« Lorsque de soie et d’or mes jours étaient filés,
« Je régnais, il est vrai, sur la belle Angleterre ;
« Mais mon front aujourd’hui, courbé dans la poussière,
« Ne s’offre plus à vous ceint du bandeau des rois.
« Contre moi le destin se déclare, et je dois
« Me montrer résignée à mon humble fortune. »
Shakspeare.
Les voyageurs qui allaient loger à l’hôtellerie du Cerf-Ailé à Strasbourg n’y trouvaient guère plus de politesse et plus d’attention pour leurs besoins et leurs aises que chez Mengs et dans toutes les autres auberges de l’Empire germanique à cette époque ; mais la jeunesse et la bonne mine d’Arthur Philipson, circonstances qui ne manquent jamais ou qui manquent rarement de produire quelque effet sur le beau sexe, eurent assez d’influence sur une petite yung frau dont les joues vermeilles étaient embellies d’une double fossette et dont les yeux étaient bleus et la peau blanche. C’était la fille de l’aubergiste du Cerf-Ailé, vieillard que son embonpoint retenait sur sa chaise de chêne dans le stubé. Elle montra au jeune Anglais une condescendance qui était presque une dégradation pour la race privilégiée à laquelle elle appartenait. Non-seulement elle mit ses légers brodequins et le bas d’une jambe bien tournée en danger de se salir en traversant la cour pour lui montrer une écurie disponible, mais Arthur lui ayant demandé des nouvelles de son père, elle daigna se rappeler qu’un voyageur semblable à celui dont il lui faisait la description était venu loger le soir précédent au Cerf-Ailé, et avait dit qu’il y attendait un jeune homme, son compagnon de voyage.
– Je vais vous l’envoyer, beau sire, répondit la petite yung frau avec un sourire qui, si l’on doit juger du prix d’un sourire par sa rareté, devait passer pour inestimable.
Elle tint sa parole. Au bout de quelques instans Philipson entra dans l’écurie et serra son fils dans ses bras.
– Mon fils ! mon cher fils ! s’écria l’Anglais dont le stoïcisme céda à sa sensibilité naturelle et à sa tendresse paternelle, vous êtes pour moi le bienvenu en tout temps ; mais vous l’êtes doublement dans un moment d’inquiétude et de danger, et encore davantage dans un instant qui amène précisément la crise de notre destinée. Dans quelques heures je saurai ce que nous pouvons attendre du duc de Bourgogne. Avez-vous le gage important que vous savez ?
La main d’Arthur chercha d’abord ce qui dans les deux sens lui touchait le cœur de plus près, le gage d’amitié qu’Anne lui avait donné en le quittant ; mais il retrouva sa présence d’esprit sur-le-champ, et il remit à son père la petite boîte qui avait été perdue et recouvrée d’une manière si étrange à la Férette.
– Depuis que vous ne l’avez vu, lui dit-il, il a couru des risques ainsi que moi. J’ai reçu l’hospitalité dans un château la nuit dernière, et ce matin un corps de lansquenets des environs s’est insurgé parce qu’il ne recevait pas sa paye. Les habitans du château ont pris la fuite pour échapper à leur violence, et comme nous passions au point du jour près de ces mutins, un baaren-hauter ivre a tué sous moi mon pauvre cheval, et j’ai été obligé, par voie d’échange, de me contenter de cette lourde monture flamande, avec sa selle d’acier et son mauvais chanfrein.
– Notre route est parsemée d’écueils, et j’en ai aussi rencontré ma part, car j’ai couru un grand danger, lui répondit son père sans lui en expliquer la nature, dans une auberge où j’ai passé la nuit dernière ; mais j’en suis parti ce matin, et je suis arrivé ici en sûreté. J’ai enfin obtenu une escorte pour me conduire au camp du Duc, près de Dijon, et j’espère avoir une audience de lui ce soir. Alors si notre dernier espoir nous est ravi, nous nous rendrons à Marseille ; nous nous y embarquerons pour l’île de Candie ou pour celle de Rhodes, et nous exposerons notre vie pour la défense de la chrétienté, puisque nous ne pouvons plus combattre pour l’Angleterre.
Arthur entendit ce discours de mauvais augure sans y rien répondre ; mais il fit sur son cœur une impression aussi profonde que celle que produit sur l’esprit d’un criminel la sentence d’un juge qui le condamne à passer en prison le reste de son existence. Les cloches de la cathédrale commencèrent à sonner en ce moment, et rappelèrent à Philipson le devoir qui lui prescrivait d’entendre la messe qu’on célébrait à toute heure dans quelqu’une des chapelles de ce magnifique édifice. Il annonça son intention à son fils, et Arthur le suivit.
