« Ainsi parla le duc. – »
Shakspeare.
Les yeux du père d’Arthur étaient accoutumés au spectacle d’une pompe martiale ; ils furent cependant éblouis par l’aspect splendide du camp des Bourguignons, dans lequel, sous les murs de Dijon, Charles, le prince le plus riche de l’Europe, avait déployé tout le luxe de son orgueil, et avait aussi encouragé ceux qui formaient sa suite à de semblables profusions. Les pavillons de ses moindres officiers étaient de soie et de samit, tandis que ceux de la noblesse et des principaux chefs brillaient de drap d’or et d’argent, de magnifiques tapis, et autres étoffes précieuses qui dans aucune autre occasion n’auraient été exposées aux injures du temps. Les détachemens de cavalerie et d’infanterie qui montaient la garde étincelaient de riches armures. Un train d’artillerie aussi beau que nombreux était rangé à l’entrée du camp, et Philipson pour donner au comte le nom de voyage auquel nos lecteurs sont habitués, reconnut dans l’officier qui commandait Henry Colvin, Anglais de naissance inférieure, mais distingué par son habileté dans l’art de se servir de ces redoutables bouches de bronze qui depuis peu étaient devenues d’un usage général dans la guerre. Les bannières et les pennons déployés par les chevaliers, les barons et tous les hommes d’un rang distingué flottaient devant leur tente, et les habitans de ces demeures guerrières étaient assis devant leur porte à demi armés, regardant les soldats qui s’amusaient à la lutte, au palet et à d’autres exercices militaires.
On voyait attachées au piquet de longues rangées de superbes chevaux, frappant la terre du pied et agitant la tête en hennissant, comme s’ils eussent été fatigués de l’inaction dans laquelle on les tenait, tandis que leur provende était étalée abondamment devant eux. Les soldats se formaient en groupes joyeux autour de ménestrels et de jongleurs ambulans, ou étaient à boire sous les tentes des cantiniers ; d’autres se promenaient les bras croisés, jetant les yeux de temps en temps vers le soleil couchant, comme s’ils eussent attendu avec impatience l’heure qui terminerait une journée passée dans l’oisiveté, et par conséquent dans l’ennui.
Enfin, au milieu de l’éclat varié de ce spectacle militaire, nos voyageurs arrivèrent au pavillon du Duc, devant lequel flottait au gré de la brise du soir la large et riche bannière où l’on voyait briller les armoiries d’un prince, duc de six provinces et comte de quinze comtés, qui d’après sa puissance, son caractère et le succès dont semblaient suivies toutes ses entreprises, était la terreur de toute l’Europe. Le poursuivant se fit connaître à quelques personnes de la maison du Duc, et les Anglais furent accueillis avec politesse, mais non de manière à attirer l’attention sur eux. On les conduisit ensuite sous une tente voisine, celle d’un officier-général, qui, leur dit-on, était destinée à leur servir de logement, on y déposa leurs bagages, et on leur servit des rafraîchissemens.
– Comme le camp est rempli de soldats de différentes nations aux dispositions desquels on ne peut pas tout-à-fait se fier, leur dit le domestique qui les servait, le Duc a ordonné qu’on plaçât une sentinelle à la porte de cette tente pour la sûreté de vos marchandises ; cependant tenez-vous prêts, car vous pouvez compter que vous serez mandés incessamment auprès de Son Altesse.
Effectivement Philipson ne tarda pas à recevoir l’ordre de se rendre en présence du Duc. On le fit entrer dans le pavillon de ce prince par une porte de derrière, et on l’introduisit dans la partie qui, séparée du reste par des barricades en bois et des rideaux bien fermés, composait l’appartement privé de Charles. La simplicité de l’ameublement et l’appareil négligé du Duc formaient un contraste frappant avec l’extérieur splendide du pavillon ; car Charles, qui sur ce point comme sur beaucoup d’autres était fort loin d’être toujours d’accord avec lui-même, affichait pendant la guerre une sorte d’austérité ou plutôt de grossièreté dans son costume et quelquefois même dans ses manières, qui ressemblait à la rudesse d’un lansquenet allemand plutôt qu’à la dignité d’un prince d’un rang si élevé, tandis qu’en même temps il encourageait et enjoignait même une splendeur coûteuse parmi ses vassaux et ses courtisans ; comme si porter des vêtemens grossiers, mépriser toute contrainte, se dispenser des cérémonies les plus ordinaires, eût été un privilége qui n’appartenait qu’au souverain. Cependant quand il lui plaisait de donner un air de majesté à sa personne et à ses manières, personne ne savait mieux que Charles duc de Bourgogne comment il devait se costumer et agir.
