« Mais, quant à Sommerset, que sa tête coupable
« tombe sur l’échafaud. »
Troisième partie de Henri VI.
Le gouverneur de la Férette était sur le faîte de la tour qui commandait l’entrée de la ville du côté de l’orient, et ses regards se dirigeaient sur la route qui conduisait à Bâle, quand on vit au loin d’abord l’avant-garde de la députation suisse, puis le corps du centre, et enfin l’arrière-garde. Bientôt l’avant-garde s’arrêta, le centre la rejoignit, et les mulets qui portaient les deux femmes et les bagages s’y étant aussi réunis, les trois corps n’en formèrent plus qu’un seul.
Un messager s’en détacha, et fit entendre le son d’un de ces cornets énormes, dépouilles des urus ou bœufs sauvages qui sont si nombreux dans le canton d’Uri qu’on suppose qu’ils lui firent donner ce nom.
– Ils demandent à entrer, dit l’écuyer.
– Et ils entreront, répondit Archibald Von Hagenbach ; mais, morbleu ! comment en sortiront-ils ? c’est une autre question, et plus importante.
– Que Votre Excellence y réfléchisse un instant, répondit Kilian ; songez que ces Suisses sont des diables dans le combat, et qu’ils ne nous laisseront aucun butin pour nous payer notre victoire, seulement quelques misérables chaînes de bon cuivre ou de mauvais argent ; vous avez déjà tiré toute la moelle, ne risquez pas de vous casser les dents en voulant briser les os.
– Tu es un fou, Kilian, répondit Hagenbach, et peut-être un poltron par-dessus le marché. L’approche d’une vingtaine, ou tout au plus d’une trentaine de partisans suisses te fait rentrer les cornes comme celles d’un limaçon que touche le doigt d’un enfant. Les miennes sont aussi dures et aussi fermes que celles de l’urus dont ils parlent tant, et dont ils sonnent si hardiment. Songe donc, timide créature, que si nous laissons passer librement ces députés suisses, comme il leur plaît de s’appeler, ils iront raconter au Duc l’histoire de marchands qui se rendaient à sa cour, et qui portaient des marchandises si précieuses adressées à sa personne. Charles aura donc à subir l’ennui de l’ambassade d’un peuple qui est l’objet de son mépris et de sa haine, et il apprendra que le gouverneur de la Férette, en leur permettant de passer, a cependant osé arrêter des gens qu’il aurait vus avec grand plaisir : car quel prince ne ferait pas un accueil excellent à un collier semblable à celui que nous venons de prendre à ce vagabond de colporteur anglais !
– Je ne vois pas comment une attaque contre ces ambassadeurs vous donnera une meilleure excuse pour avoir dépouillé ces Anglais.
– Tu ne vois pas, Kilian, parce que tu es une taupe, une taupe aveugle. Si le duc de Bourgogne entend parler d’une escarmouche entre ma garnison et les manans montagnards qu’il méprise et qu’il déteste, il ne s’occupera nullement de deux colporteurs qui auront péri dans la mêlée. Mais dans tous les cas, si l’on faisait une enquête à ce sujet par la suite, il ne me faut qu’une heure pour me transporter sur les terres de l’Empire ; et quoique l’empereur soit un fou sans énergie, le riche butin que j’ai fait sur ces insulaires m’y assurera un bon accueil.
– Votre Excellence me trouvera à son côté jusqu’au dernier moment, et vous pourrez juger que si je suis un fou, du moins je ne suis pas un poltron.
– Je ne t’ai jamais regardé comme tel quand il s’agit d’en venir aux mains, mais en fait de politique tu es timide et irrésolu. Mets-moi mon armure, Kilian, et aie soin de bien l’attacher. Les piques et les épées de ces Suisses ne sont pas des aiguillons de guêpe.
– Puisse Votre Excellence la porter avec autant de profit que d’honneur ! dit Kilian, et il se mit à remplir ses fonctions officielles en couvrant son maître de l’armure complète d’un chevalier de l’Empire.
– Votre résolution d’attaquer les Suisses est donc bien prise ? ajouta-t-il ; quel prétexte en donnera Votre Excellence ?
– Laisse-moi le soin d’en trouver ou d’en faire naître un. Songe seulement à placer à leurs postes Schonfeldt et les soldats, et souviens-toi que le mot de ralliement sera : Bourgogne à la rescousse ! Quand j’aurai prononcé ces mots, que les soldats se montrent ; quand je les aurai répétés, qu’ils tombent sur les Suisses. Et maintenant que je suis armé, va faire ouvrir la porte à ces paysans.
Kilian salua son maître et se retira.
Les Suisses avaient déjà fait entendre plusieurs fois le son de leur corne, car ils étaient mécontens d’avoir attendu près d’une demi-heure devant la porte sans recevoir aucune réponse, et ce son plus fort et plus prolongé à chaque fois annonçait leur impatience aux échos qui le répétaient. Enfin la herse se leva, le pont-levis se baissa, et ils virent s’avancer Kilian en costume d’homme d’armes prêt à combattre, et monté sur un palefroi marchant à l’amble.
– Il faut que vous soyez bien hardis, messieurs, s’écria-t-il, pour vous présenter à main armée devant la forteresse de la Férette, dont la seigneurie appartient de droit au trois fois noble duc de Bourgogne et de Lorraine, et qui est commandée pour lui et en son nom par Archibald Von Hagenbach, chevalier du Saint-Empire romain !
– Sire écuyer, répondit le Landamman, car d’après la plume que vous portez à votre toque je suppose que tel est votre grade, nous ne sommes point ici avec des intentions hostiles. Si nous sommes armés comme vous le voyez, c’est pour nous défendre pendant un voyage périlleux qui le jour nous offre quelques dangers, et la nuit ne nous permet pas toujours de nous reposer en sûreté. Mais nous n’avons aucun projet offensif ; et si nous en avions eu, nous ne serions pas arrivés ici en si petit nombre.
– Quel est donc votre caractère ? quels sont vos desseins ? demanda Kilian, qui avait appris à prendre en l’absence de son maître un ton aussi impérieux et aussi insolent que le gouverneur lui-même.
– Nous sommes, répondit le Landamman d’une voix calme et tranquille, sans paraître s’offenser de la conduite arrogante de l’écuyer et sans avoir même l’air d’y faire attention, des députés des Cantons libres et confédérés de la Suisse et de la bonne ville de Soleure, chargés par notre Diète législative de nous rendre en présence de Sa Grâce le duc de Bourgogne pour une affaire de grande importance pour son pays et pour le nôtre, et dans l’espoir d’établir avec le seigneur de votre maître, je veux dire avec le noble duc de Bourgogne, une paix sûre et durable, à des conditions honorables et avantageuses pour les deux pays, et d’éviter ainsi des querelles qui pourraient conduire à l’effusion du sang chrétien faute de s’être bien entendu.