En approchant de la cathédrale nos voyageurs trouvèrent leur chemin obstrué, comme c’est l’usage dans les pays catholiques, par une foule de mendians des deux sexes, attroupés autour du portail pour fournir aux fidèles l’occasion de s’acquitter du devoir de l’aumône, devoir si positivement enjoint par les préceptes de leur Église. Les deux Anglais se débarrassèrent de leurs importunités en donnant, comme c’est la coutume en pareille occasion, quelques pièces de petite monnaie à ceux qui semblaient être dans le plus grand besoin et mériter davantage leur charité. Une grande femme qui était debout sur la dernière marche du perron près du portail tendit la main à Philipson, et celui-ci, frappé de son extérieur, lui présenta une pièce d’argent au lieu de la monnaie de cuivre qu’il avait distribuée aux autres.
– Quelle merveille ! s’écria-t-elle, mais de manière à n’être entendue que de lui, quoique Arthur l’entendit également ; oui, c’est un miracle ! Un Anglais avoir encore une pièce d’argent et être en état de la donner aux pauvres !
Arthur remarqua que le son de la voix de cette femme ou les paroles qu’elle venait de prononcer faisaient tressaillir son père ; et dans le fait il trouvait lui-même dans ce discours quelque chose qui était au-dessus de la portée d’une mendiante ordinaire. Mais après avoir jeté un coup d’œil sur celle qui venait de parler ainsi, Philipson entra dans l’église, et donna toute son attention à la messe qu’un prêtre célébrait dans une chapelle d’une des ailes de ce splendide édifice, et qui d’après le tableau placé au-dessus de l’autel était dédiée à saint George, ce saint militaire dont la véritable histoire est si obscure, quoique sa légende populaire l’ait rendu un objet de vénération toute particulière pendant les siècles de la féodalité. La cérémonie commença et finit avec toutes les formes d’usage. Le prêtre officiant se retira avec les enfans de chœur qui avaient servi la messe, et quoique quelques-uns des fidèles qui avaient assisté à cette solennité restassent encore occupés à finir leur chapelet ou à faire quelques prières particulières, la plupart sortirent de la chapelle, soit pour passer dans une autre, soit pour aller s’occuper de leurs affaires.
Mais Arthur remarqua que tandis qu’ils s’en allaient les uns après les autres, la grande femme à qui son père avait donné une pièce d’argent continuait de rester à genoux devant l’autel, et il fut encore plus surpris que son père, qui comme il le savait avait de fortes raisons pour ne donner alors à la dévotion que le temps nécessaire pour s’acquitter des devoirs prescrits par la religion, restât également agenouillé, les yeux fixés sur cette mendiante qui avait la tête couverte d’un grand voile, et dont on aurait dit que les mouvemens devaient déterminer les siens ; mais il ne se présenta à son esprit aucune idée qui pût le mettre en état de former la moindre conjecture sur les motifs que pouvait avoir son père pour agir ainsi. Il savait seulement qu’il était occupé d’une négociation critique et dangereuse qui pouvait éprouver de l’influence ou quelque interruption de différens côtes ; il savait aussi que la méfiance politique avait tellement pris l’éveil en France, en Italie et dans la Flandre, que les agens les plus importans étaient souvent obligés de prendre les déguisemens les plus impénétrables, afin de s’introduire sans donner lieu à aucun soupçon dans les pays où leurs services étaient nécessaires. Louis XI surtout, dont la politique singulière semblait jusqu’à un certain point imprimer un caractère particulier à ce siècle, était connu pour avoir déguisé ses principaux émissaires sous les divers costumes de moines mendians, de ménestrels, d’Égyptiens, et d’autres voyageurs privilégiés du plus bas étage.
Arthur en conclut donc qu’il n’était pas invraisemblable que cette femme fût, comme son père et lui, quelque chose de plus que ses vêtemens ne l’indiquaient, et il résolut de bien observer la conduite de son père et de régler la sienne en conséquence. Enfin une cloche annonça qu’une grand’messe allait être célébrée au grand autel, et ce son fit sortir de la chapelle de Saint-George tous ceux qui y restaient encore, à l’exception du père et du fils, et de la femme qui était toujours agenouillée en face d’eux. Quand tous les autres en furent partis la mendiante se leva, et s’avança vers Philipson. Celui-ci croisant les bras sur sa poitrine et baissant la tête dans une attitude humble et respectueuse que son fils ne l’avait jamais vu prendre, parut attendre ce qu’elle avait à lui dire plutôt que se disposer à lui adresser la parole.
