« Le soleil, sur le point de finir sa carrière,
« Frappait de ses derniers rayons
« La côte des rochers tapissés de bruyère,
« Et du Rhin dorait les sillons. »
Southey
Les députés suisses consultèrent alors le marchand anglais sur tous leurs mouvemens. Il les exhorta à faire leur voyage avec toute la diligence possible, afin d’être les premiers à rendre compte au Duc des événemens qui venaient de se passer à la Férette, et de prévenir ainsi les bruits défavorables qui pourraient arriver jusqu’à lui sur leur conduite en cette occasion. Philipson leur recommanda aussi de congédier leur escorte ; les armes et le nombre de ceux qui la composaient pouvaient donner de l’ombrage et de la défiance, et elle était trop faible pour les défendre. Enfin il leur conseilla de se rendre soit à Dijon, soit en tout autre endroit où le Duc pourrait être alors, à grandes journées et à cheval.
Cette dernière proposition éprouva pourtant une résistance invincible de la part de l’individu qui s’était montré jusqu’alors le plus maniable de tous les députés, et l’écho perpétuel du bon plaisir du Landamman. Quoique Arnold Biederman eût déclaré que l’avis de Philipson était excellent, l’opposition de Nicolas Bonstetten fut absolue et insurmontable, parce que s’étant jusqu’alors fié à ses jambes pour le transporter d’un endroit à un autre, il lui était impossible de se résoudre à se livrer à la discrétion d’un cheval. Comme on le trouva obstiné sur ce point, il fut définitivement résolu que les deux Anglais partiraient d’avance, marcheraient avec toute la célérité possible, et que Philipson informerait le Duc de tout ce qu’il avait vu lui-même de la prise de la Férette. Le Landamman l’assura en outre que les détails relatifs à la mort du gouverneur seraient envoyés au Duc par un homme de confiance dont l’attestation à ce sujet ne pourrait être révoquée en doute.
Cette marche fut adoptée, Philipson assurant qu’il espérait obtenir du Duc une audience particulière aussitôt son arrivée.
– Vous avez droit de compter sur mon intercession, dit-il ; elle s’étendra aussi loin qu’il sera possible, et personne ne peut mieux que moi rendre témoignage de la cruauté et de la rapacité insatiable d’Archibald Von Hagenbach, puisque j’ai été si près d’en être victime. Mais quant à son jugement et à son exécution, je ne sais et ne puis rien dire à ce sujet ; et comme le duc Charles demandera certainement pourquoi l’exécution de son gouverneur a eu lieu sans un appel à son propre tribunal, il est à propos ou que vous m’appreniez les faits que vous avez à alléguer, ou du moins que vous envoyiez le plus promptement possible tous les renseignemens et toutes les preuves que vous avez à lui soumettre sur ce point important.
La proposition du marchand fit naître un embarras visible sur les traits du Landamman ; et ce fut évidemment en hésitant qu’Arnold Biederman l’ayant tiré un peu à l’écart, lui dit à demi-voix :
– Mon digne ami, les mystères sont en général comme les tristes brouillards qui voilent les traits les plus nobles de la nature ; mais de même que ces brouillards, ils surviennent quelquefois quand nous le voudrions le moins et quand nous désirerions montrer le plus de franchise et d’ouverture de cœur. Vous avez vu la manière dont Hagenbach a été mis à mort ; nous aurons soin de faire savoir au Duc en vertu de quelle autorité il y a été condamné. C’est tout ce que je puis dire en ce moment sur ce sujet, et permettez-moi d’ajouter que moins vous en parlerez à qui que ce soit, moins vous serez dans le cas d’en éprouver quelque inconvénient.
– Digne Landamman, dit l’Anglais, de même que vous je déteste les mystères, tant par esprit national que par mon caractère personnel. Cependant j’ai une si ferme confiance dans votre honneur et dans votre franchise, que vous serez mon guide dans ces circonstances obscures et secrètes comme au milieu des brouillards et des rochers de votre pays natal. Dans l’un et dans l’autre cas je suis décidé à accorder une confiance sans bornes à votre sagacité. Permettez-moi seulement de vous recommander que les explications que vous devez donner à Charles lui soient envoyées aussi promptement qu’elles doivent être claires et franches. Les choses étant ainsi, je me flatte que mon humble crédit auprès du Duc pourra mettre un certain poids dans la balance en votre faveur. Et maintenant nous allons nous séparer, mais, comme je l’espère, pour nous rejoindre bientôt.