– Montrez-moi vos lettres de créance.
– Avec votre permission, sire écuyer, il sera assez temps de les montrer quand nous serons en présence de votre maître le gouverneur.
– Ce qui veut dire qu’un homme volontaire n’en agit qu’à sa tête. Fort bien, mes maîtres ; et cependant vous pourriez recevoir en bonne part cet avis de Kilian de Kersberg : il est quelquefois plus sage de battre en retraite que de marcher en avant. Mon maître et le maître de mon maître sont des personnes plus difficiles à manier que les marchands de Bâle à qui vous vendez vos fromages. Retournez chez vous, bonnes gens, retournez chez vous ; le chemin vous est ouvert, et vous êtes bien avertis.
– Nous vous remercions de votre conseil, répondit le Landamman, coupant la parole au porte-bannière de Berne qui commençait à s’abandonner à son courroux, si ce conseil est amical ; s’il ne l’est pas, une plaisanterie incivile est comme un fusil trop chargé qui repousse celui qui le tire. Notre route est par la Férette, nous nous proposons donc d’y passer, et nous y recevrons l’accueil qu’on peut nous préparer.
– Entrez donc, au nom du diable ! s’écria Kilian, qui avait eu quelque espoir de leur inspirer assez de crainte pour les décider à retourner chez eux, mais qui se trouva trompé dans son attente.
Les Suisses entrèrent dans la ville, et furent arrêtés à une quarantaine de pas de la porte par la barricade de charriots que le gouverneur avait fait établir dans la rue. Ils rangèrent leur petit corps en ordre militaire et se formèrent sur trois lignes, les deux femmes et les députés étant au centre. Cette petite phalange présentait un double front, un de chaque côté de la rue, tandis que la ligne en face se disposait à marcher en avant dès qu’on aurait écarté l’obstacle qui gênait le passage. En ce moment d’attente un chevalier armé de toutes pièces sortit par une petite porte de la grande tour, sous le passage cintré de laquelle les Suisses avaient passé pour entrer dans la ville. La visière de son casque était levée, et il s’avança le long de la petite ligne formée par les Suisses d’un air hautain et menaçant.
– Qui êtes-vous, s’écria-t-il, vous qui osez avancer ainsi, les armes à la main, dans une ville appartenant à la Bourgogne ?
– Avec la permission de Votre Excellence, dit le Landamman, je lui répondrai que nous sommes des hommes chargés d’une mission pacifique, quoique nous soyons armés pour notre défense personnelle. Nous sommes envoyés par les villes de Berne et de Soleure, par les cantons d’Uri, de Schwitz et d’Underwald, pour régler des affaires importantes avec Sa Grâce le duc de Bourgogne et de Lorraine.
– Quelles villes, quels cantons ? demanda le gouverneur de la Férette ; je n’ai jamais entendu prononcer de pareils noms parmi ceux des villes libres d’Allemagne. Berne, vraiment ! et depuis quand Berne est-elle devenue une ville libre ?
– Depuis le 21 juin de l’an de grâce 1339, répondit le Landamman ; depuis le jour de la bataille de Laupen.
– Tais-toi, vieux fanfaron, reprit Hagenbach ; crois-tu que de pareilles rodomontades puissent passer ici pour argent comptant ? Nous avons bien entendu parler de quelques villages et hameaux qui se sont insurgés au milieu des Alpes ; nous savons que révoltés contre l’empereur ils ont, à l’aide de leurs montagnes et de leurs défilés, dressé des embuscades, et assassiné quelques chevaliers et quelques gentilshommes envoyés contre eux par le duc d’Autriche ; mais nous étions loin de penser que de si misérables associations, de si méprisables bandes de mutins eussent l’insolence de prendre le titre d’États libres, et la présomption de vouloir entrer en négociation avec un prince aussi puissant que le duc de Bourgogne.
– Votre Excellence me permettra de lui faire remarquer, dit le Landamman avec un grand sang-froid, que vos propres lois de chevalerie disent que si le plus fort nuit au plus faible, si le noble insulte le roturier, ce fait seul détruit toute distinction entre eux, et celui qui a commis l’injure est obligé d’en donner satisfaction de telle manière que l’exige la partie injuriée.
– Retourne dans tes montagnes, manant, s’écria Hagenbach avec hauteur, vas-y peigner ta barbe, et faire rôtir tes châtaignes. Quoi ! parce que quelques rats et quelques souris trouvent une retraite dans les murs et derrière les boiseries de nos maisons, leur permettrons-nous pour cela de nous insulter par leur dégoûtant aspect, et de se donner devant nous des airs de liberté et d’indépendance ? Non : nous les écraserons plutôt sous le talon ferré de nos bottes.
– Nous ne sommes pas des gens qu’on puisse fouler aux pieds, répondit Arnold Biederman avec le même calme ; ceux qui l’ont essayé ont trouvé en nous des pierres qui les ont fait trébucher. Oubliez un instant, sire chevalier, ce langage hautain qui ne peut conduire qu’à la guerre, et écoutez des paroles de paix. Rendez la liberté à notre compagnon le marchand anglais Philipson, que vous avez fait arrêter illégalement ce matin, qu’il paie une somme raisonnable pour sa rançon, et nous rendrons au Duc, pour lequel nous avons une mission, un compte favorable de son gouverneur de la Férette.
– Vous serez si généreux ! en vérité ! s’écria Archibald avec un ton de dérision. Et quelle garantie me donnerez-vous que vous aurez pour moi autant de bonté que vous l’annoncez ?
– La parole d’un homme qui n’a jamais manqué à sa promesse, répondit le stoïcien Landamman.
– Drôle insolent ! s’écria le gouverneur : oses-tu me faire des conditions ? Oses-tu m’offrir ta misérable parole comme une garantie entre le duc de Bourgogne et Archibald Von Hagenbach ? Apprends que vous n’irez point en Bourgogne, ou que si vous y allez, ce sera les fers aux mains et la corde au cou. Holà ! ho ! Bourgogne à la rescousse !