Elle s’arrêta un instant. Quatre lampes allumées devant l’image du saint jetaient une faible clarté sur son coursier et sur son armure, car il était représenté transperçant le dragon dont les ailes étendues et le cou gonflé de fureur étaient à peine visibles sous leurs rayons ; le peu de jour qui régnait dans le reste de la chapelle était dû au soleil d’automne qui pouvait à peine pénétrer à travers les vitraux peints de la fenêtre longue et étroite qui en formait la seule ouverture extérieure. La lumière sombre et incertaine qu’il produisait, chargée des diverses couleurs des vitraux, tombait sur la taille majestueuse de cette femme qui semblait pourtant abattue et accablée, sur les traits mélancoliques et inquiets de Philipson, et sur ceux d’Arthur qui, avec l’intérêt ardent de la jeunesse, soupçonnait et prévoyait des suites extraordinaires d’une semblable entrevue.
Enfin elle s’approcha du côté de la chapelle où Arthur était avec son père, comme pour pouvoir s’en faire entendre plus distinctement sans être obligée d’élever la voix plus qu’elle ne l’avait fait en parlant à Philipson d’un ton grave et solennel à la porte de l’église.
– Vénérez-vous ici, lui demanda-t-elle, le saint George de Bourgogne ou le saint George de la joyeuse Angleterre, la fleur de la chevalerie ?
– Je vénère, répondit Philipson les mains toujours humblement croisées sur son cœur, le saint auquel cette chapelle est dédiée, et le Dieu près duquel j’espère en son intercession, soit ici, soit dans mon pays natal.
– Oui, vous-même, vous qui avez fait partie du miroir de la chevalerie, vous pouvez oublier ce que vous avez vénéré dans la chapelle royale de Windsor ; vous pouvez vous-même oublier que vous y avez fléchi un genou entouré de la jarretière, dans un lieu où des rois et des princes étaient agenouillés autour de vous, vous pouvez l’oublier, et offrir vos oraisons dans une chapelle étrangère, sans avoir le cœur troublé par la pensée de ce que vous avez été ; prier comme un pauvre paysan pour avoir du pain et conserver l’existence pendant le jour qui passe sur votre tête !
– Madame, à l’époque où je pouvais avoir le plus de fierté, je n’étais devant l’Être auquel j’offrais mes prières que comme un vermisseau couvert de poussière. Aujourd’hui je ne suis ni plus ni moins à ses yeux, quelque dégradé que je puisse paraître à ceux de mes semblables.
– Comment peux-tu penser ainsi ? et pourtant il est heureux pour toi que tu le puisses. Mais que sont tes pertes, comparées aux miennes ?
Elle porta la main à son front, et parut un instant livrée à des souvenirs accablans.
Arthur s’approcha de son père et lui demanda à voix basse, mais avec un ton d’intérêt irrésistible : – Mon père, qui est cette dame ? serait-ce ma mère ?
– Non, mon fils, répondit Philipson ; silence, pour l’amour de tout ce qui vous est cher, de tout ce que vous regardez comme sacré.
La question et la réponse avaient été faites à demi-voix, cependant cette femme singulière avait entendu l’une et l’autre.
– Oui, jeune homme, dit-elle, je suis, j’ai été devrais-je dire, votre mère, la mère, la protectrice de tout ce qui était noble en Angleterre : je suis Marguerite d’Anjou.
Arthur fléchit le genou devant la veuve intrépide d’Henry VI, qui avait si long-temps, et dans des circonstances désespérées, soutenu par un courage déterminé et par une politique profonde la cause chancelante de son faible époux ; et qui, si elle avait quelquefois abusé de la victoire en se livrant à la vengeance et à la cruauté, avait expié cette faute en partie par la résolution indomptable avec laquelle elle avait bravé les plus terribles orages de l’adversité. Arthur avait été élevé dans les sentimens du plus entier dévouement pour la maison alors détrônée de Lancastre, dont son père avait été un des plus nobles appuis ; et ses premiers exploits, qui quoique si malheureux n’avaient été ni obscurs ni méprisables, avaient eu lieu pour cette cause. Avec un enthousiasme appartenant à son âge, et qui était aussi la suite de son éducation, il jeta sa toque par terre au même instant et se précipita aux pieds de son infortunée souveraine.
Marguerite rejeta en arrière le voile qui cachait ses traits nobles et majestueux. Elle avait encore des restes de cette beauté célébrée autrefois comme sans égale en Europe, malgré les torrens de larmes qui avaient sillonné ses joues, malgré l’inquiétude, les chagrins domestiques et l’orgueil humilié qui avaient en partie éteint le feu de ses yeux et privé son front de son caractère de dignité. La froide apathie qu’une longue suite d’infortunes et d’espérances trompées avait fait naître dans le cœur de cette malheureuse princesse céda un instant à la vue de l’enthousiasme de ce beau jeune homme. Elle lui tendit une main qu’il baisa en l’arrosant de larmes, et elle passa l’autre avec la tendresse d’une mère sur les boucles de ses cheveux, tout en cherchant à le relever. Pendant ce temps son père ferma la porte de la chapelle, s’y appuya, s’éloignant de ce groupe intéressant pour empêcher qu’aucun étranger ne vînt à entrer pendant une scène si extraordinaire.