Philipson alla retrouver son fils, qu’il chargea de louer des chevaux et de chercher un guide pour les conduire en toute diligence en présence du duc de Bourgogne. Ayant questionné divers habitans de la ville et notamment quelques soldats du feu gouverneur, ils apprirent enfin que Charles était occupé depuis quelque temps à prendre possession de la Lorraine, et que soupçonnant à l’empereur d’Allemagne et à Sigismond duc d’Autriche des intentions peu amicales à son égard, il avait rassemblé près de Strasbourg une partie considérable de son armée, afin d’être prêt à réprimer toute tentative que pourraient faire ces princes ou les villes libres de l’Empire pour l’arrêter dans le cours de ses conquêtes. Le duc de Bourgogne à cette époque méritait bien le surnom de Téméraire, puisque, entouré d’ennemis comme un des plus nobles animaux que poursuivent les chasseurs, il tenait en respect par son maintien ferme et audacieux, non-seulement les princes et les États dont nous venons de parler, mais même le roi de France, non moins puissant et beaucoup meilleur politique qu’il ne l’était lui-même.
Les deux voyageurs se dirigèrent donc vers le camp du duc de Bourgogne, chacun d’eux étant livré à des réflexions profondes et mélancoliques qui l’empêchaient peut-être de faire beaucoup d’attention à ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon ; ils marchaient en hommes absorbés dans leurs pensées, et s’entretenaient moins fréquemment qu’ils n’avaient été habitués à le faire dans leurs voyages précédens. Le noble caractère de Philipson, son respect pour la probité du Landamman et sa reconnaissance de l’hospitalité qu’il en avait reçue, l’avaient empêché de séparer sa cause de celle des députés suisses, et il ne se repentait nullement de la générosité qui l’avait déterminé à leur rester attaché. Mais quand il se rappelait la nature et l’importance de l’affaire personnelle dont il avait à traiter avec un prince fier, impérieux et irritable, il ne pouvait s’empêcher de regretter que les circonstances eussent mêlé sa mission particulière, si intéressante pour lui et pour ses amis, avec celle de personnes que le Duc verrait probablement de si mauvais œil qu’Arnold Biederman et ses compagnons ; quelque reconnaissant qu’il fût de l’accueil hospitalier qui lui avait été fait à Geierstein, il était fâché que la nécessité l’eût forcé d’en profiter.
Les idées qui occupaient Arthur n’étaient pas d’un genre plus satisfaisant. Il se trouvait de nouveau séparé de l’objet vers lequel, presque malgré sa propre volonté, ses pensées se reportaient sans cesse ; et cette seconde séparation avait eu lieu après qu’il avait contracté une dette nouvelle de reconnaissance, et lorsque son imagination ardente avait trouvé pour s’en occuper l’attrait de certaines circonstances mystérieuses. Comment pouvait-il concilier le caractère d’Anne de Geierstein, qu’il avait connue si douce, si franche, si pure, si simple, avec celui de la fille d’un sage, d’un esprit élémentaire, pour qui la nuit était comme le jour, à qui un cachot impénétrable était ouvert comme le portique d’un temple ? pouvait-il identifier deux êtres si différens, ou, quoique offrant aux yeux la même forme et les mêmes traits, l’un était-il une habitante de la terre, l’autre un fantôme auquel il était permis de se montrer parmi des créatures d’une essence différente de la sienne ?… Ne la reverrait-il plus ? Ne recevrait-il jamais de sa propre bouche l’explication des mystères qui se rattachaient d’une manière si étrange à tout ce qu’il se rappelait d’elle ? Telles étaient les questions qui occupaient l’esprit du jeune voyageur, et qui l’empêchaient d’interrompre la rêverie dans laquelle son père était plongé, et même d’y faire attention.
