CHAPITRE XXII.

« N’en parlez pas ! – Jamais je ne pourrai souffrir

« Cette civilité qui n’est que moinerie.

« De grâce, asseyez-vous, monsieur, je vous en prie.

« Vous prononciez ces mots en pliant les genoux,

« Et l’on vous y répond d’un ton tout aussi doux.

« Moi, monsieur, devant vous ! ce sera donc par terre ?

« Au diable ce jargon ! Quand, de cette manière,

« L’orgueil veut se cacher sous un dehors trompeur,

« À peine un mendiant l’admettrait dans son cœur. »

Ancienne Comédie.

Annette Veilchem monta et descendit tous les escaliers qui se trouvaient dans la seule partie qui fût habitable de l’immense château d’Arnheim, où elle était l’âme de tout. Sa surveillance n’oubliait rien. Elle avança la tête dans l’écurie pour s’assurer que William avait eu soin du cheval d’Arthur ; fit une apparition dans la cuisine pour recommander à la vieille cuisinière que les deux perdreaux fussent rôtis en temps convenable, attention qui ne lui valut aucun remerciement ; alla prendre dans le cellier une bouteille ou deux de vin du Rhin, et entra enfin dans l’appartement où elle avait laissé Arthur, afin de voir ce qu’il devenait. Ayant eu la satisfaction de voir qu’il avait employé le temps de son absence à mettre quelque ordre dans ses vêtemens, elle lui dit qu’il ne tarderait pas à voir sa maîtresse qui était un peu indisposée, mais qui ne pourrait s’empêcher de descendre pour voir un ami dont elle faisait tant de cas.

Arthur rougit de plaisir en l’entendant parler ainsi, et ses traits animés plurent tellement aux yeux de la jeune femme de chambre, qu’elle se dit à elle-même en remontant chez sa maîtresse : – Eh bien ! si l’amour ne peut arranger les choses de manière à ce que ce jeune couple soit uni en dépit des obstacles qui les arrêtent je ne sais pourquoi, je ne croirai jamais qu’il existe un amour véritable dans le monde, quoi qu’en puisse dire Martin Sprenger, et quand il le jurerait sur l’Évangile.

En entrant dans la chambre de la jeune baronne elle vit, à sa grande surprise, que sa maîtresse, au lieu de quelqu’une des parures qu’elle possédait, avait mis la robe blanche qu’elle portait le jour où Arthur était arrivé à Geierstein. Annette parut d’abord surprise et embarrassée ; mais tout à coup elle rendit justice au goût qui avait présidé au choix de ce costume, et s’écria :

– Vous avez raison, vous avez raison, il vaut mieux aller le trouver comme une montagnarde dont le cœur est franc et ouvert.

– Mais en même temps, dit Anne en souriant, je dois dans les murs d’Arnheim me montrer à quelques égards comme la fille de mon père. Aide-moi à placer cette aigrette sur le ruban qui retient mes cheveux.

C’était un panache composé de deux plumes de vautour, attachées par une agrafe enrichie d’une superbe opale, dont la couleur changeant à chaque reflet de la lumière ravit d’admiration la jeune suivante, qui n’avait jamais rien vu de semblable dans toute sa vie.

– Eh bien ! baronne Anne, dit-elle, si ce joli joyau est réellement porté comme un signe de votre rang, c’est la seule chose appartenant à votre dignité qui me paraisse digne d’envie ; car il change de couleur à chaque instant d’une manière merveilleuse, précisément comme nos joues quand nous sommes émues.

– Hélas ! Annette, dit la baronne en passant une main sur ses yeux, de tous les bijoux qu’ont possédés les femmes de ma famille c’est peut-être celui qui a été le plus fatal à celle qui le porta la première.

– En ce cas pourquoi le portez-vous ? et surtout pourquoi le portez-vous aujourd’hui de préférence à tout autre jour ?

– Parce qu’il me rappelle ce que je dois à mon père ; et maintenant, Annette, songe que tu dois te mettre à table avec nous et ne pas quitter l’appartement. Ne va pas te lever et courir ça et là pour servir les autres ou prendre ce dont tu auras besoin toi-même ; reste assise et tranquille, et laisse William s’acquitter de tous ces soins.