On voyait sur sa toilette des brosses et des peignes qui auraient pu réclamer leur réforme attendu leurs longs services, des chapeaux et des justaucorps usés, des baudriers de cuir, des laisses de chiens, et d’autres objets de même nature, parmi lesquels étaient jetés comme au hasard le gros diamant nommé Sanci, les trois rubis nommés les Trois-Frères d’Anvers, un autre beau diamant nommé la Lampe de Flandre, et divers joyaux, presque aussi précieux et aussi rares. Ce mélange extraordinaire avait quelque ressemblance avec le caractère du Duc, qui joignait la cruauté à la justice, la magnanimité à la bassesse, l’économie à la prodigalité, et la libéralité à l’avarice ; en un mot, Charles n’était d’accord en rien avec lui-même, si ce n’est dans son opiniâtreté à suivre le plan qu’il avait une fois adopté, quelle que fût la situation des choses, et quelques risques qu’il eût à courir.
Au milieu des bijoux inestimables et des autres objets sans valeur étalés sur sa toilette et dans sa garde-robe, le duc de Bourgogne s’écria en voyant entrer le voyageur anglais : – Soyez le bienvenu, herr Philipson ; soyez le bienvenu, vous qui êtes d’une nation où les commerçans sont des princes, et les marchands des grands de la terre. Quelles nouvelles marchandises apportez-vous pour nous amorcer ? Par saint George ! vous autres marchands, vous êtes une génération rusée.
– Sur ma foi, monseigneur, je ne vous apporte pas de nouvelles marchandises ; je n’ai que celles que j’ai déjà montrées à Votre Altesse la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, et je viens vous les mettre encore sous les yeux, avec l’espoir d’un pauvre marchand qu’elles pourront vous être plus agréables que la première fois.
– Fort bien, sir… Philipville, je crois qu’on vous nomme. – Vous êtes un marchand bien simple, ou vous me prenez pour une pratique bien sotte, si vous croyez pouvoir me tenter par la vue de marchandises que j’ai déjà rebutées. Le changement, la nouveauté, voilà la devise du commerce. Vos marchandises de Lancastre ont eu leur temps ; j’en ai acheté comme un autre, et je les ai probablement payées assez cher ; mais aujourd’hui ce sont celles d’York qui sont à la mode.
– Cela peut être pour le vulgaire, monseigneur ; mais pour des âmes comme la vôtre, la bonne foi, l’honneur et la loyauté sont des joyaux qu’aucun changement d’idées ou de goût ne peut mettre hors de mode.
– Sur ma foi, noble Oxford, il est possible que je conserve en secret quelque vénération pour ces vertus du vieux temps ; autrement pourquoi aurais-je tant d’estime pour vous qui les avez toujours possédées à un degré si éminent ? Mais je suis dans une situation cruelle et urgente ; si je faisais un faux pas dans ce moment de crise, je pourrais manquer le but vers lequel a tendu toute ma vie. Faites bien attention, sire marchand ; vous connaissez votre ancien compétiteur Blackburn, autrement appelé Édouard d’York ou de Londres ; il vient d’arriver avec une cargaison d’arcs et de lances, telle qu’il n’est jamais entré dans les ports de France depuis le temps du roi Arthur, et il m’offre une part dans son commerce. Pour parler clairement, il me propose de faire cause commune avec la Bourgogne pour enfumer dans ses terriers le vieux renard Louis, l’en faire sortir, et clouer sa peau à la porte de ses écuries. En un mot, le roi d’Angleterre m’invite à une alliance avec lui contre le plus astucieux et le plus invétéré de mes ennemis, à briser la chaîne du vasselage, et à m’élever au rang des princes indépendans. Comment croyez-vous, noble comte, que je puisse résister à cette tentation séduisante ?
– Il faut adresser cette question, monseigneur, à quelqu’un de vos conseillers bourguignons ; elle comprend la ruine de ma cause, et mon opinion ne pourrait être impartiale.
– Mais je vous demande, comme à un homme d’honneur, quelle objection vous trouvez à ce que j’accepte la proposition qui m’est faite ; je désire savoir quelle est votre opinion, et dites-la-moi franchement.
– Monseigneur, je sais qu’il est dans le caractère de Votre Altesse de ne concevoir aucun doute sur la facilité d’exécuter une résolution que vous avez une fois prise ; mais quoique cette disposition d’esprit puisse être digne d’un prince, et même préparer quelquefois le succès de ses entreprises, il est aussi des circonstances dans lesquelles si nous persistons dans nos résolutions uniquement parce que nous les avons prises, cette fermeté d’âme, au lieu de nous conduire au succès, peut nous entraîner à notre ruine. Regardez donc cette armée anglaise ; l’hiver s’approche, où trouvera-t-elle des logemens ? comment sera-t-elle approvisionnée ? qui la paiera ? Votre Altesse est-elle disposée à se charger de tous les frais nécessaires pour la mettre en état d’entrer en campagne l’été prochain ? car, soyez-en bien convaincu, jamais une armée anglaise n’a été ni ne sera propre au service militaire avant d’avoir passé hors de notre île un temps suffisant pour s’habituer aux devoirs qu’il impose. On ne trouverait pas dans le monde entier des hommes plus propres à faire d’excellens soldats ; mais ils ne le sont pas encore, et il faudra que Votre Altesse fasse les frais de leur apprentissage.
