m’épier ainsi ? s’écria le gouverneur.
– Que Votre Excellence ne s’en inquiète pas, dit Kilian. L’honnête Steinernherz n’a de langue pour parler et d’oreilles pour entendre que suivant le bon plaisir de Votre Excellence. D’ailleurs nous avions besoin de l’admettre dans nos conseils, car il faut dépêcher ces marchands, et sans délai.
– Vraiment ! dit Hagenbach ; j’avais cru qu’on pouvait les épargner.
– Pour qu’ils aillent dire au duc de Bourgogne de quelle manière le gouverneur de la Férette tient compte à son trésorier du produit des droits perçus et des confiscations prononcées à la douane ?
– Tu as raison, Kilian. Les morts n’ont ni dents ni langues ; ils ne peuvent ni mordre ni rien rapporter. Scherfrichter, tu auras soin d’eux.
– Bien volontiers, répondit l’exécuteur, mais à condition que si ce doit être une exécution secrète, ce que j’appelle pratique de cave, mon droit de réclamer la noblesse me sera expressément réservé, et que l’exécution sera déclarée aussi valable, quant à mes droits, que si elle eût eu lieu sur la place publique et par le tranchant honorable de mon sabre officiel.
Hagenbach le regarda d’un air qui semblait annoncer qu’il ne le comprenait pas ; et Kilian, s’en apercevant, lui expliqua que le Scherfrichter s’était persuadé, d’après la conduite ferme et intrépide du plus âgé des deux prisonniers, que c’était un homme de sang noble, et que par conséquent sa décollation lui procurerait tous les avantages promis à l’exécuteur qui aurait rempli ses fonctions sur neuf hommes d’illustre naissance.
– Il pourrait avoir raison, dit Archibald, car voici un morceau de parchemin sur lequel on recommande au Duc le porteur de ce collier, et on le prie d’accepter ce bijou comme un gage qui lui est envoyé par quelqu’un dont il est bien connu, et de donner au porteur pleine croyance en tout ce qu’il lui dira de la part de ceux qui l’envoient.
– Par qui est signé ce billet, si je puis prendre la liberté de vous faire cette question ? demanda Kilian.
– Il n’y a pas de signature. Il faut supposer que la vue du collier, ou peut-être le caractère de l’écriture, doit apprendre au Duc quel est celui qui lui écrit.
– Et il est probable qu’il n’aura pas tout à l’heure l’occasion d’exercer son imagination sur l’un ni sur l’autre.
Hagenbach jeta un coup d’œil sur les diamans, en souriant d’un air sombre. L’exécuteur des hautes œuvres, encouragé à continuer un ton de familiarité qu’il avait en quelque sorte forcé le gouverneur à souffrir, en revint à son sujet favori, et insista sur la noblesse du prétendu marchand. Il soutint qu’il était impossible qu’on eût confié à un homme de basse naissance des bijoux si précieux, et qu’on lui eût donné une lettre de créance si illimitée.
– Tu te trompes, fou que tu es, dit Hagenbach. Les rois aujourd’hui emploient les instrumens les plus vils pour les fonctions les plus élevées. Louis en a donné l’exemple en faisant faire par son barbier et par ses valets de chambre ce dont étaient chargés autrefois les ducs et pairs ; et d’autres monarques commencent à penser que dans le choix de leurs agens pour leurs affaires importantes, il vaut mieux consulter la qualité de la cervelle des hommes que celle de leur sang. Quant à l’air de fermeté et de hardiesse qui distingue ce vieux drôle à tes yeux, ignorant que tu es, il appartient à son pays et non à son rang. Tu t’imagines qu’il en est de l’Angleterre comme de la Flandre, où un bourgeois de Gand, un citadin de Liége ou d’Ypres est un animal aussi différent d’un chevalier du Hainaut, que l’est un cheval de trait de Flandre d’un genêt d’Espagne. Mais tu es dans l’erreur. L’Angleterre possède maint marchand qui a le cœur aussi fier, le bras aussi prompt qu’aucun noble né dans son riche et fertile sein. Mais ne te décourage pas, archifou ; fais ta besogne comme il faut avec ces marchands ; nous aurons bientôt entre nos mains le Landamman d’Underwald : il est paysan par choix, mais il est noble de naissance, et sa mort bien méritée t’aidera à te laver de la crasse dont tu es las d’être encroûté.
– Votre Excellence ne ferait-elle pas mieux d’ajourner le destin de ces marchands, demanda Kilian, jusqu’à ce que nous ayons appris quelque chose sur le compte des prisonniers suisses que nous allons avoir tout à l’heure en notre pouvoir ?
– Comme tu le voudras, dit Hagenbach en secouant le bras, comme pour écarter de lui quelque tâche désagréable ; mais que cela finisse, et que je n’en entende plus parler.
Les satellites farouches saluèrent en signe d’obéissance, et le conclave sanguinaire se sépara ; le chef emportant soigneusement les bijoux précieux qu’il voulait s’approprier au prix d’une trahison envers le souverain au service duquel il était entré, et du sang de deux hommes innocens. Cependant, avec cette faiblesse d’esprit qui n’est pas très rare chez les grands criminels, il cherchait à effacer de son souvenir l’idée de sa bassesse et de sa cruauté, ainsi que le sentiment du déshonneur dont le couvrait sa conduite en chargeant de l’exécution immédiate de ses ordres atroces des agens subalternes.