– C’est une mode qui me plaît assez ; et William nous sert de si bon cœur que c’est un plaisir de le voir. Cependant il me semble de temps en temps que je ne suis plus Annette Veilchem, mais seulement son portrait ; car je ne puis ni me lever, ni m’asseoir, ni courir, ni rester en repos, sans courir le risque de violer quelqu’une de vos règles d’étiquette ; j’ose dire qu’il n’en est pas de même de vous, qui avez toujours des manières de cour.

– Elles me sont moins naturelles que tu ne sembles le penser, Annette ; mais la contrainte qu’elles imposent me paraît plus pénible sur le gazon et en plein air que dans les murs d’un appartement.

– Ah ! c’est bien vrai ! La danse ! – C’est une chose qui vaut bien qu’on la regrette.

– Mais ce que je regrette davantage, Annette, c’est de ne pouvoir me dire précisément si je fais bien ou mal de voir ce jeune homme, quoique ce doive être pour la dernière fois. Si mon père arrivait ! Si Ital Schreckenwald revenait !

– Votre père est trop sérieusement occupé de ses projets profonds et mystérieux, répondit la soubrette avec un ton de légèreté. Il a pris son vol vers les montagnes de Brocken-Berg, où les sorcières font le sabbat, ou bien il suit une partie de chasse avec le Chasseur Sauvage .

– Fi, Annette ! Comment oses-tu parler ainsi de mon père ?

– Sur ma foi, je le connais personnellement fort peu ; et vous-même vous ne le connaissez guère davantage. Et comment ce que tout le monde dit être vrai se trouverait-il faux ?

– Que veux-tu dire, folle ? Que dit tout le monde ?

– Que le comte est un sorcier, que votre grand’mère était un farfadet, et que le vieux Ital Schreckenwald est un diable incarné ; mais quant à ce dernier point, il s’y trouve quelque vérité, quoi qu’il en puisse être du reste.

– Où est-il en ce moment ?

– Il est allé passer la nuit dans le village pour y mettre les soldats en logement, et pour tâcher de maintenir l’ordre parmi eux ; car ils sont mécontens de ne pas avoir reçu la paye qui leur avait été promise, et quand cela arrive, rien ne ressemble à un ours en colère comme un lansquenet.

– Allons, descendons, Annette. Cette soirée est peut-être la dernière que nous passerons, d’ici à bien des années, avec un reste de liberté.

Je n’entreprendrai pas de décrire l’embarras marqué avec lequel Arthur Philipson et Anne de Geierstein s’abordèrent. En se saluant, ils ne levèrent pas les yeux, et ne prononcèrent que des paroles inintelligibles ; la rougeur qui couvrit les joues de la jeune baronne ne fut pas plus vive que celle de son amant timide. Pendant ce temps, la jeune et enjouée suivante, dont les idées qu’elle se faisait de l’amour se ressentaient davantage de la liberté des coutumes d’un pays qui avait quelque chose de l’antique Arcadie, regardait avec un air d’étonnement auquel il se mêlait quelque peu de mépris un couple qui, comme elle le pensait, agissait avec une réserve si peu naturelle. Arthur salua profondément la jeune baronne en lui présentant la main, et sa rougeur redoubla ; Anne de Geierstein, en répondant à cette politesse, ne montra pas moins de timidité, d’agitation et d’embarras. En un mot, sans qu’il se passât rien ou presque rien d’intelligible entre ce couple aimable, l’entrevue n’en eut pas moins d’intérêt. Arthur donna la main à la belle baronne, comme c’était le devoir d’un galant à cette époque, pour la conduire dans une salle voisine où le souper était servi ; et Annette, qui examinait avec une attention toute particulière tout ce qui se passait, éprouva avec surprise que les formes et le cérémonial des premières classes de la société avaient autant d’influence, même sur son esprit nourri d’idées de liberté, que les rites des Druides en avaient eu sur celui du général romain quand il s’écria :

– « Je les méprise,

« Mais ils sont imposans. »

– Pourquoi sont-ils si changés ? se demanda Annette. Quand ils étaient à Geierstein, ils ressemblaient aux autres garçons et aux autres filles, si ce n’est qu’Anne était plus jolie ; et maintenant ils marchent en mesure comme s’ils allaient danser un grave pavin, et se traitent avec autant de respect que s’il était Landamman d’Underwald, et qu’elle fût la première dame de Berne. Tout cela est sans doute fort beau, mais ce n’est pas ainsi que Martin Sprenger fait l’amour.