– Soit ! Je crois que les Pays-Bas pourront fournir de la nourriture à vos mangeurs de bœuf pendant quelques semaines, des villages pour les loger, des officiers pour endurcir leurs membres vigoureux à la discipline militaire, et des grands prévôts pour y soumettre leur esprit réfractaire.
– Et qu’arrivera-t-il ensuite ? Vous marchez à Paris, vous ajoutez un second royaume à celui qu’Édouard a usurpé ; vous lui rendez toutes les possessions que l’Angleterre a jamais eues en France, la Normandie, le Maine, l’Anjou, la Gascogne ; vous lui assurez même le reste de ce royaume. Eh bien ! pouvez-vous avoir pleine confiance en cet Édouard, quand vous aurez ainsi augmenté sa force, et que vous l’aurez rendu bien plus redoutable que ce Louis que vos armes réunies auront renversé du trône ?
– Par saint George ! je ne dissimulerai pas avec vous : c’est précisément sur ce point que j’ai des doutes qui me tourmentent. Édouard est mon beau-frère ; mais je ne suis pas homme à placer ma tête sous le cotillon de ma femme.
– Et l’expérience a démontré bien souvent que les alliances de famille ont bien peu d’efficacité pour prévenir les violations de foi les plus grossières.
– Vous avez raison, comte. Clarence a trahi son beau-père ; Louis a empoisonné son frère. Les affections privées ! ah ! elles peuvent parler au cœur d’un particulier assis au coin de son feu, mais on ne les trouve ni sur le champ de bataille ni à la cour des princes. Non, mon alliance par mariage avec Édouard ne me serait pas de grand secours en cas de besoin. Y compter, ce serait monter un cheval indompté sans autre bride que la jarretière d’une femme. Mais qu’en résulte-t-il ? Édouard fait la guerre à Louis ; peu m’importe qui sera victorieux, je ne puis qu’y gagner, car ils s’affaibliront, et leur faiblesse fait ma force. Les Anglais, abattront les Français avec leurs longues flèches ; ceux-ci affaibliront, détruiront, anéantiront l’armée anglaise à force d’escarmouches. Au printemps je me mets en campagne avec des forces supérieures à leurs deux armées ; et alors, saint George et la Bourgogne !
– Et si, en attendant, Votre Altesse daigne aider le moins du monde la cause la plus honorable pour laquelle un chevalier ait jamais levé la lance, une modique somme d’argent et un petit corps de lanciers du Hainaut, qui pourront gagner à ce service gloire et richesses, peuvent remettre l’héritier dépouillé de la maison de Lancastre en possession des domaines auxquels sa naissance lui donne un droit légitime.
– Sur ma foi, sire comte, vous en venez à votre point de but en blanc ; mais nous avons vu, en partie de nos propres yeux, tant de retours de fortune entre les maisons d’York et de Lancastre, que nous ne savons trop à laquelle des deux le ciel a donné le bon droit, et l’inclination du peuple accordé le pouvoir effectif. Tant d’extraordinaires révolutions de fortune qui ont eu lieu en Angleterre nous ont réellement causé de véritables vertiges.
– C’est une preuve, monseigneur, que ces changemens ne sont pas encore à leur fin, et que votre généreux secours peut assurer l’avantage et le succès de la bonne cause.
– Quoi ! que je prête à ma cousine Marguerite d’Anjou l’aide de mon bras pour détrôner mon beau-frère ? Ce n’est peut-être pas qu’il mérite de moi de grands égards, puisque lui et ses nobles insolens m’ont assailli de remontrances et même de menaces pour que je laisse de côté mes importantes affaires personnelles, et que je me joigne à Édouard dans son expédition de chevalier errant contre Louis. Je marcherai contre Louis quand je le jugerai convenable, et pas plus tôt. Par saint George ! ni roi insulaire, ni noble insulaire ne dicteront des ordres à Charles de Bourgogne. Vous avez une bonne provision d’amour-propre, vous autres Anglais des deux partis, qui vous imaginez que les affaires de votre île de fous sont aussi intéressantes pour le monde entier que pour vous-mêmes. Mais ni York, ni Lancastre, ni le frère Blackburn, ni la cousine Marguerite, même appuyée sur John de Vère ne réussiront à m’en faire accroire. Le fauconnier qui rappelle son oiseau ne doit pas avoir les mains vides.