À l’instant même les soldats se montrèrent en avant, en arrière et sur les côtés de l’étroit espace que les Suisses occupaient. Les remparts voisins de la tour étaient garnis d’une ligne d’hommes d’armes, des soldats parurent aux portes des maisons et à toutes les fenêtres, armés de fusils, d’arcs et d’arbalètes, et prêts à tirer ou à tomber sur les Suisses. Ceux qui étaient derrière la barricade se présentèrent, aussi disposés à disputer le passage. La petite troupe entourée d’ennemis bien supérieurs en nombre, ne parut ni effrayée ni découragée, et prit une attitude défensive. Le Landamman se portant au centre de bataille se prépara à forcer la barricade. Les deux autres lignes se mirent dos à dos pour défendre l’entrée de la rue contre les soldats qui voudraient sortir des maisons. Il était évident que ce n’était que par la force et par l’effusion du sang qu’on pouvait subjuguer cette poignée d’hommes déterminés, même avec une troupe cinq fois plus nombreuse. Archibald le sentit peut-être, et ce fut sans doute la cause du délai qu’il mit à donner le signal de l’attaque.
Un soldat couvert de boue arriva en ce moment tout essoufflé devant le gouverneur, et lui dit que tandis qu’il s’efforçait quelque temps auparavant d’arrêter un prisonnier qui s’enfuyait, les bourgeois de la ville l’avaient retenu et presque noyé dans le fossé, et qu’en ce moment les citoyens introduisaient l’ennemi dans la place.
– Kilian ! s’écria le gouverneur, prends quarante hommes avec toi, courez à la poterne du nord, et poignardez, égorgez, précipitez du haut des murailles quiconque vous trouverez portant les armes, bourgeois ou étrangers. Laissez-moi le soin de tailler des croupières à ces paysans, de manière ou d’autre.
Mais avant que Kilian eût eu le temps d’obéir aux ordres de son maître, on entendit de loin pousser de grands cris. – Bâle ! Bâle ! liberté ! liberté ! victoire !
On vit arriver les jeunes gens de Bâle, qui n’étaient pas assez loin pour que Rodolphe n’eût eu le temps de les faire avertir par des Suisses qui avaient suivi la députation à peu de distance pour être à portée de la secourir si le cas l’exigeait, et enfin les habitans de la Férette, qui, forcés par le gouverneur de prendre les armes et de garder les remparts, avaient profité de cette occasion pour se délivrer de sa tyrannie en ouvrant aux Bâlois la porte par laquelle Arthur s’était échappé.
La garnison déjà un peu découragée par la fermeté des Suisses qui ne paraissaient pas disposés à céder au nombre, fut complètement déconcertée par cette insurrection inattendue et ces nouveaux ennemis. La plupart des soldats se disposèrent à fuir plutôt qu’à combattre, et un grand nombre se jetèrent du haut des murailles dans le fossé, regardant cette ressource comme la meilleure chance de salut. Kilian et quelques autres que l’orgueil empêchait de fuir et le désespoir de demander quartier, se firent tuer sur la place en combattant avec fureur. Au milieu de cette confusion, le Landamman tint sa petite troupe immobile, lui défendant de prendre aucune part à l’action, et lui enjoignant de se borner à se défendre si on l’attaquait.
– Gardez vos rangs ! s’écriait-il d’une voix forte, en allant de la ligne droite à la gauche. Où est donc Rodolphe ? Défendez votre vie, mais ne tuez personne. Arthur Philipson, ne sortez pas des rangs, vous dis-je.
– Il faut que j’en sorte, répondit Arthur qui avait déjà quitté sa place ; il faut que je cherche mon père dans les cachots. Pendant cette confusion, on peut l’assassiner, tandis que je suis ici les bras croisés.
– Par Notre-Dame d’Einsiedlen, vous avez raison, dit Arnold Biederman ; comment ai-je pu oublier ainsi mon digne hôte ! Je vais vous aider à le chercher, Arthur ; d’autant plus que le tumulte paraît tirer à sa fin. Sire porte-bannière, digne Adam Zimmerman, mon ami Nicolas Bonstetten, maintenez nos gens à leurs rangs ; qu’ils ne prennent aucune part à cette affaire ; que les Bâlois soient responsables de leurs actions. Je reviens dans quelques minutes.
À ces mots il suivit Arthur à qui sa mémoire retraça assez bien les localités pour qu’il pût trouver sans beaucoup de peine l’escalier qui conduisait au cachot. Ils rencontrèrent sur le palier un homme de mauvaise mine, en justaucorps de buffle, et portant à sa ceinture un trousseau de clefs rouillées qui indiquait la nature de ses fonctions.
– Conduis-nous à la prison du marchand anglais, lui dit Arthur, ou tu meurs de ma main.
– Lequel des deux voulez-vous voir ? demanda le geôlier ; le vieux ou le jeune ?
– Le vieux, répondit Arthur ; son fils t’a échappé.
– Entrez donc ici, messieurs, dit le geôlier en levant une lourde barre de fer qui fermait une porte épaisse.
À l’extrémité de ce cachot était assis à terre celui qu’ils cherchaient. Ils le relevèrent à l’instant, et le serrèrent dans leurs bras.
– Mon cher père ! mon digne hôte ! s’écrièrent en même temps son fils et son ami ; comment vous trouvez-vous ?
– Bien, mon fils, bien, mon digne ami, répondit Philipson, si comme je suis porté à le croire d’après vos armes et votre air, vous arrivez ici libres et vainqueurs ; mal, si vous y venez partager ma captivité.
– Ne craignez rien à cet égard, dit le Landamman ; nous avons été en danger, mais nous en avons été délivrés d’une manière remarquable. Appuyez-vous sur mon bras, mon digne hôte ; ce cachot froid et humide vous a engourdi les membres ; souffrez que je vous aide à gagner un endroit où vous serez mieux.
Il fut interrompu par un bruit soudain, semblable à un cliquetis de ferraille, et tout-à-fait différent du tumulte qui régnait encore dans la ville et dont leurs oreilles étaient encore frappées, comme on entend de loin la voix mugissante de l’Océan courroucé.
– Par saint Pierre-ès-Liens ! s’écria Arthur qui avait reconnu sur-le-champ la cause de ce bruit, le geôlier a baissé la barre de la porte, ou elle lui a échappé des mains. Nous sommes sous les verrous, et la porte ne peut s’ouvrir que du dehors, holà ! chien de geôlier ! misérable ! ouvre la porte, ou ta vie répondra…
– Il n’entend probablement pas vos menaces, lui dit son père, et vos cris ne servent à rien. Mais êtes-vous bien sûrs que les Suisses soient en possession de la ville ?
– Nous en sommes les habitans paisibles, répondit le Landamman, mais pas un coup n’a été frappé de notre côté.
– En ce cas, reprit Philipson, vos gens vous retrouveront bientôt. Mon fils et moi nous ne sommes que de pauvres zéros, et l’on pourrait ne pas faire attention à notre absence ; mais vous êtes un chiffre trop important pour qu’on ne remarque pas la vôtre quand on récapitulera votre nombre.