– Ainsi donc, beau jeune homme, dit Marguerite d’une voix dans laquelle on pouvait remarquer la tendresse d’une femme combattant d’une manière étrange contre la fierté naturelle du rang et contre l’indifférence calme et stoïque causée par tant de malheurs ; ainsi donc tu es le dernier rejeton de ce noble tronc, dont tant de belles branches sont tombées pour notre malheureuse cause ! Hélas ! que puis-je faire pour toi ? Marguerite n’a pas même une bénédiction à donner ! Son destin est si cruel qu’elle maudit en bénissant ; elle n’a qu’à te regarder et te souhaiter du bonheur pour rendre ta perte prompte et sûre. C’est moi, moi, qui ai été le fatal arbre à poison dont l’influence a détruit toutes les belles plantes qui croissaient autour de moi et à mes côtés ! j’ai causé la mort de tous mes amis, et cependant la mort ne peut me frapper moi-même !
– Ma noble et royale maîtresse, dit le père d’Arthur, que votre cœur qui a supporté tant de malheurs ne se décourage pas maintenant qu’ils sont passés, et que nous avons du moins l’espoir de voir arriver un temps plus heureux pour vous et pour l’Angleterre.
– Pour l’Angleterre ! pour moi ! noble Oxford, dit la reine désolée ; si le soleil pouvait me revoir demain assise sur le trône d’Angleterre, qui pourrait me rendre ce que j’ai perdu ? Je ne parle ni de richesse, ni de puissance, elles ne sont rien dans la balance ; je ne parle pas de cette armée de nobles amis qui ont péri pour me défendre moi et les miens, les Somersets, les Percys, les Straffords, les Cliffords, la renommée leur a assigné une place dans les annales de leur pays ; je ne parle pas de mon époux, il a échangé la situation d’un saint souffrant sur la terre pour celle d’un saint glorifié dans le ciel. Mais, ô Oxford, mon fils, mon Édouard ! m’est-il possible de jeter les yeux sur ce jeune homme sans me rappeler que votre épouse et moi nous leur avons donné la naissance une même nuit ? Combien de fois n’avons-nous pas cherché, elle et moi, à prévoir leur fortune future, et à nous persuader que la même constellation qui avait présidé à leur naissance verserait une influence propice et bienfaitrice sur toute leur vie jusqu’à ce qu’ils pussent recueillir une riche moisson d’honneurs et de félicité ! Hélas ! ton Arthur vit ; mais mon Édouard, né sous les mêmes auspices, repose dans une tombe ensanglantée !
Elle se couvrit la tête de sa mante, comme pour étouffer les cris et les gémissemens que ces cruels souvenirs arrachaient à sa tendresse maternelle. Philipson, ou le comte d’Oxford exilé, distingué, comme on peut le dire dans un temps où l’on avait vu tant de personnes changer de parti, par un attachement fidèle et loyal à la maison de Lancastre, vit qu’il était imprudent de laisser sa souveraine s’abandonner à cette faiblesse.
– Madame, lui dit-il, le voyage de la vie est celui d’une courte journée d’hiver ; et soit que nous profitions ou non de sa durée, il n’en faut pas moins qu’elle se termine. Ma souveraine est, j’espère, trop maîtresse d’elle-même pour souffrir que le regret du passé l’empêche de pouvoir tirer parti du présent. Je suis ici par obéissance à vos ordres ; je dois voir avant peu le duc de Bourgogne ; s’il se prête aux impressions que nous désirons lui donner, il peut arriver des événemens qui changeront notre tristesse en joie. Mais il faut saisir l’occasion avec autant de promptitude que de zèle. Informez-moi donc, madame, pourquoi Votre Majesté est venue ici déguisée, et au risque de plus d’un danger. Sûrement ce n’était pas seulement pour pleurer sur ce jeune homme que la noble reine Marguerite a quitté la cour de son père sous ce vil costume, et, laissant un lieu où elle était en sûreté, est venue dans un pays où elle court du moins quelques risques, si elle n’est pas positivement en péril.