Les circonstances dans lesquelles se trouvaient ces deux jeunes gens leur rappelaient évidemment les habitudes de courtoisie cérémonieuse auxquelles chacun d’eux pouvait avoir été accoutumé dans sa première jeunesse. Tandis que la baronne jugeait nécessaire d’observer le plus strict décorum pour justifier à ses yeux l’admission d’Arthur dans l’intérieur de sa retraite, celui-ci, de son côté, s’efforçait de montrer par la profondeur de son respect qu’il était incapable d’abuser de la bonté qu’elle lui témoignait. Ils se mirent à table à une telle distance l’un de l’autre, que la vertu la plus scrupuleuse n’aurait pu y trouver rien à redire. William les servit avec adresse et intelligence, en jeune laquais habitué à remplir cette fonction ; et Annette se plaçant entre eux deux et s’efforçant d’imiter aussi bien qu’elle le pouvait tout ce qu’elle les voyait faire, montra toute la civilité qu’on devait attendre de la suivante d’une baronne. Cependant elle commit quelques méprises. En général elle se conduisit comme un lévrier en lesse qui est prêt à s’élancer à chaque instant, et elle n’était retenue que par la réflexion qu’elle devait demander ce qu’elle aurait préféré aller prendre elle-même.

Elle enfreignit encore plusieurs autres règles d’étiquette après le souper, quand William se fut retiré. Elle prenait part à la conversation avec trop peu de cérémonie. Souvent il lui arrivait de ne donner à sa maîtresse que le nom d’Anne, et elle oubliait même quelquefois le décorum au point de lui parler ainsi qu’à Arthur par tu et par toi ; ce qui était alors et ce qui est encore aujourd’hui en Allemagne un solécisme épouvantable en politesse. Ses inadvertances produisirent du moins un bon effet. Elles fournirent aux deux jeunes gens un sujet de réflexion étranger à leur situation respective, elles diminuèrent un peu leur embarras, et leur permirent d’échanger un sourire aux dépens de la pauvre Annette. Elle ne fut pas long-temps sans s’en apercevoir ; et à demi piquée, à demi charmée de trouver une excuse pour dire ce qui se passait dans son esprit, elle s’écria avec hardiesse :

– Vous vous êtes tous deux bien amusés à mes dépens sans contredit, parce que pendant le souper j’avais envie de me lever pour aller chercher ce dont j’avais besoin, au lieu d’attendre que ce pauvre garçon, qui ne faisait que courir du buffet à la table et de la table au buffet, eût le temps de me le donner. Et à présent vous riez de moi, parce que je vous donne les noms que vous avez reçus de la sainte Église lors de votre baptême, et que je dis tu et toi en m’adressant à un Jungster et à une Yungfrau , comme je le ferais si j’étais à genoux pour prier le ciel. Mais en dépit de vos nouvelles fantaisies, je vous dirai que vous n’êtes que deux enfans qui ne savent pas ce qu’ils veulent, et que vous perdrez à plaisanter le seul moment qui vous est accordé pour assurer votre propre bonheur. Ne froncez pas ainsi le sourcil, ma douce maîtresse, madame la baronne ; j’ai vu trop souvent le mont Pilate pour avoir peur d’un front sourcilleux.

– Silence, Annette, lui dit sa maîtresse, ou sortez de l’appartement.

– Si je n’étais pas votre amie plus que la mienne, répondit l’opiniâtre Annette sans se laisser intimider, j’en sortirais sur-le-champ, et du château aussi ; je vous laisserais ici tenir votre maison avec votre aimable sénéchal, Ital Schreckenwald.

– Si ce n’est par amitié, que ce soit par honte ou par charité, Annette, taisez-vous, ou quittez cette chambre !

– Ma foi, mon trait est parti ; mais au bout du compte, je n’ai fait que donner à entendre ce que tout le monde disait sur la pelouse à Geierstein, le soir que l’arc de Buttisholz a été tendu. Vous savez que l’ancienne prophétie dit…

– Silence, pour l’amour du ciel, dit la jeune baronne, ou il faudra que ce soit moi qui m’envole d’ici.