– J’espère que c’est ce qui arrivera, dit le Landamman ; mais il me semble que je fais une assez sotte figure, enfermé ici comme un chat dans le buffet où il est venu voler de la crème. Arthur, mon brave garçon, ne voyez-vous aucun moyen de faire sauter la barre de fer ?
Arthur avait déjà examiné avec soin la porte et la serrure ; il répondit qu’il n’en trouvait aucun, qu’il fallait qu’ils s’armassent de patience et qu’ils attendissent, puisqu’ils ne pouvaient accélérer le moment de leur délivrance.
Arnold Biederman parut pourtant un peu piqué de la négligence de ses enfans et de ses compagnons.
– Tous nos jeunes gens, dit-il, ne sachant si je suis mort ou vivant, profitent sans doute de mon absence pour se livrer à la licence et au pillage. Le politique Rodolphe s’inquiète fort peu, je présume, que je reparaisse ou non. Le porte-bannière Zimmerman, ce fou à barbe grise, Bonstetten, qui se dit mon ami, tous m’ont abandonné, et pourtant ils savent que la sûreté du dernier d’entre eux m’est plus chère que la mienne. De par le ciel ! cela m’a l’air d’un stratagème. On dirait que ces jeunes insensés ont voulu se débarrasser d’un homme dont les principes étaient trop réguliers, trop pacifiques pour plaire à des gens qui ne rêvent que guerre et conquêtes.
Pendant que le Landamman à qui un mouvement d’humeur avait fait perdre la sérénité habituelle de son front, et qui craignait que ses concitoyens se conduisissent mal en son absence, parlait ainsi de ses amis et de ses compagnons, le tumulte qu’on avait entendu jusqu’alors fit place au silence le plus profond.
– Que faire maintenant ? dit Arthur ; j’espère qu’ils profiteront de ce moment de tranquillité pour faire un appel, et s’assurer s’il ne leur manque personne.
On aurait pu croire que le souhait du jeune Anglais avait été exaucé ; car à peine avait-il prononcé ces mots qu’ils entendirent lever la barre, et virent la porte entr’ouverte par quelqu’un qui monta ensuite l’escalier si rapidement, que ceux qu’il venait de délivrer de prison ne purent apercevoir leur libérateur.
– C’est sans doute le geôlier, dit le Landamman ; il a pu avoir quelque raison pour craindre que nous n’ayons plus de ressentiment de notre détention que de reconnaissance de notre mise en liberté.
Tandis qu’il parlait ainsi, ils montaient l’étroit escalier, et étant sortis de la tour ils entrèrent dans la rue où un spectacle étrange les attendait. Les députés suisses et leur escorte gardaient encore leurs rangs à l’endroit même où Hagenbach avait eu dessein de les attaquer. Quelques soldats de l’ex-gouverneur, désarmés et craignant la fureur d’une foule de citoyens qui remplissaient les rues, s’étaient postés, la tête baissée, derrière la petite phalange de montagnards, comme dans le lieu de refuge le plus sûr qu’ils pussent trouver ; mais ce n’était pas tout.
Les charriots qu’on avait placés pour obstruer le passage dans la rue étaient alors joints ensemble et servaient à soutenir une plate-forme, ou pour mieux dire un échafaud qu’on avait construit à la hâte avec des planches. Sur cet échafaud on voyait une chaise sur laquelle était assis un homme de grande taille, ayant la tête, le cou et les épaules nues, et le reste du corps couvert d’une armure complète. Il avait le visage pâle comme la mort, mais Arthur reconnut au premier coup d’œil le barbare gouverneur Archibald Von Hagenbach qui semblait être lié sur la chaise. À sa droite tout à côté de lui, était le prêtre de Saint-Paul, son bréviaire à la main et murmurant quelques prières. À sa gauche mais un peu en arrière, on voyait un homme robuste, portant un habit rouge, ayant les deux mains appuyées sur la poignée du sabre nu dont la description a été faite dans un des chapitres précédens. À l’instant même où Arnold Biederman arrivait, et avant qu’il eût le temps de demander ce que signifiait ce qu’il voyait, le prêtre fit quelques pas en arrière, l’exécuteur brandit son sabre et d’un seul coup fit tomber sur l’échafaud la tête de la victime. Des acclamations générales et des battemens de mains semblables à ceux qu’on accorde à un acteur qui a bien joué son rôle, applaudirent à cet acte de dextérité. Tandis que les artères du tronc répandaient un torrent de sang qu’absorbait la sciure de bois dont l’échafaud était couvert, l’exécuteur se présenta alternativement aux quatre coins, saluant le peuple avec un air de modestie gracieuse, et de nouveaux applaudissemens lui furent donnés.
– Chevaliers, nobles, gentilshommes de naissance libre, bons citoyens, dit-il, vous tous qui avez assisté à cet acte de haute justice, je vous prie de me rendre le témoignage que le jugement a été exécuté suivant la teneur de la sentence, et que la tête a été séparée du tronc d’un seul coup.
De nouvelles acclamations partirent de toutes parts.
– Vive notre scherfrichter Steinernherz, et puisse-t-il exercer ses fonctions sur plus d’un tyran !
– Nobles amis, dit l’exécuteur en saluant profondément les citoyens, j’ai encore un mot à vous dire et je le prononcerai avec fierté : Que Dieu fasse grâce à l’âme du brave et noble chevalier Archibald Von Hagenbach ! il a été le patron de ma jeunesse, mon guide dans le chemin de l’honneur. J’ai fait huit pas vers la liberté et la noblesse en faisant tomber par son ordre et son commandement les têtes de huit nobles et chevaliers ; et c’est en tranchant la sienne que je viens de faire le neuvième, qui me conduit à ce but : en reconnaissance de quoi j’emploierai à faire dire des messes pour le repos de son âme l’or contenu dans cette bourse qu’il m’a donnée il n’y a qu’une heure. Gentilshommes, nobles amis, que je puis regarder à présent comme mes égaux, la Férette vient de perdre un noble et d’en gagner un autre. Que Notre-Dame soit favorable au feu chevalier Archibald Von Hagenbach, et qu’elle bénisse et protége l’avancement dans le monde de Francis Steinernherz Von Blutsacker, maintenant libre et noble de droit.
À ces mots, détachant la plume qui décorait la toque du défunt, souillée du sang de celui qui l’avait portée et qui était sur l’échafaud près du corps d’Hagenbach, il la fixa à son bonnet écarlate ; et la foule fit retentir les airs de nouvelles acclamations, les uns pour l’applaudir, les autres pour se moquer de cette ridicule métamorphose.
Arnold Biederman retrouva enfin la parole dont la surprise l’avait d’abord privé. Dans le fait, cette exécution avait eu lieu si rapidement qu’il lui aurait été impossible d’y opposer son intervention.