– Vous vous jouez de moi, Oxford, répondit la malheureuse reine, ou vous vous trompez vous-même si vous croyez revoir encore cette Marguerite qui ne prononçait jamais un mot sans quelque raison, et dont la moindre action était déterminée par un motif. Hélas ! je ne suis plus la même ! ! ! La fièvre du chagrin, en me faisant haïr le lieu où je me trouve, me chasse vers un autre par une irrésistible impatience d’esprit. Je suis en sûreté, dites-vous, à la cour de mon père ; mais est-elle supportable pour une âme comme la mienne ? Une femme qui a été privée du plus noble et du plus riche royaume de l’Europe, qui a perdu des armées de nobles amis, qui est épouse sans mari et mère sans enfans, sur qui le ciel a versé les dernières gouttes de son courroux, peut-elle s’abaisser à être la compagne d’un faible vieillard qui trouve dans les sonnets et la musique, dans des folies et des futilités, dans le son de la harpe et dans la cadence des vers, une consolation non-seulement de tout ce que la pauvreté a d’humiliant, mais, ce qui est encore pire, du ridicule et du mépris ?
– Avec votre permission, madame, ne blâmez pas le bon roi René, parce que persécuté par la fortune il a su s’ouvrir des sources plus humbles de consolation que votre esprit plus fier est disposé à dédaigner. Un défi entre ses ménestrels a pour lui tout l’attrait d’un combat chevaleresque, et une couronne de fleurs tressée par ses troubadours et chantée dans leurs sonnets lui paraît une compensation suffisante pour les diadèmes de Naples et des Deux-Siciles dont il ne possède que le vain titre.
– Ne me parlez pas de ce vieillard digne de pitié, tombé au-dessous de la haine de ses plus mortels ennemis qui ne l’ont jamais jugé digne que de mépris. Je redis, noble Oxford, que mon séjour à Aix au milieu de ce misérable cercle qu’il appelle sa cour m’a presque fait perdre la raison. Mes oreilles, quoiqu’elles ne s’ouvrent volontiers maintenant que pour des paroles d’affliction, ne sont pas si importunées du bruit éternel des harpes, des castagnettes et des autres instrumens ; mes yeux ne sont pas si fatigués de la vue de la sotte affectation d’un cérémonial de cour qui n’imprime le respect que lorsqu’il indique la richesse et qu’il annonce le pouvoir, que mon cœur est dégoûté de la misérable ambition qui peut trouver du plaisir dans un vain clinquant quand tout ce qui est grand et noble a disparu ! Non, Oxford, si je suis destinée à perdre la dernière chance que la fortune inconstante semble m’offrir, je me retirerai dans le couvent le plus obscur des Pyrénées, et j’éviterai du moins le spectacle de la gaîté idiote de mon père. Qu’il s’efface de notre mémoire comme des pages de l’histoire dans lesquelles son nom ne se trouvera jamais ! J’ai à vous dire et à apprendre de vous des choses plus importantes. Et maintenant, mon cher Oxford, quelles nouvelles d’Italie ? Le duc de Milan nous aidera-t-il de ses conseils ou de ses trésors ?
– De ses conseils ! madame, très volontiers ; mais je ne sais s’ils vous plairont, car il nous recommande la soumission à notre malheureux destin, et la résignation aux volontés de la Providence.
– L’astucieux Italien ! Galéas n’avancera donc aucune partie des trésors qu’il a amassés ? il n’assistera pas une amie à qui il a si souvent juré sa foi ?
– Les diamans que je lui ai offert de déposer entre ses mains n’ont pas même pu le déterminer à ouvrir son trésor pour nous fournir des ducats pour notre entreprise. Cependant il m’a dit que si le duc Charles pensait sérieusement à faire un effort en notre faveur, il avait tant de considération pour ce grand prince, et il prenait une part si vive aux infortunes de Votre Majesté, qu’il verrait ce que l’état de ses finances, quoique épuisées, et la situation de ses sujets, quoique appauvris par les impôts et la taille, pourraient lui permettre de vous avancer.
– L’hypocrite à double visage ! Ainsi donc, si l’aide du duc de Bourgogne nous offre une chance de regagner ce qui nous appartient, il nous avancera quelque méprisable argent pour que notre prospérité renaissante puisse oublier l’indifférence avec laquelle il a vu notre adversité ! Mais parlons du duc de Bourgogne. Je me suis hasardée ici pour vous dire ce que j’ai appris, et pour être informée des résultats de vos démarches. Des gens de confiance veillent à ce que notre entrevue reste secrète. Mon impatience de vous voir m’a amenée ici sous ce déguisement ; et j’ai une petite suite dans un couvent à un mille de la ville. J’ai fait épier votre arrivée par le fidèle Lambert ; et maintenant je viens pour connaître vos espérances et vos craintes, et pour vous faire part des miennes.