Oxford connaissant parfaitement le caractère du Duc, le laissa donner un libre cours à l’humeur que lui causait l’idée que quelqu’un prétendît lui dicter ce qu’il avait à faire ; et quand ce prince garda enfin le silence il lui répondit d’un ton calme :
– Est-il bien vrai que j’entende le noble duc de Bourgogne, le miroir de la chevalerie d’Europe, dire qu’on ne lui a donné aucune bonne raison pour le décider à une entreprise qui a pour objet de rendre justice à une malheureuse reine, et de relever de la poussière une maison royale ? N’offre-t-elle pas une moisson immortelle de los et d’honneur ? La trompette de la renommée ne proclamera-t-elle pas le nom du souverain qui, seul dans un siècle dégénéré, a réuni les devoirs d’un prince et ceux d’un chevalier généreux ?
Le duc l’interrompit en lui donnant un coup sur l’épaule : – Et n’oubliez pas les cinq cents ménestrels du roi René, raclant de leurs instrumens en chantant mes louanges, et le roi René lui-même les écoutant et s’écriant : Bien combattu, Duc ! bien joué, ménestrels ! Je te dis, John Oxford, que lorsque toi et moi nous portions une armure encore vierge, des mots comme ceux-ci, renommée, los, honneur, gloire chevaleresque, amour des dames, étaient d’excellentes devises à graver sur nos écus blancs comme la neige, et un assez bon argument pour rompre quelques lances. Oui, et dans une joute, quoique je commence à devenir un peu vieux pour de pareilles folies, je paierais encore de ma personne dans de semblables querelles comme doit le faire un chevalier. Mais quand il s’agit de débourser des sommes considérables, et de mettre en mer de fortes escadres, il faut que nous ayons à alléguer à nos sujets quelque excuse plus palpable pour les plonger dans une guerre ; que nous puissions leur montrer un objet tendant au bien public, ou par saint George ! à notre avantage privé, ce qui est la même chose. C’est ainsi que va le monde, Oxford ; et pour te dire la pure vérité, j’ai dessein de suivre la même marche.
– À Dieu ne plaise que j’engage Votre Altesse à agir autrement que dans la vue du bien de ses sujets, c’est-à-dire, comme Votre Altesse l’a exprimé heureusement, dans la vue de l’agrandissement de votre pouvoir et de vos domaines ! L’argent que nous demandons n’est pas en pur don, c’est par forme de prêt. Marguerite est disposée à laisser en dépôt ses joyaux dont je crois que Votre Altesse connaît la valeur, jusqu’à ce qu’elle puisse rendre la somme que votre amitié peut lui avancer dans ses besoins.
– Ah ! ah ! notre cousine veut donc faire de nous un prêteur sur gage : elle veut que nous agissions envers elle comme un usurier, comme un juif ? Cependant, Oxford, de bonne foi, il est possible que ces diamans nous soient nécessaires, car si je me déterminais à entrer dans vos vues, il pourrait se faire que je fusse moi-même obligé d’emprunter pour fournir aux besoins de ma cousine. Je me suis adressé aux États du Duché qui sont assemblés en ce moment, et j’en attends, comme cela est juste, un octroi considérable. Mais il s’y trouve des têtes remuantes et des mains serrées, et je puis rencontrer de la lésinerie. Ainsi en attendant laissez ces joyaux sur cette table. Eh bien ! supposons que je n’aie rien à perdre du côté de la bourse par cet acte de chevalerie errante que vous me proposez ; cependant les princes ne font pas la guerre sans avoir en vue quelque avantage.
– Écoutez-moi, noble souverain. Votre but est naturellement de réunir les vastes domaines de votre père à ceux que vos armes y ont ajoutés, pour en former un duché compact…
– Dites un royaume, Oxford ; ce mot sonne mieux.
– Un royaume, dis-je, dont la couronne brillera avec autant de grâce et de majesté sur le front de Votre Altesse que sur celui de Louis, roi de France, aujourd’hui votre suzerain.
– Il ne faut pas toute votre pénétration pour deviner que tel est mon dessein ; sans cela, pourquoi suis-je ici, le casque en tête et l’épée au côté ? Pourquoi mes troupes s’emparent-elles des forteresses de la Lorraine, et chassent-elles devant elles ce mendiant de Vaudemont, qui a l’insolence de la réclamer comme son héritage ? Oui, mon ami, l’agrandissement de la Bourgogne est une cause pour laquelle le duc de cette belle province est tenu de combattre tant qu’il peut mettre le pied à l’étrier.
– Mais ne croyez-vous pas, puisque Votre Altesse me permet de lui parler librement et d’après les priviléges d’une ancienne connaissance ; ne croyez-vous pas que sur cette carte de vos domaines, déjà si bien arrondis, il se trouve du côté des frontières du midi quelque chose qui pourrait être plus avantageusement arrangé pour un roi de Bourgogne ?