– Qui a osé ordonner cette scène tragique ? s’écria-t-il avec indignation ; de quel droit a-t-elle eu lieu ?
Un jeune homme en habit bleu, richement décoré, se chargea de lui répondre.
– Les citoyens libres de Bâle ont suivi l’exemple que leur ont donné les pères de la liberté suisse ; et la mort du tyran Hagenbach a été prononcée du même droit que celle du tyran Gessler. Nous avons souffert jusqu’à ce que la coupe fût pleine, mais alors nous ne pouvions plus souffrir.
– Je ne dis pas qu’il n’avait pas mérité la mort, répliqua le Landamman ; mais par égard pour nous et pour vous-même, vous auriez pu l’épargner jusqu’à ce que le bon plaisir du Duc fût connu.
– Que nous parlez-vous du Duc ? s’écria le même jeune homme (Lauwrenz Neipperb, qu’Arthur avait vu au rendez-vous secret des Bâlois où Rodolphe l’avait conduit), que nous parlez-vous du duc de Bourgogne ? nous ne sommes pas ses sujets. L’empereur, notre seul souverain légitime, n’avait pas le droit de lui donner en gage la ville de la Férette qui est une dépendance de Bâle, au préjudice de notre ville libre. Il pouvait lui en déléguer les revenus, et en supposant qu’il l’ait fait, la dette a été payée deux fois, grâce aux exactions de cet oppresseur qui vient de recevoir un châtiment mérité. Mais continuez votre route, Landamman d’Underwald. Si notre conduite vous déplaît, allez la désavouer au pied du trône du duc de Bourgogne, mais ce sera désavouer en même temps Guillaume Tell, Stauffacher, Furst et Melchtal, les pères de la liberté suisse.
– Vous avez raison, répondit Arnold Biederman, mais le moment est malheureux et mal choisi. La patience aurait remédié à tous vos maux ; personne ne les ressentait plus vivement et n’aurait plus ardemment désiré vous en délivrer que celui qui vous parle. Mais, jeune imprudent, vous avez oublié la retenue convenable à votre âge et la soumission que vous devez à vos magistrats. Guillaume Tell et ses collègues étaient des hommes à qui leurs années avaient donné de l’expérience et du jugement ; ils étaient époux et pères ; ils avaient le droit de siéger au conseil et d’être les premiers à agir. Suffit ! je laisse aux magistrats et aux sénateurs de votre ville le soin d’approuver ou de blâmer votre conduite. Mais vous, porte-bannière de Berne, vous Zimmerman, vous Rodolphe, vous surtout, mon camarade et mon ami, Nicolas Bonstetten, pourquoi n’avez-vous pas pris ce misérable sous votre protection ? vous auriez par là prouvé au duc de Bourgogne que nous étions calomniés par ceux qui prétendent que nous cherchons une occasion de rupture avec lui et que nous excitons ses sujets à la révolte. Maintenant toutes ces préventions se trouveront confirmées dans l’esprit des gens qui retiennent plus facilement une mauvaise impression qu’ils n’en conçoivent une favorable.
– Aussi vrai que je vis de pain, voisin et compère, répondit Bonstetten, j’avais songé à faire mot à mot tout ce que vous venez de dire, et j’étais sur le point d’avancer au secours du gouverneur quand Rodolphe Donnerhugel m’a rappelé que vous aviez donné ordre qu’aucun Suisse ne quittât ses rangs, et qu’on laissât les habitans de Bâle responsables de leurs actions. À coup sûr, me dis-je alors à moi-même, mon compère Arnold sait mieux qu’aucun de nous ce qu’il convient de faire.
– Ah, Rodolphe ! Rodolphe ! dit le Landamman en le regardant d’un air mécontent, ne rougissez-vous pas d’avoir ainsi trompé un vieillard ?
– Moi l’avoir trompé ! c’est une accusation dure à entendre, Landamman, dit Rodolphe avec son ton de déférence ordinaire, mais il n’est rien que je ne puisse supporter de votre part. Je dirai seulement qu’étant membre de cette députation, c’est un devoir pour moi de penser et de donner mon opinion, surtout en l’absence de celui qui est assez sage pour nous conduire et nous diriger tous.
– Vous avez toujours de belles paroles, Rodolphe, répliqua Arnold Biederman, et j’espère que vos intentions sont aussi pures ; cependant il y a des instans où je ne puis m’empêcher d’en douter. Quoi qu’il en soit, n’ayons pas de querelles entre nous, et maintenant donnez-moi votre avis, mes amis. Rendons-nous pour cela à l’endroit le plus convenable, dans cette église. Nous remercierons d’abord le ciel de nous avoir protégés contre l’assassinat, et nous tiendrons ensuite conseil sur ce que nous devons faire.
Le Landamman marcha en avant, et ses collègues le suivirent dans l’église de Saint-Paul. Rodolphe, comme le plus jeune, laissa passer les autres avant lui, et saisit cette occasion pour faire signe à Rudiger, l’aîné des fils d’Arnold Biederman, de venir lui parler, et pour lui dire à l’oreille de débarrasser la députation des deux marchands anglais.
– Il faut qu’ils partent, mon cher Rudiger, dit-il, emploie des moyens de douceur s’il est possible, mais il faut qu’ils partent sur-le-champ. Ton père est comme ensorcelé par ces deux colporteurs anglais, et il n’écoutera que leurs conseils. Or tu sais comme moi, mon cher Rudiger, qu’il n’appartient pas à de pareils hommes de faire la loi à des Suisses libres. Tâche de retrouver les marchandises de clinquant qu’on leur a volées, ou du moins ce qui en reste, aussi promptement que tu le pourras, et au nom du ciel, fais-les partir.
Rudiger ne lui répondit que par un signe d’intelligence, et alla offrir ses services à Philipson pour faciliter son départ. Le marchand prudent désirait s’éloigner de la scène de confusion que présentait la ville, autant que le jeune Suisse souhaitait le voir en marche. Il voulait seulement tâcher de recouvrer la petite boîte de santal dont le gouverneur s’était emparé. Rudiger Biederman s’occupa donc sur-le-champ d’une recherche exacte pour retrouver cet écrin précieux, et il était d’autant plus à espérer qu’elle ne serait pas inutile, que la simplicité des Suisses empêchait qu’ils n’attachassent aux bijoux qui y étaient contenus leur valeur véritable. On fouilla donc avec le plus grand soin non-seulement les poches du feu gouverneur, mais de tous ceux qui avaient approché de lui à l’instant de son exécution, et ceux qu’on supposait avoir joui de sa confiance.