– Je n’ai pas encore vu le Duc, madame. Vous connaissez son caractère ; il est volontaire, vif, hautain, opiniâtre. S’il peut adopter la politique calme et soutenue que les circonstances exigent, je ne doute guère qu’il n’obtienne toute satisfaction de Louis son ennemi juré, et même d’Édouard son ambitieux beau-frère. Mais s’il s’abandonne à des accès de colère extravagante, sans provocation, ou même avec de justes motifs, il peut se précipiter dans une querelle avec les Suisses, nation pauvre mais intrépide ; il se trouvera probablement engagé dans une lutte dangereuse dans laquelle il ne peut espérer de gagner le moindre avantage, tandis qu’il court le risque de faire les pertes les plus sérieuses.
– Il ne se fiera sûrement pas à l’usurpateur Édouard, dans le moment même où celui-ci lui donne la plus grande preuve de trahison ?
– Sous quel rapport, madame ? La nouvelle dont vous me parlez n’est pas encore arrivée jusqu’à moi.
– Comment, milord ! suis-je donc la première à vous annoncer qu’Édouard d’York a traversé la mer avec une armée telle que l’illustre Henry V mon beau-père n’en a peut-être jamais fait passer de France en Italie !
– J’avais entendu dire qu’on s’attendait à cet événement, et je prévoyais que le résultat en serait fatal à notre cause.
– Oui, Édouard est arrivé. Ce traître, cet usurpateur a bravé le roi Louis en le faisant sommer de lui remettre comme lui appartenant de droit la couronne de France, cette couronne qui fut placée sur la tête de mon malheureux époux lorsqu’il était encore au berceau.
– La chose est donc décidée ! les Anglais sont en France ! dit le comte d’Oxford avec le ton de la plus vive inquiétude. Et qui Édouard amène-t-il avec lui pour cette expédition ?
– Tous les plus cruels ennemis de notre maison et de notre cause. Cet homme sans foi et sans honneur, ce traître George, qu’il appelle duc de Clarence, le buveur de sang Richard, le licencieux Hastings, Howard, Stanley ; en un mot les chefs de tous ces traîtres que je ne voudrais nommer qu’autant que ma malédiction pourrait les balayer de la surface de la terre.
– Et je tremble en vous faisant cette question : le duc de Bourgogne se prépare-t-il à les joindre dans cette guerre, et à faire cause commune avec cette armée de la maison d’York contre le roi de France ?
– D’après les avis privés que j’ai reçus, ils sont sûrs, et le bruit général les confirme, non, mon bon Oxford, non.
– Que tous les saints en soient loués ! Édouard d’York, car je rends justice même à un ennemi, est un chef audacieux et intrépide ; mais ce n’est ni Édouard III, ni le prince Noir, ce héros renommé ; ce n’est pas même cet Henry V de Lancastre sous lequel j’ai gagné mes éperons, et au lignage duquel le souvenir de sa glorieuse mémoire aurait suffi pour me rendre fidèle, quand même mon serment d’allégeance m’aurait permis de concevoir une seule pensée de défection. Qu’Édouard fasse la guerre à Louis sans le secours de la Bourgogne sur lequel il a compté. Sans doute Louis n’est pas un héros, mais c’est un général prudent et habile, et plus à redouter peut-être dans ce siècle politique qu’un Charlemagne qui pourrait encore lever l’oriflamme, entouré de Roland et de tous ses paladins. Louis ne risquera pas des batailles comme celles de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. Ayons mille lances du Hainaut et vingt mille écus de la Bourgogne, et Édouard pourra perdre l’Angleterre pendant qu’il s’occupera d’une guerre prolongée pour recouvrer la Normandie et la Guienne. Mais que fait à présent le duc de Bourgogne ?
– Il menace l’Allemagne, et ses troupes parcourent la Lorraine dont il occupe les principales villes et les châteaux forts.
– Où est René de Vaudemont ? c’est un jeune homme entreprenant et courageux, dit-on ; il réclame la Lorraine du chef de sa mère Yolande d’Anjou, sœur de Votre Majesté.
– Il s’est réfugié en Allemagne ou en Suisse.
– Que le Duc prenne garde à lui. Si ce jeune homme dépouillé trouve des confédérés en Allemagne et obtient l’alliance des intrépides Suisses, Charles peut trouver en lui un ennemi plus formidable qu’il ne s’y attend. C’est la force du Duc qui fait toute la nôtre en ce moment, et s’il l’épuise en efforts frivoles et inutiles, nos espérances, hélas ! s’évanouissent avec son pouvoir, quand même il aurait la volonté décidée de nous aider. Mes amis, en Angleterre, sont résolus à ne pas faire un mouvement sans avoir reçu de la Bourgogne des secours d’hommes et d’argent.
– C’est un motif de crainte, Oxford, mais ce n’est pas le plus urgent. Je redoute bien davantage la politique de Louis qui, à moins que mes espions ne m’aient grossièrement trompée, a déjà proposé secrètement la paix à Édouard, une trêve de sept ans, et une somme considérable pour le mettre à portée d’assurer l’Angleterre à la maison d’York.