– Je ne puis deviner où vous voulez en venir, répondit le Duc en jetant un regard sur une carte de son duché et de ses possessions, vers laquelle un geste du comte d’Oxford avait dirigé son attention, et en fixant ensuite sur lui ses grands yeux perçans.
– Je veux dire que pour un prince aussi puissant que Votre Altesse, il n’existe aucune frontière aussi sûre que la mer. Voici la Provence, qui est placée entre vous et la Méditerranée ; la Provence avec ses ports superbes, ses champs fertiles, ses beaux vignobles. Ne serait-il pas à propos de la comprendre dans la carte de votre souveraineté, de manière que vous puissiez toucher d’une main les bords de la Méditerranée, et de l’autre ceux de l’Océan du nord sur les côtes de Flandre ?
– La Provence, dites-vous ? répliqua le duc avec vivacité. Quoi ! je ne rêve que de la Provence. Je ne puis sentir l’odeur d’une orange sans quelle me rappelle les bois et les bosquets parfumés de cette province, ses citrons, ses olives, ses grenades. Mais comment y élever des prétentions ? Ce serait une honte de troubler les derniers instants du bon vieux René, et cela ne conviendrait pas à un proche parent. Ensuite, il est oncle de Louis, et il est probable qu’à défaut de sa fille Marguerite, et peut-être même de préférence à elle, il a déjà nommé le roi de France son héritier.
– Il est possible d’y opposer de meilleures prétentions en votre personne, Monseigneur, si vous consentez à accorder à Marguerite d’Anjou les secours qu’elle sollicite par ma voix.
– Prends tout ce que tu demandes, s’écria Charles en respirant avec force et en changeant de couleur ; prends-en le double en hommes et en argent ! Fournis-moi seulement une prétention sur la Provence, fût-elle aussi faible qu’un des cheveux de ta reine Marguerite, et laisse-moi le soin d’en faire un câble ! Mais je suis fou d’écouter les rêves d’un homme qui, ruiné lui-même, n’a rien à perdre en présentant aux autres les espérances les plus extravagantes.
– Je ne suis point homme à agir ainsi, monseigneur. Écoutez-moi, je vous prie. René est accablé sous le poids des années ; il aime le repos, il est trop pauvre pour soutenir son rang avec la dignité convenable, trop bon ou trop faible pour établir de nouveaux impôts sur ses sujets ; il est las de lutter contre la mauvaise fortune, et il désire abdiquer sa souveraineté.
– Sa souveraineté !
– Oui, la souveraineté des domaines qu’il possède de fait, et des domaines bien plus étendus auxquels il a des droits, mais qui ne sont plus en sa puissance.
– Vous me coupez la respiration, comte ! René abdique la souveraineté de la Provence ! Et que dit à cela Marguerite, la fière, l’ambitieuse Marguerite ? Consentira-t-elle à une démarche si humiliante ?
– Pour avoir seulement une chance de voir la maison de Lancastre triompher en Angleterre, elle renoncerait non-seulement à tous ces domaines, mais à la vie même. Et dans le fait, ce sacrifice est moindre qu’il ne le paraît. Il est certain qu’à la mort du vieux roi René, le roi de France réclamera le comté de Provence, comme étant un fief dans la ligne masculine, et il n’existe personne capable de faire valoir le droit de Marguerite à cet héritage, quelque juste qu’il puisse être.
– Il est juste et inattaquable, s’écria Charles, et je ne souffrirai pas qu’on y porte atteinte, ou qu’on le mette même en question, c’est-à-dire quand il sera établi en ma personne. Le vrai principe de la guerre, du bien public, est de ne pas souffrir qu’aucun des grands fiefs se réunisse à la couronne de France, et surtout tant qu’elle sera placée sur le front d’un monarque aussi fourbe, aussi dépourvu de principes que Louis. La Provence jointe à la Bourgogne ! Un domaine qui s’étendra depuis l’Océan Germanique jusqu’à la Méditerranée ! Oxford, tu es mon bon ange !
– Votre Altesse doit pourtant réfléchir qu’il faut assurer une existence honorable au roi René.
– Certainement, très certainement ; il aura des ménestrels et des jongleurs par douzaines, pour jouer, chanter et beugler devant lui du matin au soir. Il aura une cour de troubadours qui ne seront occupés qu’à boire, à faire des vers, et à prononcer des arrêts d’amour, dont on appellera à René même, et qu’il confirmera ou cassera, comme suprême roi d’amour. Et Marguerite aussi sera traitée de la manière la plus honorable, et comme vous l’indiquerez vous-même.