Arthur aurait volontiers dérobé quelques momens pour faire ses adieux à Anne de Geierstein, mais le grand voile gris ne se voyait plus dans les rangs des Suisses ; et il était raisonnable de croire que pendant la confusion qui avait suivi l’exécution d’Archibald Von Hagenbach, et tandis que les membres de la députation étaient réunis dans l’église, elle s’était réfugiée dans quelque maison voisine : car les soldats qui l’entouraient n’étant plus retenus par la présence de leurs chefs, s’étaient dispersés, les uns pour chercher les marchandises dont les Anglais avaient été dépouillés, les autres pour partager les réjouissances des jeunes Bâlois victorieux et des bourgeois de la Férette qui les avaient admis de si bon cœur dans l’intérieur de leur ville.
Le cri général qui s’élevait parmi eux était qu’il fallait que la Férette, qui avait si long-temps été considérée comme le frein des Suisses Confédérés, et comme une barrière contre leur commerce, reçût une garnison pour les protéger contre la tyrannie et les exactions du duc de Bourgogne et de ses officiers. Toute la ville était livrée à des transports de joie désordonnés ; les citoyens se disputaient à qui offrirait des rafraîchissemens aux Suisses, et les jeunes gens qui servaient d’escorte à la députation profitaient gaîment et avec un air de triomphe des circonstances grâce auxquelles l’embuscade préparée contre eux par la trahison s’était changée en un accueil hospitalier.
Au milieu de cette scène de confusion il était impossible qu’Arthur quittât son père, même pour céder au mouvement qui lui faisait désirer d’avoir quelques instans à sa disposition. Triste, sombre et pensif, il resta donc près de lui pour l’aider à remettre en ordre et à placer sur leur mule leurs balles et leurs valises ; car les jeunes Suisses avaient réussi à les recouvrer après la mort du gouverneur, et ils s’empressaient à l’envie l’un de l’autre de les rapporter à celui qui en était le propriétaire légitime. C’était même avec difficulté que Philipson, à qui Hagenbach n’avait pas songé à prendre l’argent comptant qu’il portait sur lui, venait à bout de les forcer à accepter la récompense qu’il croyait devoir à ceux qui lui rendaient ses propriétés. Ceux-ci dans leurs idées simples et bornées regardaient cette récompense comme beaucoup au-dessus de la valeur de ce qu’ils lui rapportaient.
Cette scène avait à peine duré dix à quinze minutes, quand Rodolphe Donnerhugel s’approcha de Philipson, et l’invita de la manière la plus polie à se rendre avec lui près du conseil des chefs de la députation des Cantons suisses, qui désiraient, dit-il, avoir les lumières de son expérience sur quelques questions importantes relativement à la conduite qu’ils devaient tenir dans cette circonstance inattendue.
– Veillez à nos affaires, Arthur, et ne bougez pas de l’endroit où je vous laisse, dit Philipson à son fils. Songez surtout au paquet scellé dont j’ai été dépouillé d’une manière si illégale et si infâme : il est de la plus grande importance qu’il se retrouve.
À ces mots, il se prépara à suivre le jeune Bernois ; et celui-ci lui dit à demi-voix, d’un ton confidentiel, tandis qu’ils se rendaient en se tenant par le bras à l’église Saint-Paul :
– Je crois qu’un homme sage comme vous l’êtes ne sera guère porté à nous conseiller de nous rendre devant le duc de Bourgogne, dans un moment où il va être courroucé de la perte de sa forteresse et de l’exécution de son gouverneur. Du moins, je suppose que vous serez trop judicieux pour nous accorder plus long-temps l’avantage de votre compagnie et de votre société, puisque ce ne serait que vous exposer volontairement à partager notre naufrage.
– Je donnerai le meilleur avis qu’il me sera possible, répondit Philipson, quand je saurai plus particulièrement quelles sont les circonstances qui font qu’on me le demande.
Rodolphe proféra à demi-voix un jurement, ou du moins une exclamation d’humeur, et conduisit Philipson à l’église sans lui produire de nouveaux argumens.
Les quatre députés étaient assemblés en conclave dans une petite chapelle de l’église, dédiée à saint Magnus, martyr. Ils étaient devant la statue du saint héros, représenté armé comme lorsqu’il vivait. Le prêtre de Saint-Paul y était aussi présent, et semblait prendre un vif intérêt à la discussion qui avait lieu. Il y eut un instant de silence général quand Philipson arriva, et le Landamman lui adressa ensuite la parole en ces termes :
– Signor Philipson, nous vous regardons comme un homme ayant beaucoup voyagé, au fait des mœurs des pays étrangers, et connaissant le caractère de Charles, duc de Bourgogne ; vous n’ignorez pas que nous portons dans cette mission le désir ardent de maintenir la paix avec ce prince ; vous savez aussi ce qui vient de se passer aujourd’hui, et qu’on aura probablement soin de lui peindre sous les couleurs les plus défavorables. Nous conseilleriez-vous, en pareil cas, de nous rendre en présence du Duc, chargés de tout l’odieux de cet événement, ou croyez-vous que nous ferions mieux de retourner en Suisse, et de nous préparer à la guerre contre la Bourgogne ?
– Que pensez-vous vous-mêmes à ce sujet ? demanda l’Anglais circonspect.
– Nous sommes divisés d’opinions, répondit le député de Berne. Pendant trente ans j’ai porté la bannière de Berne contre ses ennemis, et je suis plus disposé à la porter encore contre les lances des chevaliers du Hainaut et de la Lorraine, qu’à souffrir le traitement insultant auquel nous devons nous attendre au pied du trône du Duc.
– C’est placer notre tête dans la gueule du lion, si nous nous présentons devant lui, dit Zimmerman, le député de Soleure. Mon avis est que nous retournions sur nos pas.
– S’il ne s’agissait que de ma vie, dit Rodolphe Donnerhugel, je ne conseillerais pas la retraite ; mais le Landamman d’Underwald est le père des Cantons-Unis, et ce serait un parricide que de consentir à mettre sa vie en péril. Mon avis est que nous retournions en Suisse, et que la Confédération prenne une attitude défensive.
– Mon opinion est toute différente, dit Arnold Biederman, et je ne pardonnerai à qui que ce soit qui par amitié véritable ou prétendue mettra mon humble existence en balance avec l’avantage des Cantons. Si nous marchons en avant, nous risquons notre tête : soit. Mais si nous retournons en arrière, nous entraînons notre pays dans une guerre contre une des premières puissances de l’Europe. Dignes concitoyens, vous êtes braves quand il s’agit de combattre ; montrez à présent une bravoure non moins intrépide, et n’hésitons pas à nous exposer aux dangers personnels qui peuvent nous menacer, quand ils nous offrent une chance de paix pour notre patrie.