– Ah ! dit Annette changeant de ton, comme si elle eût craint que sa maîtresse ne se retirât véritablement ; s’il faut que vous vous envoliez , on ne peut résister à la nécessité ; et je ne connais personne en état de vous suivre. Savez-vous, monsieur Arthur, que ma maîtresse aurait besoin d’avoir pour femme de chambre, non une bonne jeune fille de chair et de sang, comme vous me voyez, mais un être dont la substance fût aussi déliée que le fil de la Vierge, et qui ne respirât que les particules les plus subtiles de l’air ? M’en croirez-vous ? bien des gens pensent qu’elle est alliée à la race des esprits élémentaires, et c’est ce qui la rend plus timide que les autres filles de ce monde.

Anne de Geierstein parut charmée de trouver une occasion de détourner la conversation à laquelle avait donné lieu l’esprit un peu volontaire de sa suivante, et de la faire tomber sur des sujets plus indifférens, quoique ayant encore personnellement rapport à elle-même.

– Le signor Arthur, dit-elle, croit peut-être avoir quelque raison pour concevoir les soupçons étranges auxquels votre extravagance vient de faire allusion, et que quelques personnes, tant en Allemagne qu’en Suisse, sont assez folles pour croire véritables. Avouez, signor Arthur, que vous avez eu sur moi des idées bien singulières quand vous m’avez vue passer près de vous pendant que vous étiez de garde sur le pont de Graff’s-Lust, la nuit dernière.

Les souvenir de toutes les circonstances qui l’avaient alors tellement surpris produisit un tel effet sur l’esprit d’Arthur, qu’il lui fallut quelques instans pour pouvoir faire une réponse, encore cette réponse ne fut-elle composée que de quelques mots sans liaison.

– J’avoue que j’ai entendu dire…, c’est-à-dire Rodolphe Donnerhugel m’a raconté… ; mais que j’aie pu croire que vous fussiez autre chose qu’une chrétienne…

– Ah ! s’écria Annette, si c’est de Rodolphe que vous tenez vos informations, vous avez entendu tout ce qu’on peut dire de pire sur ma maîtresse et sa famille. Rodolphe est un de ces personnages prudens qui trouvent des défauts aux marchandises qu’ils ont dessein d’acheter, et qui cherchent à les déprécier afin d’en dégoûter les autres. Oui, il vous a raconté une belle histoire de lutin en vous parlant de la grand’mère de la baronne ; et véritablement il est arrivé, j’ose le dire, que les circonstances ont donné à vos yeux quelque apparence de réalité à…

– Point du tout, Annette, s’écria Arthur ; j’ai regardé comme ne méritant aucune foi tout ce que j’ai jamais entendu dire d’étrange et d’incompréhensible relativement à votre maîtresse.

– Pas tout-à-fait, je crois, reprit Annette, sans faire attention aux signes de mécontentement de sa maîtresse, et je soupçonne fortement que j’aurais eu beaucoup plus de peine à vous attirer en ce château, si vous aviez su que vous approchiez d’un lieu hanté par la Nymphe du Feu, la Salamandre, comme on appelle sa grand’mère, pour ne rien dire du sentiment que vous aurait fait éprouver l’idée de revoir la descente de la Fille au Manteau de Fer.

– Encore une fois, Annette, silence, dit la jeune baronne. Puisque le hasard a permis cette entrevue, je ne veux pas laisser échapper cette occasion de désabuser notre ami des bruits absurdes qu’il a écoutés avec doute et surprise peut-être, sinon avec une incrédulité absolue.