– Impossible, madame ; nul Anglais, à la tête d’une armée semblable à celle que commande Édouard, n’oserait sans honte se retirer de la France sans avoir fait une noble tentative pour recouvrer les provinces que l’Angleterre a perdues.
– Tels seraient les sentimens d’un prince légitime qui aurait laissé derrière lui un royaume fidèle et obéissant ; mais tels ne peuvent être ceux de cet Édouard, dont l’esprit est peut-être aussi bas que son sang est vil, puisqu’on prétend que son véritable père est un nommé Blackburn, archer de Middleham, et qui, s’il n’est point un bâtard, est du moins un usurpateur. Non, tels ne peuvent être ses sentimens ; chaque brise arrivant d’Angleterre lui apportera des craintes de la défection des sujets sur lesquels il jouit d’une autorité usurpée. Il ne dormira pas en paix jusqu’à ce qu’il soit de retour en Angleterre avec ses coupe-jarrets sur lesquels il compte pour défendre la couronne dont il s’est emparé. Il ne fera pas la guerre à Louis, car Louis n’hésitera pas à flatter son orgueil en s’humiliant devant lui, et à assouvir sa cupidité en lui prodiguant l’or pour fournir à ses profusions voluptueuses. Je crains donc que nous n’apprenions bientôt son départ de France avec son armée, n’emportant que la vaine gloriole d’avoir déployé ses étendards pendant une quinzaine de jours dans les provinces qui autrefois appartenaient à l’Angleterre.
– Il n’en est que plus important de presser la décision du duc de Bourgogne ; et je vais partir pour Dijon afin d’y travailler. Il faut à une armée comme celle d’Édouard plusieurs semaines pour traverser le détroit. Il est probable qu’elle passera l’hiver en France, quand même il y aurait une trêve avec le roi Louis. Avec mille lances du Hainaut tirées de la partie orientale de la Flandre, je serai bientôt dans le Nord où nous comptons un grand nombre d’amis, outre l’assurance que nous avons d’obtenir les secours de l’Écosse. Les comtés de l’ouest nous sont fidèles et s’insurgeront au premier signal. On pourra trouver un Clifford, quoique les brouillards des montagnes l’aient dérobé aux recherches de Richard. Le nom de Tudor sera le premier cri de ralliement des Gallois. La Rose Rouge se redressera sur sa tige, et l’on entendra partout : – Vive le roi Henry !
– Hélas ! Oxford, ce n’est ni mon mari, ni mon ami ; il n’est que le fils de ma belle-mère et d’un Chef gallois ; un prince froid et astucieux, dit-on. Mais n’importe ; que je voie la maison de Lancastre triompher, que je sois vengée de celle d’York, et je mourrai contente !
– Votre bon plaisir est donc que je fasse les offres contenues dans la dernière lettre de Votre Majesté, pour décider le Duc à faire quelque mouvement en notre faveur ? S’il apprend la proposition d’une trêve entre la France et l’Angleterre, ce sera pour lui un aiguillon plus puissant que tout ce que je pourrais lui offrir.
– N’importe, offrez-lui tout ; je le connais jusqu’au fond de l’âme ; il n’a d’autre but que d’étendre de tous côtés les domaines de sa maison. C’est pour cela qu’il s’est emparé du pays de Gueldre, c’est pour cela qu’il occupe en ce moment la Lorraine ; c’est pour cela qu’il envie à mon père les pauvres restes de la Provence qu’il possède encore. Après une telle augmentation de territoire, il aspire à changer son diadème ducal contre une couronne de monarque indépendant. Dites au Duc que Marguerite peut l’aider dans ses projets. Dites-lui que mon père René désavouera la protestation faite contre l’occupation de la Lorraine par le Duc ; qu’il fera plus ; que de mon plein consentement, il reconnaîtra Charles pour héritier de la Provence. Dites-lui que le vieillard lui cédera ses domaines le jour même où les troupes du Hainaut s’embarqueront pour l’Angleterre, si on lui assure de quoi payer un concert de musiciens et une troupe de danseurs ; le roi René n’a pas d’autres besoins sur la terre. Les miens sont encore moins nombreux : vengeance de la maison d’York, et une prompte mort ! Vous avez des joyaux à remettre en garantie du misérable or qu’il nous faut : quant aux autres conditions, donnez toutes celles qui seront exigées.
– Indépendamment de votre parole royale, madame, j’en garantirai l’exécution sur mon honneur comme chevalier ; et si l’on en demande davantage, mon fils restera comme otage entre les mains du duc de Bourgogne.