– Je pense et je vote comme mon voisin et mon compère Arnold Biederman, dit le député laconique de Schwitz.
– Vous voyez que nous sommes divisés d’opinions, dit le Landamman à Philipson. Quelle est la vôtre ?
– Je vous demanderai d’abord, répondit Philipson, quelle part vous avez prise à l’assaut d’une ville occupée par les forces du Duc, et à la mort de son gouverneur ?
– J’atteste le ciel, dit le Landamman, que jusqu’au moment où la ville a été prise d’une manière si inattendue, j’ignorais ce projet d’attaque.
– Et quant à l’exécution du gouverneur, dit le prêtre de Saint-Paul, je vous jure, étranger, par mon saint ordre, qu’elle a eu lieu en vertu d’une sentence qui a été rendue par un tribunal compétent, et que Charles, duc de Bourgogne, lui-même est tenu de respecter. Les membres de la députation suisse ne pouvaient ni accélérer ni retarder les suites de ce jugement.
– S’il en est ainsi, dit Philipson, et si vous pouvez prouver que vous n’avez pris aucune part à ces événemens qui doivent nécessairement enflammer de courroux le duc de Bourgogne, l’avis que j’ai à vous donner est certainement de continuer votre voyage : vous pouvez être sûrs que ce prince vous écoutera avec justice et impartialité, et peut-être en obtiendrez-vous une réponse favorable. Je connais Charles de Bourgogne ; je puis même dire, prenant en considération la différence de condition et de rang, que je le connais bien. Son courroux sera terrible quand il apprendra ce qui vient de se passer ici ; et je ne doute pas qu’il ne commence par vous en accuser ; mais si lors de l’examen qu’il fera de toutes les circonstances de ces événemens vous êtes en état de vous justifier de ces fausses accusations, le sentiment intime de sa première injustice fera pencher la balance en votre faveur, et en ce cas, d’un excès de sévérité il tombera peut-être dans une excessive indulgence. Mais il faut que votre cause soit plaidée avec fermeté devant le Duc par quelque bouche qui connaisse mieux que la vôtre le langage des cours. J’aurais pu vous rendre ce service d’ami si je n’eusse été dépouillé d’un paquet précieux que je portais au Duc, et qui devait être la preuve de ma mission auprès de lui.
– C’est un misérable prétexte, dit Donnerhugel à l’oreille du porte-bannière, pour obtenir de nous une indemnité des marchandises qu’on lui a volées.
Le Landamman lui-même eut peut-être un moment la même idée.
– Marchand, dit-il, nous nous regardons comme tenus de vous indemniser, c’est-à-dire si nos moyens peuvent y suffire, des pertes que vous avez pu faire en comptant sur notre protection.
– Et nous le ferons, dit le vieux député de Schwitz, quand même il devrait nous en coûter vingt sequins.
– Je ne puis avoir droit à aucune indemnité, répondit Philipson, puisque je m’étais séparé de vous avant d’avoir souffert aucune perte ; et si je regrette cette perte c’est moins pour l’objet en lui-même, quoiqu’il soit d’une valeur beaucoup plus considérable que vous ne pouvez vous l’imaginer, que parce que c’était un signe de reconnaissance entre une personne de grande importance et le duc de Bourgogne. Maintenant que j’en suis privé, je crains de n’avoir pas auprès de Sa Grâce le crédit que je désirerais avoir, tant pour moi que pour vous. Sans cet objet, et ne m’adressant à lui que comme un voyageur, un particulier, je ne puis parler comme je l’aurais fait si j’avais pu employer le nom des personnes qui m’ont chargé de cette mission.
– Le paquet important, dit le Landamman, sera cherché soigneusement, et l’on aura soin de vous le faire rendre. Quant à nous, pas un seul Suisse ne connaît la valeur de ce qu’il contient, et s’il est tombé dans les mains de quelqu’un de nos gens, il le rapportera comme une bagatelle à laquelle il n’attache aucun prix.
Comme il parlait ainsi on frappa à la porte de la chapelle. Rodolphe, qui en était le plus près, entra en pourparlers avec ceux qui étaient en dehors, et dit avec un sourire qu’il réprima sur-le-champ, de peur d’offenser Arnold Biederman : – C’est ce bon jeune homme Sigismond : l’admettrai-je à notre délibération ?
– Le pauvre garçon ! à quoi bon ? dit le Landamman avec un sourire mélancolique.
– Permettez-moi pourtant de lui ouvrir la porte, dit Philipson ; il désire entrer, et peut-être a-t-il des nouvelles à nous apprendre. J’ai remarqué, Landamman, que quoiqu’il soit lent à concevoir ses idées et à les expliquer, il en a quelquefois d’heureuses, et qu’il est ferme dans ses principes.
Il fit donc entrer Sigismond, tandis qu’Arnold Biederman, quoique sensible au compliment que Philipson venait de faire à un jeune homme dont l’esprit était certainement le plus lourd de toute sa famille, craignait que son fils ne donnât quelque preuve publique de la pauvreté de son génie ou de son manque total d’intelligence. Sigismond entra pourtant avec un air de confiance, et certainement ce n’était pas sans raison, car pour toute explication il présenta à Philipson le collier de brillans avec la boite qui le contenait.
– Cette jolie chose est à vous, lui dit-il ; du moins c’est ce que je viens d’apprendre de votre fils Arthur, qui m’a dit que vous serez charmé de l’avoir retrouvée.
– Je vous remercie de tout mon cœur, répondit le marchand. Ce collier est certainement à moi, c’est-à-dire le paquet qui le contenait m’a été confié ; et il est pour moi en ce moment d’un bien plus grand prix que sa valeur réelle, puisqu’il est le gage et la preuve de la mission importante dont j’ai à m’acquitter. Mais, mon jeune ami, continua-t-il en s’adressant à Sigismond, comment avez-vous été assez heureux pour recouvrer ce que nous avions inutilement cherché jusqu’ici ? Recevez tous mes remerciemens, et ne me croyez pas trop curieux si je vous demande comment vous vous en trouvez en possession.