« Signor Arthur, continua-t-elle, il est très vrai que mon grand-père maternel le baron d’Arnheim était un homme qui avait de grandes connaissances dans les sciences abstraites. Il était aussi président d’un tribunal dont vous pouvez avoir entendu parler, et qu’on appelle le saint Vehmé. Un soir, un étranger poursuivi par les agens de cette cour, qu’il n’est pas prudent même de nommer, arriva au château de mon aïeul, réclama sa protection, et invoqua les droits de l’hospitalité. Le baron voyant que cet étranger était parvenu au grade d’adepte lui accorda sa demande, et garantit qu’il se présenterait pour répondre à l’accusation portée contre lui dans un an et un jour, délai qu’il paraît avoir eu le droit d’exiger en faveur de son protégé. Ils étudièrent ensemble pendant tout ce temps, et poussèrent leurs recherches dans les mystères de la nature probablement aussi loin qu’il est possible à l’homme de le faire. À l’approche du jour fatal où l’étranger devait se séparer de son hôte, il demanda la permission de faire venir sa fille au château pour lui faire ses derniers adieux. Elle y fut introduite secrètement, et après qu’elle y eut passé quelques jours, le sort futur de son père paraissant fort incertain, le baron proposa de donner à la fille un asile chez lui, dans l’espoir de faire de nouveaux progrès avec elle dans les langues et les sciences de l’Orient. Danischemend son père y consentit, et il partit du château pour se rendre devant le Vehmé-Gericht, séant à Fulde. Ce qui s’ensuivit est inconnu : peut-être fut-il sauvé par le témoignage du baron d’Arnheim, peut-être fut-il abandonné au fer et à la corde. Qui ose parler de pareilles choses ?

« La belle Persane devint l’épouse de son tuteur, de son protecteur. À un grand nombre de bonnes qualités elle joignait quelque imprudence. Elle profita de son costume et de ses manières étrangères, de sa beauté qu’on dit avoir été merveilleuse et d’une agilité qui était sans égale pour étonner et effrayer d’ignorantes dames allemandes, qui en l’entendant parler en persan et en arabe étaient disposées à la regarder comme étant en rapport avec le monde surnaturel. Son imagination était vive et fantasque, et elle aimait à se placer dans des situations qui semblaient confirmer les soupçons absurdes dont elle se faisait un amusement. Il n’y avait pas de fin aux histoires auxquelles elle donnait lieu. Sa première apparition au château avait formé une scène pittoresque, et qui tenait presque du merveilleux. À la légèreté d’un enfant elle joignait quelques fantaisies puériles ; et tandis qu’elle encourageait la circulation des légendes les plus extraordinaires, elle avait avec les dames de sa condition des querelles sur le rang et la préséance, objet auquel les dames de Westphalie ont attaché en tout temps une grande importance. Cela lui coûta la vie, car le jour du baptême de ma pauvre mère, la baronne d’Arnheim mourut subitement pendant qu’une compagnie brillante était réunie dans la chapelle du château pour assister à cette cérémonie. On crut qu’elle était morte empoisonnée par la baronne de Steinfeldt avec qui elle avait eu une violente querelle, principalement occasionnée parce qu’elle avait pris le parti de la comtesse Waldstetten, son amie et sa compagne. »

– Mais l’opale, l’eau qu’on lui jeta au front ? dit Arthur.

– Ah ! répondit la baronne, je vois que vous désirez connaître l’histoire véritable de ma famille, dont on ne vous a appris que la légende fabuleuse. Quand mon aïeule perdit connaissance, il était tout naturel qu’on lui jetât de l’eau au visage ; quant à l’opale, j’ai entendu dire qu’elle perdit son lustre en ce moment, mais on assure que c’est une propriété de cette noble pierre lorsqu’un poison quelconque en approche. Une partie de la querelle avec la baronne de Steinfeldt venait de ce que cette dame prétendait que la belle Persane ne devait pas porter cette pierre, dont un de mes ancêtres avait dépouillé sur le champ de bataille un Soudan de Trébizonde. Toutes ces circonstances se sont confondues dans la tradition, et les faits réels sont devenus un conte de fée.

– Mais vous ne m’avez rien dit sur… sur…

– Sur quoi ?

– Sur votre apparition de la nuit dernière.