– Ce point sera facile à régler, monseigneur. Si nos efforts réussissent en Angleterre, Marguerite n’aura pas besoin des secours de la Bourgogne. Si nous échouons, elle se retire dans un cloître, où probablement elle ne jouira pas bien long-temps du traitement honorable que la générosité de Votre Altesse est sans doute disposée à lui accorder.
– Sans contredit, et ce traitement sera digne d’elle et de moi. Mais, par Notre-Dame ! John de Vère, l’abbesse du couvent où se retirera Marguerite aura affaire à une pénitente indomptable. Je la connais bien, sire comte, et je ne prolongerai pas inutilement cet entretien en exprimant des doutes qu’elle ne puisse forcer son père à abdiquer ses domaines en faveur de quiconque elle voudra lui indiquer. Elle ressemble à ma braque Gorgone, qui, n’importe avec quel chien elle soit en laisse, l’oblige à marcher du côté qu’elle le veut, ou l’étrangle s’il résiste. C’est ainsi que Marguerite a agi avec son mari simple et débonnaire ; et je sais que son père, fou d’une autre espèce, doit nécessairement se montrer aussi maniable. Si nous avions été attelés ensemble, je crois qu’elle aurait trouvé son maître ; mais le cou me fait mal quand je songe combien j’aurais eu à tirer pour la faire marcher à mon gré. Vous avez l’air grave, parce que je plaisante sur le caractère opiniâtre de ma malheureuse cousine.
– Monseigneur, quels que puissent être ou avoir été les défauts de la reine ma maîtresse, elle est dans le malheur et presque dans le désespoir, elle est ma souveraine, et la cousine de Votre Altesse.
– Il suffit, sire comte ; parlons sérieusement. Quoique nous puissions croire à l’abdication du roi René, je pense qu’il sera difficile d’engager le roi Louis à envisager cette affaire sous un point de vue aussi favorable que nous le faisons. Il soutiendra que le comté de Provence est un fief passant de mâle en mâle, et que ni l’abdication de René ni le consentement de sa fille ne peuvent l’empêcher de retourner à la couronne de France, puisque le roi de Sicile, comme on appelle René, n’a pas d’enfant dans la ligne masculine.
– En ce cas, s’il plaît à Votre Altesse, ce sera une question à décider sur le champ de bataille, et vous avez plus d’une fois bravé Louis avec succès pour des objets beaucoup moins importans. Tout ce que je puis vous dire, c’est que si les secours de Votre Altesse mettent le jeune comte de Richemond en état de réussir dans son entreprise, vous aurez l’aide de trois mille archers anglais, quand le vieux John d’Oxford, faute d’un meilleur chef, devrait vous les amener lui-même.
– C’est un aide qui ne serait pas à dédaigner, et qui acquerrait un nouveau prix par la présence de celui qui me promet de me l’amener. Votre secours, noble Oxford, me serait précieux, quand vous n’arriveriez qu’avec une épée à votre côté et un seul page à votre suite. Je vous connais bien, je connais votre tête et votre cœur. Mais revenons à notre affaire. Les exilés, même les plus sages, ont un privilége pour faire des promesses ; mais quelquefois, vous m’excuserez, noble Oxford, ils se trompent eux-mêmes aussi bien que les autres. Quelle espérance avez-vous de réussir, quand vous me pressez de m’embarquer sur un océan aussi orageux que celui de vos dissensions civiles ?
Le comte d’Oxford tira de sa poche le plan qu’il avait tracé de son expédition, l’expliqua au Duc, et ajouta qu’il devait être secondé par une insurrection des partisans de la maison de Lancastre. Nous nous bornerons à dire que ce projet était d’une audace qui allait jusqu’à la témérité ; mais il était si bien conçu, il y régnait un tel ensemble, que sous un chef comme Oxford, dont on connaissait les talens militaires et la sagacité politique, il présentait une apparence de succès probable.
Tandis que le duc Charles examinait les détails d’une entreprise qui avait d’autant plus d’attraits pour lui qu’elle était parfaitement d’accord avec son propre caractère ; pendant qu’il s’appesantissait sur les affronts qu’il avait reçus de son beau-frère Édouard IV ; qu’il songeait à l’occasion qui se présentait d’en tirer une vengeance signalée, et qu’il réfléchissait sur la riche acquisition qu’il espérait faire en Provence par suite de l’abdication que feraient en sa faveur le roi René et sa fille, le noble Anglais ne manqua pas d’insister sur la nécessité urgente de ne pas perdre un seul instant.
– L’accomplissement de ce projet, dit-il, exige la plus grande promptitude. Pour avoir une chance de succès, il faut que je sois en Angleterre avec vos forces auxiliaires, avant qu’Édouard d’York y revienne de France avec son armée.
– Puisqu’il est venu ici, répondit le Duc, notre digne frère ne sera pas très pressé de s’en retourner : il trouvera des Françaises aux yeux noirs, du vin de France couleur de rubis ; et notre frère Blackburn n’est pas un homme à quitter de si bonnes choses avec précipitation.