Si l’un ou l’autre des deux voyageurs eût été disposé à tirer quelque amusement de la vue du pays traversé par la route qu’ils suivaient, les environs du Rhin étaient bien propres à leur en procurer. La rive gauche de ce noble fleuve offre à la vérité un pays plat et uniforme ; car la chaîne des montagnes d’Alsace qui en suit le cours ne s’en approche pas assez pour varier la surface unie de la vallée qui la sépare de ses rives ; mais ce grand fleuve roulant ses eaux avec impétuosité et se précipitant autour des îles qui veulent en interrompre le cours, est en lui-même un des spectacles les plus majestueux qu’offre la nature ; la rive droite en est ornée et embellie de montagnes nombreuses, couvertes de bois et séparées par des vallées : c’est ce qui forme le pays si connu sous le nom de la Forêt-Noire, dont la superstition crédule rapporte tant de sombres légendes. Ce canton avait aussi de justes et véritables objets de terreur. Les vieux châteaux qu’on voyait de temps en temps sur les bords du Rhin, ou sur ceux des torrens et des rivières qui y portent leurs eaux, n’étaient point alors des ruines pittoresques rendues intéressantes par l’histoire de leurs anciens habitans ; ils étaient encore les forteresses véritables et imprenables en apparence de ces chevaliers-brigands dont nous avons déjà parlé plus d’une fois, et dont nous avons lu tant d’histoires étranges depuis que Goëthe, auteur né pour tirer de son long sommeil la gloire littéraire de l’Allemagne, a mis en forme de drame celle de Goetz de Berlichingen. Les dangers auxquels exposait le voisinage de ces citadelles n’étaient connus que sur la rive droite du Rhin, c’est-à-dire du côté de l’Allemagne ; car la largeur et la profondeur de ce noble fleuve empêchaient ces maraudeurs de faire des excursions en Alsace. Cette rive était en possession des villes libres de l’Empire, et par conséquent la tyrannie féodale des seigneurs germaniques pesait principalement sur leurs propres citoyens qui, irrités de leurs oppressions et épuisés par leurs rapines, étaient obligés d’y opposer des barrières d’une nature aussi extraordinaire que les griefs dont ils cherchaient à se défendre.
Mais la rive gauche du fleuve sur la plus grande partie de laquelle Charles duc de Bourgogne exerçait son autorité à différens titres, était sous la protection régulière des magistrats ordinaires qui, pour s’acquitter de leurs devoirs, étaient soutenus par des troupes nombreuses de soldats stipendiés, dont la solde se payait sur les revenus privés de Charles ; car de même que Louis son rival et d’autres princes de cette époque, il avait reconnu que le système féodal donnait aux vassaux un degré d’indépendance qui pouvait être dangereux, et il avait pensé qu’il valait mieux y substituer une armée permanente, composée de compagnies-franches, ou soldats de profession. L’Italie fournissait la plupart de ces bandes qui formaient la force de l’armée de Charles, ou qui du moins en étaient la partie en laquelle il avait le plus de confiance.
Nos voyageurs continuèrent donc leur chemin sur les bords du Rhin avec autant de sécurité qu’on pouvait en espérer dans ce temps de violence et de désordre. Enfin Philipson, après avoir examiné quelque temps le guide qu’Arthur avait loué, demanda tout à coup à son fils qui était cet homme.
Arthur lui répondit qu’il avait mis trop d’empressement à trouver quelqu’un qui connût bien la route et qui fût disposé à leur servir de guide, pour avoir eu le temps de prendre des informations bien exactes sur sa qualité et sa profession ; mais que d’après son extérieur, il pensait que c’était un de ces ecclésiastiques qui parcouraient le pays pour vendre des reliques, des chapelets et des agnus, et qui n’obtenaient le respect en général que des classes inférieures qu’on les accusait souvent de tromper en abusant de leur superstition.
Le costume de cet homme annonçait moins un frère mendiant qu’un dévot laïque ou pèlerin allant visiter les tombeaux des saints. Il portait le chapeau, la cédule, le bourdon, et la dalmatique d’étoffe grossière, dont la forme ressemblait assez au manteau d’un hussard moderne, que prenaient alors ceux qui entreprenaient ces excursions religieuses. Les clefs de saint Pierre, grossièrement découpées en drap écarlate, étaient attachées derrière son manteau, placées en sautoir, en termes de blason. Il paraissait âgé au moins de cinquante ans, était bien fait, vigoureux pour son âge, et avait une physionomie qui, sans être repoussante, était loin d’offrir quelque chose qui prévînt en sa faveur. L’expression de ses yeux annonçait de l’astuce, et la vivacité de tous ses mouvemens faisait souvent contraste avec le caractère de sainteté grave qu’il prenait. Cette différence entre le costume et la physionomie se rencontrait assez souvent parmi les gens de sa profession, qu’un grand nombre embrassait plutôt pour satisfaire une habitude de vagabondage et de fainéantise que par vocation religieuse.
– Qui es-tu, brave homme ? lui demanda Philipson ; quel nom dois-je te donner pendant que nous sommes compagnons de voyage ?
– Barthélemi, monsieur, répondit le guide, frère Barthélemi ; je pourrais dire Bartholomæus, mais il ne convient pas à un pauvre frère lai comme moi d’aspirer à l’honneur d’un nom savant.
– Et quel est le but de ton voyage, frère Barthélemi ?