– Quant à cela, répondit Sigismond, l’histoire ne sera pas bien longue ; je m’étais planté aussi près de l’échafaud que je l’avais pu, n’ayant jamais vu d’exécution. Je remarquai que l’exécuteur, qui me parut remplir ses fonctions très adroitement, à l’instant où il couvrait d’un drap le corps du défunt, lui prenait dans la poche quelque chose qu’il mit à la hâte dans la sienne : si bien que lorsque j’entendis dire qu’il y avait un objet de valeur qu’on ne pouvait retrouver, je me mis à la recherche du coquin. J’appris qu’il était allé commander des messes jusqu’à concurrence de cent couronnes, au grand autel de Saint-Paul, et je réussis à apprendre qu’il était dans une taverne de la ville, où quelques hommes de mauvaise mine buvaient joyeusement à sa santé, en félicitation de ce qu’il était devenu libre et noble. Je me présentai au milieu d’eux, ma pertuisane à la main, et je sommai monseigneur de me remettre ce dont il s’était emparé, s’il ne voulait sentir le poids de mon arme. Sa seigneurie le bourreau hésita, et il avait envie de me chercher querelle ; mais j’insistai de telle sorte qu’il jugea à propos de me remettre le paquet, et j’espère, signor Philipson, que vous y trouverez tout ce qu’on vous a pris. Je les laissai continuer à se divertir, et… et… et voilà toute l’histoire.
– Vous êtes un brave garçon, dit Philipson : et quand le cœur va toujours droit la tête ne peut aller de travers que rarement. Mais l’église ne perdra pas ce qui lui est dû, et avant de quitter la Férette je me charge de payer les messes que cet homme avait demandées pour le repos de l’âme d’Archibald Von Hagenbach, qui a été si brusquement congédié de ce monde.
Sigismond allait répliquer ; mais Philipson craignant que la simplicité de ce jeune homme ne lui fît dire quelque chose qui pourrait diminuer le plaisir que le Landamman éprouvait de la conduite de son fils, se hâta d’ajouter :
– Maintenant, mon jeune ami, reprends cette boîte, et porte-la sur-le-champ à mon fils Arthur.
Évidemment satisfait de recevoir des applaudissemens auxquels il était peu habitué, Sigismond partit sur-le-champ, et il ne resta plus dans la chapelle que les membres du conseil.
Il y eut un moment de silence, car le Landamman ne pouvait s’empêcher de se livrer au plaisir dont il jouissait en voyant la sagacité que le pauvre Sigismond avait montrée en cette occasion, quoiqu’on ne dût guère s’y attendre d’après la teneur générale de sa conduite. C’était pourtant un sentiment auquel les circonstances ne lui permettaient pas de s’abandonner publiquement, et il se réserva la satisfaction d’en jouir ensuite en secret, en dédommagement des inquiétudes qu’il avait conçues si souvent sur l’intelligence bornée de ce jeune homme plein de simplicité. Enfin il s’adressa à Philipson avec l’air franc et ouvert qui lui était naturel.
– Signor Philipson, lui dit-il, nous ne vous regarderons pas comme lié par les offres que vous nous avez faites quand ces pierres brillantes n’étaient plus en votre possession, parce que souvent un homme peut croire que s’il était en telle position il pourrait faire des choses qu’il trouve lors de sa portée quand il y est arrivé ; mais à présent que vous avez si heureusement et d’une manière si inattendue recouvré la possession de l’objet que vous disiez devoir vous donner un certain crédit auprès du duc de Bourgogne, je vous demande si vous croyez pouvoir nous servir de médiateur auprès de lui, comme vous nous l’aviez proposé auparavant.
Tous se penchèrent en avant pour mieux entendre la réponse du marchand.
– Landamman, dit Philipson, jamais dans un moment de difficulté je n’ai fait une promesse que je ne fusse prêt à tenir quand cette difficulté n’existe plus. Vous dites que vous n’avez pris aucune part à l’attaque de la Férette, et je vous crois. Vous dites aussi que l’exécution d’Archibald Von Hagenbach a eu lieu en vertu d’une sentence sur laquelle vous n’avez eu ni pu avoir aucune influence. Rédigez un procès-verbal constatant toutes ces circonstances, avec les preuves, autant que faire se pourra ; confiez-moi cette pièce sous votre sceau, si vous le jugez convenable, et si ces faits sont bien établis je vous donne ma parole de… de… d’honnête homme et d’Anglais né libre, que le duc de Bourgogne ne vous retiendra pas prisonnier, et ne vous fera aucune injure personnelle. J’espère aussi prouver à Charles, par de fortes et puissantes raisons, qu’un traité d’amitié entre la Bourgogne et les Cantons-Unis de l’Helvétie serait de sa part une mesure sage et généreuse. Il est possible que j’échoue à l’égard de ce dernier point, et en ce cas j’en serai profondément affligé. Mais en vous garantissant votre arrivée sans danger à la cour du Duc, et votre paisible retour dans votre pays, je ne crois pas que je risque de me tromper. Si je suis dans l’erreur, ma vie et celle de mon fils unique, de mon fils chéri, paieront la rançon de mon excès de confiance dans l’honneur et dans la justice du Duc.
Les autres députés gardèrent le silence, et restèrent les veux fixés sur le Landamman ; mais Rodolphe Donnerhugel prit la parole.
– Devons-nous donc, s’écria-t-il, exposer notre vie, et ce qui nous est encore plus cher, celle de notre honorable collègue Arnold Bidermann, sur la simple parole d’un marchand étranger ? Nous connaissons tous le caractère du Duc ; nous savons quelle haine l’a toujours animé contre notre pairie et ses intérêts. Il me semble que ce marchand anglais devrait nous expliquer plus clairement sur quoi est fondé son espoir de crédit à la cour de Bourgogne, s’il veut que nous lui accordions une confiance si entière.
– C’est ce que je ne suis pas libre de faire, Rodolphe Donnerhugel, répondit le marchand ; je ne cherche point à connaître vos secrets d’aucune espèce ; les miens sont sacrés. Si je ne consultais que ma propre sûreté, le parti le plus sage que j’aurais à prendre ce serait de me séparer de vous en ce moment. Mais le but de votre mission est la paix ; votre retour immédiat en Suisse après ce qui vient de se passer à la Férette rendrait la guerre inévitable ; or, je crois pouvoir vous garantir une audience où vous parlerez au Duc librement et sans danger ; et quand il s’agit d’assurer la paix de la chrétienté, je suis disposé à braver tous les périls personnels qui pourraient me menacer.
– N’en dites pas davantage, digne Philipson, reprit le Landamman ; nous ne doutons pas de votre bonne foi, et malheur à qui ne peut en lire le caractère gravé sur votre front ! Nous marcherons donc en avant, prêt à hasarder notre sûreté à la cour d’un prince despote, plutôt que de ne pas nous acquitter de la mission dont notre pays nous a chargé. Celui qui ne risque que sa vie sur le champ de bataille n’est brave qu’à demi. Il y a d’autres dangers qu’il est également honorable d’affronter ; et puisque l’intérêt de la Suisse exige que nous nous y exposions, aucun de nous n’hésitera à en courir le risque.
Les autres membres de la députation annoncèrent leur assentiment par un signe de tête ; le conclave se sépara, et l’on ne songea plus qu’à se préparer à entrer en Bourgogne.