– Monseigneur, je parlerai de mon ennemi avec vérité. Édouard est indolent et voluptueux quand tout est calme autour de lui ; mais qu’il sente l’aiguillon de la nécessité, et il reprend toute l’ardeur d’un coursier bien nourri. D’une autre part, Louis, qui manque rarement de trouver des moyens pour arriver à son but, est décidé à mettre tout en œuvre pour le déterminer à repasser la mer ; ainsi donc la célérité, noble prince, la célérité est l’âme de votre entreprise.
– La célérité ! répéta le duc de Bourgogne. Quoi ! J’irai avec vous ; je verrai moi-même l’embarquement ; et vous aurez des soldats braves et éprouvés, tels qu’on n’en trouve nulle part, si ce n’est en Artois et dans le Hainaut !
– Pardonnez encore, noble Duc, l’impatience d’un malheureux qui se noie et qui implore du secours. Quand partirons-nous pour les côtes de Flandre, afin d’exécuter cette mesure importante ?
– Mais… dans une quinzaine de jours, peut-être dans une semaine ; en un mot, dès que j’aurai convenablement châtié une bande de voleurs et de brigands qui, comme l’écume qui monte toujours au haut du chaudron, se sont établis sur les hauteurs des Alpes, et de là infestent nos frontières par un trafic de contrebande, par le vol et par des brigandages de toute espèce.
– Votre Altesse veut parler des confédérés suisses ?
– Oui, tel est le nom que se donnent ces manans. C’est une sorte de serfs affranchis de l’Autriche ; et de même qu’un chien de basse-cour qui a rompu sa chaîne, ils profitent de leur liberté pour attaquer et déchirer tout ce qui se trouve sur leur chemin.
– J’ai traversé leur pays en revenant d’Italie, et j’y ai appris que l’intention des Cantons était d’envoyer des députés à Votre Altesse pour solliciter la paix.
– La paix ! leurs ambassadeurs se sont conduits d’une manière étrangement pacifique. Profitant d’une mutinerie des bourgeois de la Férette, première ville de garnison où ils sont entrés, ils ont pris la place d’assaut, se sont emparés d’Archibald Von Hagenbach, et l’ont mis à mort sur la place du marché. Une telle insulte doit être punie, noble John de Vère, et si vous ne me voyez pas en proie à la fureur qu’elle doit exciter, c’est parce que j’ai déjà donné ordre de conduire au gibet ces misérables qui prennent le titre d’ambassadeurs.
– Pour l’amour du ciel, noble Duc, s’écria Oxford en se jetant aux pieds de Charles, par égard pour votre gloire et pour la paix de la chrétienté, révoquez cet ordre si vous l’avez véritablement donné !
– Que signifient de telles instances ? quel intérêt prenez-vous à la vie de pareils êtres ? Ce ne peut être qu’à cause du délai de quelques jours que cette guerre peut occasionner à votre expédition.
– Elle peut, elle doit la faire échouer. Écoutez-moi, monseigneur : j’ai accompagné ces envoyés pendant une partie de leur voyage.
– Vous ! vous ! avoir accompagné de misérables paysans suisses ! le malheur a cruellement abaissé la fierté des nobles anglais, puisqu’ils choisissent de tels compagnons.
– Le hasard m’a jeté parmi eux. Quelques-uns d’entre eux sont de sang noble, et je connais si bien leurs intentions pacifiques, que j’ose me rendre leur garant.
– Sur ma foi, milord, vous leur faites beaucoup d’honneur ainsi qu’à moi, en vous établissant médiateur entre les Suisses et nous. Permettez-moi de vous dire que c’est un acte de condescendance, quand en considération d’une ancienne amitié je vous permets de me parler de vos affaires d’Angleterre ; il me semble que vous pourriez vous dispenser de me donner votre opinion sur des sujets qui n’ont aucun rapport direct à vos intérêts.
– Duc de Bourgogne, répondit Oxford, j’ai suivi votre bannière à Paris, et j’ai eu la bonne fortune de vous secourir à la bataille de Montlhéri, quand vous étiez entouré par des hommes d’armes français…
– Nous ne l’avons pas oublié, et la preuve que nous nous souvenons de ce service, c’est que nous souffrons que vous restiez si long-temps devant nous à plaider la cause de ces misérables, que nous sommes invité à dérober à l’échafaud qui les réclame parce qu’ils ont été les compagnons de voyage du comte d’Oxford.
– Non, monseigneur ; si je demande leur vie, c’est parce qu’ils sont chargés d’une mission pacifique, et que leurs chefs du moins n’ont pris aucune part au crime dont vous vous plaignez.