– Le but de mon voyage sera celui du vôtre, monsieur. J’irai partout où mes services comme guide pourront vous être utiles, supposant toujours que vous m’accorderez le loisir de m’acquitter de mes pratiques de dévotion aux saintes stations que nous trouverons chemin faisant.
– C’est-à-dire que ton voyage n’a ni but fixe ni objet pressant ?
– Aucun en particulier, comme vous le dites fort bien, monsieur. Je ferais pourtant mieux de dire que mon voyage embrasse tant d’objets qu’il m’est indifférent de commencer par l’un ou par l’autre. J’ai fait vœu de passer quatre ans à voyager de lieu saint en lieu saint ; mais mon vœu ne m’oblige pas à les visiter dans un certain ordre et à tour de rôle.
– C’est-à-dire que ton vœu de pèlerinage ne t’empêche pas de te louer en qualité de guide aux voyageurs ?
– Si je puis unir la dévotion pour les bienheureux Saints dont je visite les reliques à un service rendu à un de mes semblables qui est en voyage et qui a besoin d’un conducteur, je pense que ces deux objets peuvent parfaitement se concilier ensemble.
– Surtout parce qu’un peu de profit mondain tend à lier ensemble ces deux devoirs, quand même ils seraient incompatibles sans cela.
– C’est votre bon plaisir de parler ainsi, monsieur ; mais vous pourriez vous-même, si vous le vouliez, tirer de ma compagnie quelque profit de plus que la connaissance que j’ai de la route que vous avez à faire. Je puis rendre votre voyage plus édifiant en vous apprenant les légendes des bienheureux Saints dont j’ai visité les reliques sacrées, et plus agréable en vous racontant les choses merveilleuses que j’ai vues et que j’ai apprises dans le cours de mes voyages ; je puis vous fournir l’occasion de vous munir d’un pardon de Sa Sainteté pour toutes vos fautes passées, et même d’une indulgence pour vos erreurs futures
– Tout cela est certainement fort utile, frère Barthélemi ; mais quand je désire parler d’un pareil sujet, je m’adresse à mon confesseur à qui je confie régulièrement et exclusivement le soin de ma conscience, et qui par conséquent doit connaître mes dispositions, et être en état de me prescrire tout ce qui peut être convenable.
– Je me flatte pourtant que vous avez trop de religion et que vous êtes trop bon catholique pour passer près d’une sainte station sans chercher à obtenir votre part des bienfaits qu’elle répand sur tous ceux qui sont disposés à les mériter ; d’autant plus que tous les hommes, quelles que soient leur qualité et leur profession, ont du respect pour le Saint qui est le patron spécial de leur métier. J’espère donc que vous qui êtes un marchand, vous ne passerez pas près de la chapelle de Notre-Dame du Bac sans y faire quelques oraisons convenables.
– Je n’ai jamais entendu parler de la chapelle que vous me recommandez, frère Barthélemi ; et comme mon affaire est pressante, il vaudra mieux que j’y fasse un pèlerinage tout exprès dans un moment plus opportun, au lieu de retarder mon voyage en ce moment. C’est ce que je ne manquerai pas de faire, s’il plaît à Dieu, de sorte qu’on peut m’excuser si je diffère cette marque de respect jusqu’à ce que je puisse m’en acquitter plus à loisir.
– Je vous prie de ne pas vous fâcher, monsieur, si je vous dis que votre conduite en cela ressemble à celle d’un fou, qui trouvant un trésor sur le bord de la route ne le ramasse pas pour l’emporter avec lui, mais se promet de revenir un autre jour et de bien loin tout exprès pour le chercher.
Philipson un peu surpris de l’opiniâtreté de cet homme allait lui répondre avec vivacité et humeur ; mais il en fut empêché par l’arrivée de trois personnes qui venaient derrière eux, et qui les joignirent en ce moment.
La première était une jeune femme, mise fort élégamment, et montant un genêt d’Espagne qu’elle conduisait avec autant de grâce que de dextérité. Elle avait la main droite couverte d’un gant semblable à ceux dont on se servait pour porter un faucon, et un émerillon était perché sur son poing. Sa tête était couverte d’une toque de chasse, et comme c’était souvent l’usage à cette époque, elle portait une espèce de masque en soie noire qui lui cachait tout le visage. Malgré ce déguisement le cœur d’Arthur battit vivement quand il la vit paraître, car il fut certain dès le premier moment qu’il reconnaissait en elle la forme incomparable de la belle Helvétienne. Elle était suivie de deux personnes qui paraissaient être à son service, une femme, et un fauconnier avec son bâton de chasse. Philipson dont les souvenirs en cette occasion n’étaient pas aussi exacts que ceux de son fils, ne vit en cette belle étrangère qu’une dame ou une demoiselle de distinction qui prenait le plaisir de la chasse ; et comme elle lui fit une légère inclinaison de tête en passant, il la salua à son tour, et lui demanda avec politesse, comme la circonstance l’exigeait, si elle avait fait une bonne chasse ce matin.