– Est-il possible qu’un homme de bon sens, un Anglais, ne puisse deviner l’explication que j’ai à lui donner, quoique peut-être un peu obscure ? Mon père, comme vous pouvez le savoir, a joué le rôle d’un homme important dans un pays rempli de troubles, et il a encouru la haine de plusieurs puissans personnages ; il est donc obligé d’user de secret dans tous ses mouvemens, et de ne pas se mettre en évidence sans nécessité. D’ailleurs il avait de la répugnance à se trouver en face de son frère le Landamman. Il me fit donc avertir quand nous entrâmes en Allemagne, que j’eusse à aller le joindre au premier signal que j’en recevrais ; et ce signal devait être un petit crucifix de bronze qui avait appartenu à ma pauvre mère. Je le trouvai dans ma chambre à Graff’s-Lust, avec une lettre de mon père qui m’indiquait un passage secret pour en sortir. Ce passage avait l’air d’être solidement bouché avec des pierres, mais il était facile de les déranger. Je devais sortir par là de mon appartement, gagner la porte du château, et entrer dans le bois pour y aller trouver mon père.

– C’était une entreprise étrange et dangereuse.

– Je n’ai jamais été plus consternée qu’en recevant cet ordre qui m’obligeait à quitter en secret un oncle aussi bon qu’affectionné, pour aller je ne sais où ; mais je ne pouvais me dispenser d’obéir. Le lieu du rendez-vous m’était clairement expliqué. Une promenade à minuit dans les environs d’un endroit où j’étais sûre de trouver protection n’était rien pour moi, mais la précaution qu’on avait prise de placer des sentinelles à la porte gênait mes projets. Je fus obligée, d’en faire confidence à quelques-uns de mes cousins Biederman, qui me promirent de me laisser passer et repasser sans me faire aucune question. Vous connaissez mes cousins, ils ont un cœur excellent, mais leurs idées sont bornées, et ils sont aussi incapables d’un sentiment de délicatesse généreuse que… que certaines autres personnes. Ici elle jeta un regard sur Annette Veilchem. Ils exigèrent que je cachasse mon dessein à Sigismond, et comme ils cherchent toujours à rire aux dépens de ce bon et simple jeune homme, ils insistèrent pour que je passasse près de lui de manière à lui persuader que j’étais un esprit, dans l’espoir de s’amuser de la terreur que lui causerait la vue d’un être surnaturel. Je fus obligée de m’assurer de leur discrétion en consentant à tout ce qu’ils me demandaient ; et dans le fait, j’avais trop de regret de me dérober ainsi à mon oncle pour songer beaucoup à autre chose. Mais je fus bien surprise quand, contre mon attente, je vous trouvai de garde sur le pont au lieu de Sigismond. Je ne vous demande pas quelles furent vos idées en ce moment.

– Les idées d’un fou, d’un triple fou. Si je ne l’avais pas été, je vous aurais offert de vous escorter, et mes armes…

– Je n’aurais pas accepté votre protection. Le but de mon excursion devait, sous tous les rapports, rester un secret. Je trouvai mon père. Une entrevue qu’il avait eue avec Donnerhugel avait changé la résolution qu’il avait formée de m’emmener avec lui cette nuit même. Cependant je le rejoignis ce matin de bonne heure, tandis qu’Annette jouait mon rôle et tenait ma place à la suite de la députation suisse, mon père ne voulant pas qu’on sût quand et avec qui j’avais quitté mon oncle et son escorte. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que je vous ai vu dans votre prison.

– Et que vous m’avez sauvé la vie, rendu la liberté.

– Ne me demandez pas la raison de mon silence. J’agissais alors d’après les ordres des autres, et non d’après ma propre volonté. On favorisa votre fuite pour établir une communication entre les Suisses qui étaient hors de la ville, et les soldats qui se trouvaient dans l’intérieur. Après votre départ de la Férette, j’appris de Sigismond Biederman qu’un parti de bandits vous poursuivait vous et votre père dans le dessein de vous dépouiller. Mon père m’avait fourni le moyen de métamorphoser Anne de Geierstein en baronne allemande. Je partis sur-le-champ, et je m’applaudis de vous avoir donné un avis qui a pu vous être utile.

– Mais mon père ? dit Arthur.

– J’ai tout lieu d’espérer qu’il est en sûreté. D’autres que moi désirent le protéger ainsi que vous, surtout le pauvre Sigismond. Et maintenant que vous avez entendu l’explication de tous ces mystères, Arthur, il est temps que nous nous séparions, et pour toujours.

– Que nous nous séparions ! et pour toujours ! répéta Arthur d’une voix qui semblait être un écho éloigné.