Le Duc se promena dans l’appartement d’un pas inégal, ayant l’air fort agité, fronçant ses gros sourcils de manière à cacher presque ses yeux, fermant les poings et grinçant les dents. Enfin il parut avoir pris son parti, et il agita fortement une sonnette d’argent qui était sur sa table.
– Contay, dit-il au gentilhomme de sa chambre qui se présenta sur-le-champ, ces coquins de montagnards sont-ils exécutés ?
– Non, monseigneur ; mais l’exécuteur attend seulement que le prêtre les ait confessés !
– Qu’ils vivent. Nous entendrons demain ce qu’ils ont à dire pour justifier leur conduite envers nous.
Contay salua et se retira.
Le duc de Bourgogne, le front calme et l’air tranquille, se tourna vers l’Anglais et lui dit d’un ton qui offrait un mélange inexprimable de hauteur, de familiarité et même de bonté : – Nous sommes maintenant déchargé de toute obligation, milord : vous avez obtenu vie pour vie ; et pour compenser quelque différence qui pourrait se trouver entre les marchandises échangées, vous en avez obtenu six pour une. Je ne ferai donc plus aucune attention à ce que vous pourrez me dire si vous me parlez encore de ma chute de cheval à Montlhéri, et de vos exploits en cette occasion. Bien des princes se contentent de haïr secrètement ceux qui leur ont rendu de pareils services : autre est mon caractère ; je déteste seulement qu’on me rappelle que j’en ai eu besoin. Sur ma foi, j’étouffe presque par l’effort que j’ai dû faire pour renoncer à une résolution arrêtée. – Holà, quelqu’un ! qu’on m’apporte à boire !
Un huissier entra, apportant un flacon d’argent qui contenait au lieu de vin, une tisane d’herbes aromatiques.
– Mon tempérament est si ardent et si impétueux, dit le Duc, que les médecins me défendent de boire du vin. Mais vous n’êtes pas astreint à un pareil régime, Oxford. Retournez sous la tente de votre compatriote Colvin, notre général d’artillerie. Nous vous confions à ses soins et à son hospitalité jusqu’à demain. Ce sera un jour d’affaires, car je m’attends à recevoir la réponse de ces oisons de l’assemblée des États de Dijon, et j’aurai aussi à entendre, grâce à l’intervention de Votre Seigneurie, ces misérables envoyés suisses comme ils s’appellent. Soit ! n’y pensons plus. Au revoir. Vous pouvez parler librement à Colvin, qui est comme vous un ancien partisan de la maison de Lancastre. Mais attention ! pas un mot sur la Provence ; pas même un rêve. Contay, conduisez cet Anglais à la tente de Colvin ; il connaît mon bon plaisir à cet égard.
– Monseigneur, dit Contay, j’y ai déjà laissé le fils de monsieur.
– Quoi ! votre fils, Oxford ? il est ici avec vous ? Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? Est-ce un digne rejeton du vieux tronc ?
– Je suis fier de pouvoir le croire, monseigneur ; il a été le fidèle compagnon de tous mes voyages et de tous mes dangers.
– Heureux mortel ! dit le Duc en soupirant, vous avez un fils pour partager votre pauvreté et votre détresse, Oxford ; je n’en ai point pour partager ma grandeur et me succéder.
– Vous avez une fille, monseigneur, et l’on doit espérer qu’elle épousera un jour quelque prince puissant qui sera le soutien de la maison de Votre Altesse.
– Jamais ! par saint George ! jamais ! s’écria le Duc d’un ton bref et décidé. Je ne veux pas un gendre qui puisse faire du lit de la fille un marche-pied pour atteindre à la couronne du père. Oxford, je vous ai parlé plus librement que je n’y suis accoutumé, que je ne le devrais peut-être ; mais il existe quelques personnes que je crois dignes de confiance, et je vous regarde comme étant de ce nombre, John de Vère.
Le comte anglais salua, et il se retirait quand le Duc le rappela.
– Encore un mot, Oxford. La cession de la Provence n’est pas tout-à-fait assez. Il faut que le roi René et Marguerite désavouent cet écervelé de René de Vaudemont, qui prétend avoir des droits sur la Lorraine du chef de sa mère Yolande, et qui m’y oppose une sotte résistance.
– Monseigneur, René est petit-fils du roi René, neveu de la reine Marguerite ; cependant…
– Cependant il faut que les droits qu’il prétend avoir sur la Lorraine soient positivement désavoués. Vous me parlez d’affection de famille tandis que vous me pressez de faire la guerre à mon beau-frère !
– La meilleure excuse que puisse avoir René pour abandonner son petit-fils, c’est l’impossibilité absolue où il se trouve de l’aider et de le soutenir. Je lui ferai part de la condition que nous impose Votre Altesse, quelque dure qu’elle soit.
Et à ces mots le comte d’Oxford sortit du pavillon.