– Pas trop bonne, répondit la dame ; je n’ose donner le vol à mon émerillon si près de ce grand fleuve, de peur qu’il ne s’envole de l’autre côté, ce qui m’exposerait à le perdre ; mais j’espère que j’aurai meilleure fortune quand nous aurons passé le bac dont nous ne sommes pas bien loin.
– En ce cas, dit Barthélemi, Votre Seigneurie entendra la messe dans la chapelle de Hans, et priera le ciel de lui accorder une bonne chasse.
– Je ne serais pas chrétienne si je passais si près de ce saint lieu sans m’acquitter de ce devoir.
– C’est précisément ce que je disais, noble dame ; car il est bon que vous sachiez que je fais de vains efforts pour convaincre ce digne voyageur que le succès de son entreprise dépend entièrement de la bénédiction qu’il obtiendra de Notre-Dame du Bac.
– Ce brave homme, dit la jeune dame d’un ton sérieux et même sévère, ne connaît donc guère le Rhin ? Je vais lui faire sentir combien il est important qu’il suive votre avis.
Elle s’approcha d’Arthur et lui adressa la parole en suisse, car elle avait jusqu’alors parlé allemand.
– Ne montrez pas de surprise, mais écoutez-moi, lui dit-elle ; et cette voix était bien celle d’Anne de Geierstein ; ne soyez pas surpris, vous dis-je, ou si vous l’êtes, que personne ne s’en aperçoive. Vous êtes entouré de dangers, on connaît vos affaires sur cette route, et un complot a été formé contre votre vie. Traversez le fleuve au bac de la Chapelle, au bac de Hans, comme on l’appelle ordinairement.
Le guide était alors si près d’eux, qu’il lui fut impossible d’en dire davantage sans être entendue. En ce moment un coq de bruyère partit de quelques broussailles, et la jeune dame donna le vol à son émerillon.
Le fauconnier, pour animer l’oiseau, poussa des cris qui firent retentir tous les environs, et il courut au galop pour suivre le gibier. Philipson et le guide ne songèrent plus qu’à suivre des yeux l’oiseau et sa proie, tant ce genre de chasse avait d’attraits pour les hommes de toute condition ; mais le son de la voix d’Anne était un appât qui aurait détourné l’attention d’Arthur d’objets bien plus intéressans.
– Traversez le Rhin, lui répéta-t-elle, au bac qui conduit à Kirch-Hoff, de l’autre côté du fleuve ; prenez votre logement à la Toison-d’Or, et vous y trouverez un guide pour vous conduire à Strasbourg. Je ne puis rester plus long-temps.
À ces mots elle se redressa sur sa selle, frappa légèrement avec les rênes le cou de son coursier, qui déjà impatient d’un si court délai, partit au grand galop, comme s’il avait voulu disputer de vitesse à l’émerillon et à sa proie. La dame, la suivante et le fauconnier avaient déjà disparu aux yeux de nos voyageurs.
Ils restèrent en silence quelques minutes, temps qu’Arthur employa à réfléchir de quelle manière il communiquerait à son père l’avis qu’il venait de recevoir, sans éveiller les soupçons de leur guide ; mais Philipson rompit lui-même le silence en disant à celui-ci : – Remettez-vous en marche, s’il vous plaît, et tenez-vous à quelques pas en avant ; je désire parler en particulier à mon fils.
Le guide obéit, et comme pour montrer qu’il avait l’esprit trop profondément occupé des choses célestes pour donner une seule pensée aux affaires de ce monde sublunaire, il entonna une hymne en l’honneur de saint Weudelin le berger, d’une voix si discordante, qu’il fit partir jusqu’au dernier oiseau de chaque buisson près duquel ils passaient. Jamais on n’entendit une mélopée sacrée ou profane aussi triste que celle qui permit à Philipson d’avoir avec son fils la conversation suivante :
– Arthur, lui dit-il, je suis convaincu que ce braillard, ce vagabond hypocrite a quelque projet contre nous ; et je suis porté à croire que le meilleur moyen de déjouer ses desseins est de consulter mon opinion et non la sienne, tant sur les lieux où nous devons faire halte, que sur la route que nous devons suivre.