– Le destin le veut ainsi. J’en appelle à vous-même. N’est-ce pas votre devoir ? c’est aussi le mien. Vous partirez pour Strasbourg au lever du soleil, et… et… nous ne nous reverrons plus.

Cédant à une passion ardente qu’il ne put réprimer, Arthur se jeta aux pieds d’Anne de Geierstein, dont la voix défaillante en prononçant ces derniers mots prouvait clairement les sentimens qui l’agitaient. Elle chercha des yeux Annette, mais Annette avait disparu en ce moment très critique ; et pendant quelques secondes sa maîtresse n’en fut peut-être pas fâchée.

– Levez-vous, Arthur, levez-vous, dit-elle ; il ne faut pas vous abandonner à des sentimens qui pourraient nous être funestes à tous deux.

– Écoutez-moi avant que je vous dise adieu… adieu pour toujours. On écoute la voix d’un accusé, quelque mauvaise que puisse en être la cause. Je suis chevalier, fils et héritier d’un comte dont le nom s’est fait connaître en Angleterre, en France, et partout où la valeur peut procurer de la renommée.

– Hélas ! dit Anne, d’une voix faible, je ne soupçonnais que depuis trop long-temps ce que vous m’apprenez. Mais levez-vous, levez-vous, de grâce !

– Pas avant que vous ne m’ayez entendu, répondit Arthur en lui saisissant une main qui tremblait, mais qui cherchait à peine à se dérober aux siennes. Écoutez-moi, ajouta-t-il avec la chaleur d’un premier amour qui a renversé les obstacles que lui opposaient la timidité et la défiance de soi-même ; je conviens que mon père et moi nous sommes chargés d’une mission très dangereuse et dont le succès est douteux. Vous en apprendrez bientôt le résultat ; s’il est favorable, vous entendrez parler de moi sous mon véritable nom : si je succombe, je dois… je puis… oui, je réclame une larme d’Anne de Geierstein. Mais si j’échappe au danger, j’ai encore un cheval, une lance, une épée, et vous entendrez parler noblement de celui que vous avez protégé trois fois contre des périls imminens.

– Levez-vous, levez-vous, répéta la jeune baronne, dont les larmes commençaient à couler et tombaient sur la tête de son amant tandis qu’elle cherchait à le relever. J’en ai assez entendu ; vous écouter serait le comble de la démence, et pour vous et pour moi.

– Un seul mot de plus. Tant qu’Arthur aura un cœur il battra pour vous ; tant qu’il pourra lever un bras, ce bras sera prêt à vous défendre et à vous protéger.

En ce moment, Annette rentra précipitamment.

– Partez ! partez ! s’écria-t-elle. Schreckenwald est de retour ; il apporte quelques nouvelles terribles, et je crois qu’il vient de ce côté.

Arthur s’était relevé au premier signal d’alarme.

– Si votre maîtresse court quelque danger, Annette, dit-il, elle a du moins près d’elle un ami sincère.

Annette regarda la baronne avec un air d’inquiétude.

– Mais Schreckenwald ! s’écria-t-elle ; Schreckenwald, l’intendant de votre père, son confident ! Réfléchissez-y bien ! Je puis cacher Arthur quelque part.

Anne de Geierstein avait déjà recouvré tout son calme, et elle répondit avec dignité :

– Je n’ai rien fait qui doive offenser mon père. Si Schreckenwald est l’intendant de mon père, il est mon vassal. Je n’ai pas besoin de lui cacher qui je reçois ici. Asseyez-vous, signor Arthur, et recevons cet homme. Qu’il vienne sur-le-champ, Annette ; qu’il nous fasse part des nouvelles qu’il apporte ; et dis-lui qu’en me parlant il se souvienne qu’il parle à sa maîtresse.

Arthur se rassit, rendu encore plus fier du choix qu’il avait fait par la noble intrépidité d’une jeune personne qui venait de prouver un instant auparavant qu’elle était susceptible des sentimens les plus doux de son sexe.

Annette, puisant un nouveau courage dans la fermeté de sa maîtresse, sortit en battant des mains et en disant à demi-voix : – Après tout, je vois que c’est quelque chose que d’être baronne quand on peut soutenir sa dignité de cette manière. Comment se fait-il que cet homme grossier m’ait fait une telle frayeur ?

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