– Oh ! non, non, s’écria la reine détrônée, émue peut-être par ce seul genre de sensibilité qu’une longue suite d’infortunes extraordinaires n’eût peut-être pas émoussée, ne hasardez pas la vie de ce noble jeune homme ! songez qu’il est le seul reste de la royale maison de Vère. Il aurait été le frère d’armes de mon cher Édouard, qu’il a été si près de suivre dans une tombe sanglante et prématurée ; ne lui faites prendre aucune part dans ces fatales intrigues qui ont causé la ruine de sa famille. Qu’il vienne avec moi, lui, du moins je le mettrai à l’abri de tous dangers tant que j’existerai, et j’aurai soin qu’il ne lui manque rien après ma mort.
– Pardon, madame, répondit Oxford avec la fermeté qui le caractérisait : mon fils est un de Vère, comme vous avez la bonté de vous en souvenir ; il peut se faire qu’il soit destiné à être le dernier qui porte ce nom ; il est possible qu’il périsse, mais ce ne doit pas être sans honneur. À quelques dangers que son devoir et sa loyauté puissent l’exposer, l’épée ou la lance, la hache ou le gibet, il doit les braver hardiment pour donner des preuves de sa fidélité. Ses ancêtres lui ont tracé le chemin qu’il doit suivre.
– Cela est vrai, dit la malheureuse reine en levant les bras d’un air égaré ; il faut que tout périsse, tout ce qui a servi la maison de Lancastre, tout ce qui a aimé Marguerite, tout ce qu’elle a aimé ! la destruction doit être universelle. Il faut que le jeune homme tombe avec le vieillard. Pas un agneau du troupeau dispersé ne pourra échapper !
– Pour l’amour du ciel, madame, calmez-vous ! s’écria Oxford ; j’entends frapper à la porte de la chapelle !
– C’est le signal qui m’annonce qu’il faut nous séparer, dit la reine exilée, d’un air plus tranquille. Ne craignez rien, noble Oxford ; il m’arrive rarement d’être agitée comme je viens de l’être, car il est bien rare que je voie des amis dont la voix, dont les traits puissent troubler le calme de mon désespoir. Laissez-moi vous attacher cette relique autour du cou, jeune homme. Ne craignez pas qu’elle ait une influence fatale, quoique vous la receviez d’une main qui pourrait la rendre de mauvais augure. Elle a appartenu à mon époux ; elle a été bénite par bien des prières, sanctifiée par bien des larmes, et mes mains, toute infortunée que je suis, ne peuvent la priver de son saint caractère. Je me proposais de la placer sur le sein d’Édouard dans la matinée terrible de la bataille de Tewkesbury, mais il s’arma de bonne heure, partit sans me voir, et je ne pus exécuter mon projet.
En parlant ainsi, elle passa autour du cou d’Arthur une chaîne d’or à laquelle était suspendu un petit crucifix d’or massif, d’un travail précieux mais barbare. Suivant la tradition, il avait appartenu à Édouard-le-Confesseur. En ce moment on frappa une seconde fois à la porte de la chapelle.
– Il ne faut pas tarder davantage, dit Marguerite ; séparons-nous. Vous allez partir pour Dijon, et je vais me rendre à Aix pour y habiter avec mes inquiétudes. Adieu ; peut-être nous reverrons-nous dans un temps plus heureux. Cependant comment puis-je l’espérer ? J’en disais autant avant le combat de Saint-Albans, avant celui de Towton, avant la bataille encore plus sanglante de Tewkesbury, et qu’en est-il résulté ? Mais l’espérance est une plante qu’on ne peut arracher d’un cœur noble qu’avec la vie.
À ces mots elle sortit de la chapelle, et se perdit dans la foule de personnes de toutes conditions qui faisaient leurs prières, qui satisfaisaient leur curiosité, ou qui passaient quelques instans de loisir dans les ailes de la cathédrale.
Le comte d’Oxford et son fils, sur lesquels l’entrevue singulière qui venait d’avoir lieu avait fait une impression profonde, retournèrent à leur auberge, où ils trouvèrent un poursuivant d’armes portant les couleurs et la livrée du duc de Bourgogne qui les informa que s’ils étaient les Anglais qui apportaient des marchandises précieuses à la cour du Duc, il avait ordre de les y escorter, et de les placer sous la protection de son caractère inviolable. Mais il régnait une telle incertitude dans tous les mouvemens du duc de Bourgogne, et ils rencontrèrent des obstacles si nombreux qui retardèrent leur marche, dans un pays où il y avait un passage continuel de troupes et où des préparatifs de guerre se faisaient avec activité, que ce ne fut que dans la seconde soirée qui suivit leur départ qu’ils arrivèrent dans la grande plaine voisine de Dijon, où était campée la totalité ou du moins la plus grande partie des forces de ce prince.