– Votre jugement est aussi sûr que de coutume, mon père. Je suis persuadé que cet homme est un traître ; et ce qui me le fait croire, c’est que cette jeune dame vient de me dire tout bas qu’elle nous conseillait de prendre la route de Strasbourg par la rive droite du Rhin, en traversant ce fleuve à un endroit nommé Kirch-Hoff, situé de l’autre côté.
– Est-ce aussi votre avis, Arthur ?
– Je répondrais sur ma vie de la bonne foi de cette jeune dame.
– Quoi ! parce qu’elle se tient bien sur son palefroi, et qu’elle a la taille bien faite ? C’est le raisonnement d’un jeune homme ; et pourtant mon vieux cœur, avec toute sa circonspection, est fortement tenté d’avoir confiance en elle. Si notre secret est connu en ce pays, il y a sans contredit bien des gens qui peuvent être disposés à croire qu’ils ont intérêt à m’empêcher d’approcher du duc de Bourgogne, et à employer à cet effet les moyens les plus violens : et vous savez parfaitement que je sacrifierais ma vie sans regret pour pouvoir m’acquitter de ma mission. Je vous dirai donc, Arthur, que je me reproche d’avoir pris jusqu’ici trop peu de soin pour m’assurer les moyens de la remplir, par suite du désir bien naturel que j’avais de vous conserver près de moi. Nous avons à choisir entre deux chemins pour nous rendre à la cour du Duc, et tous deux sont dangereux et incertains. Nous pouvons suivre ce guide en comptant sur sa fidélité douteuse, ou passer sur l’autre rive du Rhin, et traverser de nouveau ce fleuve à Strasbourg. Il y a peut-être autant de danger d’un côté que de l’autre ; mais je sens qu’il est de mon devoir de diminuer le risque que je cours de ne pouvoir exécuter ma mission, en vous faisant passer sur la rive droite, tandis que je continuerai mon voyage sur la gauche. Par ce moyen s’il arrive quelque accident à l’un de nous, l’autre pourra y échapper et s’acquitter de la mission importante dont nous sommes chargés.
– Hélas ! mon père, comment m’est-il possible de vous obéir quand je ne puis le faire qu’en vous laissant seul, exposé à tant de dangers et ayant à lutter contre tant de difficultés dans lesquelles j’aurais du moins la bonne volonté de vous aider, quelque faible que pût être mon secours ? Quelque péril qui puisse nous menacer dans ces circonstances délicates et dangereuses, ayons du moins la consolation de les braver ensemble.
– Arthur, mon cher fils, me séparer de toi, c’est me briser le cœur ; mais le même devoir qui nous ordonne de nous exposer à la mort, nous enjoint aussi impérieusement de ne pas céder à notre tendre affection… Il faut que nous nous séparions.
– En ce cas, s’écria vivement son fils, accordez-moi du moins une chose : ce sera vous qui traverserez le Rhin, et vous me laisserez continuer mon voyage par la route que nous avions d’abord dessein de suivre ensemble !
– Et pourquoi, s’il vous plaît, prendrais-je le chemin que vous me proposez de préférence à l’autre ?
– Parce que je garantirais sur ma vie la bonne foi de cette jeune dame, s’écria Arthur avec chaleur.
– Encore, jeune homme ! Et pourquoi tant de confiance dans la bonne foi d’une jeune fille ? Est-ce uniquement cette confiance que la jeunesse accorde à ce qui lui paraît beau et agréable, ou la connaissiez-vous déjà mieux que ne peut le permettre la courte conversation que vous avez eue avec elle ?
– Que puis-je vous répondre, mon père ? Il y a long-temps que nous ne voyons plus la société des chevaliers et des dames ; n’est-il donc pas naturel que nous accordions à tout ce qui nous rappelle les liens honorables de la chevalerie et d’un sang noble, cette confiance d’instinct que nous refusons à des misérables comme ce charlatan vagabond qui gagne sa vie en vendant de fausses reliques et des légendes absurdes aux pauvres paysans dont il parcourt les villages ?
– Une pareille idée, Arthur, pourrait convenir à un aspirant aux honneurs de la chevalerie, qui puise dans les ballades des ménestrels tout ce qu’il se figure de la vie et des événemens dont elle se compose ; mais elle est trop visionnaire pour un jeune homme qui a vu comme vous comment se conduisent les affaires de ce monde. Je vous dis et vous apprendrez à reconnaître que c’est la vérité, qu’autour de la table frugale de notre hôte le Landamman il se trouvait plus de langues sincères, plus de cœurs fidèles que la cour plénière d’un monarque ne pourrait se vanter d’en offrir. Hélas ! l’esprit mâle de la bonne foi et de l’honneur a disparu du cœur des chevaliers et même des rois, où, comme le disait Jean roi de France, il devrait continuer à résider constamment, quand même il aurait été banni de tout le reste de la terre.
– Quoi qu’il en soit, mon père, accordez-moi cette grâce, je vous en supplie : s’il faut que nous nous séparions, suivez la rive droite du Rhin ; je suis convaincu que c’est la route la plus sûre.
– Et si c’est la plus sûre, lui dit son père avec un ton de tendre reproche, est-ce une raison pour que je cherche à mettre en sûreté une vie presque épuisée, et que j’expose au danger la tienne dont le cours commence à peine ? Non, mon fils, non.
– Mais, mon père, s’écria Arthur d’une voix animée, en parlant ainsi vous oubliez combien votre vie est plus importante que la mienne pour l’exécution du projet que vous avez conçu depuis si long-temps et qui est maintenant sur le point d’être accompli. Songez que je ne pourrai m’acquitter de notre mission que très imparfaitement, puisque je ne connais pas le Duc et que je n’ai pas de lettre de créance pour obtenir sa confiance. Je pourrais, à la vérité, lui dire les mêmes choses que vous, mais je n’aurais rien de ce qu’il me faudrait pour avoir droit à être cru ; et par conséquent vos projets, au succès desquels vous avez consacré votre vie, pour lesquels vous êtes disposé en ce moment à braver la mort, ne pourraient qu’échouer entre mes mains.
– Mon fils, vous ne pouvez ébranler ma résolution ni me persuader que ma vie est plus importante que la vôtre : vous me rappelez seulement que c’est entre vos mains et non dans les miennes que doit être placé le collier qui est la preuve de ma mission. Si vous réussissez à arriver à la cour ou au camp du duc de Bourgogne, la possession de ce joyau vous sera indispensable pour y obtenir crédit. Moi, j’en ai moins besoin que vous, parce que je puis citer d’autres circonstances qui feront ajouter foi à mes paroles s’il plaisait au ciel de me laisser seul pour m’acquitter de cette importante mission, ce dont Notre-Dame dans sa merci daigne me préserver ! Songez donc bien que s’il se trouve une occasion dont vous puissiez profiter pour passer sur l’autre rive du Rhin, vous devrez diriger votre marche de manière à repasser ce fleuve à Strasbourg. Vous y demanderez de mes nouvelles au Cerf-Ailé, auberge de cette ville qu’il vous sera facile de trouver ; et si vous n’en pouvez obtenir, vous vous rendrez sur-le-champ en présence du Duc et vous lui remettrez ce petit paquet.
En finissant ces mots il glissa entre les mains de son fils, avec les plus grandes précautions pour que le guide n’en vît rien, la petite boîte contenant le collier de brillans.
– Vous savez parfaitement ce que votre devoir vous ordonne de faire ensuite, continua Philipson ; seulement et je vous en conjure, que le désir d’apprendre ce que je suis devenu ne retarde pas un seul instant l’accomplissement de ce devoir. En attendant, préparez-vous à me faire des adieux soudains avec autant de résolution et de confiance que lorsque vous marchiez devant moi sur les rochers et au milieu des orages de la Suisse. Le ciel nous protège aujourd’hui comme il nous protégeait alors. Adieu, mon cher Arthur. Si j’attendais le moment de la séparation, j’aurais à peine le temps de prononcer ce mot fatal, et tes yeux seuls doivent voir la larme que j’essuie.
Le sentiment pénible dont étaient accompagnés ces adieux anticipés était sincère et profond des deux côtés. Arthur ne songea même pas dans le premier moment à puiser une consolation dans l’idée qu’il était vraisemblable qu’il se trouverait sous la conduite de cette femme singulière, dont le souvenir ne le quittait jamais. Il était vrai que la beauté d’Anne de Geierstein et la manière étrange dont elle venait encore de paraître à ses yeux avaient été ce matin même la principale occupation de son esprit ; mais une nouvelle idée excluait alors toutes les autres, celle qu’il allait se séparer dans un moment de danger d’un père qui méritait si bien toute son estime et sa plus tendre affection.
Cependant ce père essuya la larme que son dévouement stoïque n’avait pu arrêter dans ses yeux ; et comme s’il eût craint d’affaiblir sa résolution en s’abandonnant à la tendresse paternelle, il appela le pieux Barthélemi et lui demanda s’ils étaient encore bien loin de la chapelle de Hanz.
– À environ un mille, répondit le guide.
L’Anglais lui demanda ensuite ce qui avait donné lieu à l’érection de cette chapelle, et Barthélemi lui apprit qu’un vieux batelier, pêcheur en même temps, nommé Hanz, avait demeuré long-temps en cet endroit, où il se procurait des moyens de subsistance précaire en faisant passer les marchands et les voyageurs d’une rive du fleuve à l’autre. Le malheur qu’il eut de perdre successivement deux bateaux qui furent submergés dans les eaux profondes et rapides du Rhin, et la crainte qu’inspirèrent aux voyageurs ces accidens répétés, commencèrent pourtant à diminuer considérablement les profits de sa profession. Ce vieillard, étant bon catholique, tourna dans sa détresse toutes ses pensées vers la religion. Il jeta un regard en arrière sur sa vie passée, et chercha par quel crime il avait mérité les infortunes qui obscurcissaient le soir de ses jours. Ses remords furent principalement excités par le souvenir qu’en une certaine occasion, un jour que l’eau du fleuve était particulièrement agitée par un orage, il avait refusé de s’acquitter de ses fonctions comme batelier pour transporter sur l’autre rive un prêtre qui portait avec lui une image de la Sainte Vierge destinée à la petite ville de Kirch-Hoff, sur l’autre rive du Rhin. Pour réparer cette faute Hanz se soumit à une sévère pénitence, car il était porté à se regarder comme coupable d’avoir douté que la Vierge eût assez de pouvoir pour protéger son image, le prêtre et le batelier qui lui aurait rendu service ; le don qu’il fit à l’église de Kirch-Hoff d’une grande partie de ce qu’il possédait prouva la sincérité de son repentir. Le vieillard ne se permit plus à l’avenir de mettre le moindre délai à transporter d’une rive à l’autre quiconque appartenait à la sainte Église ; et tous les rangs du clergé, depuis le prélat portant la mitre jusqu’au frère marchant nu-pieds, pouvaient réclamer ses services et ceux de sa barque la nuit comme le jour.
Tandis qu’il menait une vie si édifiante, Hanz trouva un jour sur les bords du Rhin une petite image de la Vierge que les eaux y avaient jetée, et qui lui parut exactement semblable à celle que portait le frère sacristain de Kirch-Hoff lorsqu’il avait eu l’audace de refuser de le passer sur l’autre rive. Il la plaça dans la partie la plus en vue de sa cabane, adressa devant elle ses prières à la Vierge avec dévotion, et la supplia de lui faire connaître par quelque signe s’il devait regarder l’arrivée de sa sainte image comme une preuve que ses péchés lui étaient pardonnés. Sa prière fut exaucée dans une vision nocturne. Notre-Dame, prenant la forme de l’image, parut au pied de son lit, et lui dit pourquoi elle y était venue.
– Mon fidèle serviteur, lui dit-elle, des hommes de Bélial ont brûlé ma demeure à Kirch-Hoff, pillé ma chapelle, et jeté dans les eaux du Rhin la sainte image qui me représente et qui devait suivre le cours du fleuve. Or j’ai résolu de ne pas demeurer plus long-temps dans le voisinage des auteurs impies d’un tel crime, et des lâches vassaux qui n’ont pas eu le courage de s’y opposer. Je suis donc obligée de changer d’habitation ; et en dépit du courant contraire, je me suis déterminée à aborder sur cette rive, et à fixer mon séjour chez toi, mon fidèle serviteur, afin d’accorder ma bénédiction au pays que tu habites, ainsi qu’à toi et à ta maison.
Tandis qu’elle parlait ainsi elle semblait exprimer des tresses de ses cheveux l’eau dont elles étaient encore trempées ; et ses vêtemens en désordre, ses traits fatigués, lui donnaient l’air d’une personne qui vient de lutter contre les vagues.
Le lendemain matin on apprit que par suite d’une de ces querelles féodales si fréquentes à cette époque, Kirch-Hoff avait été mis à feu et à sang, que l’église avait été incendiée, et que le trésor en avait été pillé.
La vérité de la vision du vieux pêcheur se trouvant prouvée d’une manière si remarquable, Hanz renonça entièrement à sa profession, et laissant à des hommes plus jeunes que lui le soin de s’acquitter en cet endroit des fonctions de batelier, il fit de sa chaumière une chapelle rustique, prit les ordres, et la desservit en qualité d’ermite ou de chapelain. Le bruit se répandit bientôt que cette image de la Vierge opérait des miracles, et ce lieu devint renommé comme étant sous la protection de la sainte image de Notre-Dame du Bac, et sous celle de son bienheureux serviteur.
Barthélemi finissait à peine cette relation, quand nos voyageurs arrivèrent à l’endroit dont il était question.