CHAPITRE XXVII.

« Oui, mon sang est trop froid, puisque j’ai supporté

« Ces indignes propos sans qu’il ait fermenté.

« Vous le saviez fort bien, et votre impertinence

« Veut voir jusqu’à quel point ira ma patience. »

Shakspeare.

L’aurore éveilla le comte d’Oxford et son fils, et ses premiers rayons venaient à peine d’éclairer l’horizon du côté de l’orient, quand leur hôte Colvin entra avec un domestique portant quelques paquets qu’il déposa par terre, et qui se retira ensuite. Le général d’artillerie du Duc leur annonça alors qu’il était chargé d’un message de la part de Charles de Bourgogne.

– Le Duc, dit-il, envoie à mon jeune maître d’Oxford quatre lanciers robustes pour l’escorter ; une bourse d’or bien remplie pour fournir à ses dépenses à Aix tant que ses affaires l’y retiendront ; des lettres de créance pour le roi René afin de lui assurer un bon accueil ; et deux habits complets, convenables à un gentilhomme anglais qui désire être témoin des solennelles de la Provence et à la sûreté duquel le Duc daigne prendre un grand intérêt. S’il a quelques autres affaires dans ce pays, Son Altesse lui recommande de les conduire avec prudence et discrétion. Le Duc lui envoie aussi deux chevaux pour son usage, un genêt marchant à l’amble pour la route, et un vigoureux cheval de Flandre, couvert de son armure, dans le cas où il en aurait besoin. Il est à propos que mon jeune maître change de vêtemens et prenne un costume qui se rapproche un peu plus de son véritable rang. Ceux qui doivent le suivre connaissent la route ; et ils sont autorisés, si les circonstances l’exigent, à requérir au nom du Duc l’assistance de tout fidèle Bourguignon. Il ne me reste qu’à ajouter que plus tôt que mon jeune maître partira, plus on en tirera un augure favorable du succès de son voyage.

– Je suis prêt à monter à cheval dès que j’aurai changé d’habit, répondit Arthur.

– Et moi, dit son père, je n’ai nulle envie d’apporter le moindre délai au service dont il est chargé. Ni lui ni moi nous n’avons à nous dire autre chose que : Dieu soit avec vous ! Qui peut savoir quand et où nous nous reverrons ?

– Je crois, dit Colvin, que cela doit dépendre des mouvemens du Duc qui peut-être ne sont pas encore déterminés ; mais Charles compte que vous resterez avec lui, milord, jusqu’à ce que les affaires qui vous ont conduit ici soient définitivement arrangées. J’ai quelque chose de plus à vous dire en particulier, après le départ de votre fils.

Tandis que Colvin parlait ainsi avec le comte, Arthur, qui n’était qu’à demi habillé quand il était arrivé, profita de l’obscurité qui régnait dans un coin de la tente pour changer les simples vêtemens qui convenaient à son état supposé de marchand, contre un habit de voyage pouvant être porté par un jeune homme de condition attaché à la cour de Bourgogne. Naturellement ce ne fut pas sans quelque sensation de plaisir qu’Arthur reprit un costume digne de sa naissance, et que les grâces de son extérieur le rendaient plus digne que personne de porter ; mais ce fut avec encore plus de joie qu’il jeta autour de son cou le plus secrètement possible, et qu’il cacha sous le collet et les plis de son beau pourpoint une petite chaîne d’or élégamment fabriquée à la manière mauresque, comme on appelait alors ce genre de travail. C’était ce qu’il avait trouvé dans le petit paquet qu’Anne de Geierstein, cédant peut-être à ses propres sentimens autant qu’à ceux d’Arthur, lui avait remis entre les mains quand il l’avait quittée. Les deux bouts de la chaîne s’attachaient par le moyen d’un petit médaillon d’or, sur un côté duquel on avait tracé avec la pointe d’une aiguille ou d’un couteau, en caractères très petits mais très lisibles, les mots : ADIEU POUR TOUJOURS ! tandis que de l’autre on pouvait lire, quoique peu distinctement : N’OUBLIEZ PAS A. DE G.

Tous mes lecteurs ont été, sont, ou seront amans ; il n’en est aucun qui ne puisse comprendre pourquoi Arthur suspendit soigneusement à son cou ce gage d’affection, de manière à ce que cette dernière inscription reposât immédiatement contre son cœur dont chaque battement devait agiter le médaillon chéri.

Ayant achevé sa toilette, il fléchit un genou devant son père pour lui demander sa bénédiction et ses derniers ordres pour Aix.

Le comte le bénit d’une voix presque inarticulée, et lui dit d’un ton encore mal assuré qu’il avait déjà tout ce qui était nécessaire pour le succès de sa mission.

– Quand vous pourrez m’apporter les actes dont nous avons besoin, lui ajouta-t-il à voix basse en reprenant sa fermeté, vous me trouverez près de la personne du duc de Bourgogne.

Ils sortirent de la tente en silence, et virent à la porte les quatre lanciers bourguignons, hommes de grande taille et actifs, déjà en selle, et tenant deux chevaux sellés et bridés ; le premier était un coursier caparaçonné comme pour la guerre, l’autre un genêt plein d’ardeur pour servir pendant le voyage ; un des soldats tenait en laisse un cheval de somme chargé des bagages, parmi lesquels Colvin informa Arthur qu’il trouverait les vêtemens qui lui seraient nécessaires en arrivant à Aix, et en même temps il lui remit une bourse pleine d’or.

– Thiébault, continua-t-il en lui montrant le plus âgé des hommes de l’escorte, mérite toute confiance ; je garantis son intelligence et sa fidélité. Les trois autres sont hommes d’élite, et ils ne sont pas gens à craindre que leur peau soit entamée.

Arthur sauta en selle avec une sensation de plaisir bien naturelle à un jeune cavalier qui depuis plusieurs mois n’avait pas senti sous lui un cheval plein d’ardeur. Le genêt impatient trépignait et se cabrait. Arthur, ferme sur la selle, comme s’il eût fait partie de l’animal, dit seulement : – Avant que nous ayons fait une longue connaissance, mon beau Rouan, ton ardeur apprendra à se modérer un peu.

– Encore un mot, mon fils, lui dit son père, qui ajouta, en lui parlant à l’oreille tandis qu’Arthur se baissait pour l’écouter : Si vous recevez une lettre de moi, ne vous croyez bien instruit de son contenu qu’après avoir exposé le papier à la chaleur du feu.

Arthur salua, et fit un signe au plus âgé des soldats de marcher en avant ; et tous, lâchant la bride de leurs chevaux, traversèrent le camp au grand trot, le jeune homme faisant un dernier signe d’adieu à son père et à Colvin.

Le comte resta comme un homme occupé d’un songe, suivant son fils des yeux, dans une sorte de rêverie qui ne fut interrompue que lorsque Colvin lui dit :

– Je ne suis pas surpris, milord, que mon jeune maître vous inspire tant de sollicitude ; c’est un galant jeune homme, méritant bien tout l’intérêt d’un père, et nous vivons dans un siècle de trahison et de sang.

– Je prends Dieu et sainte Marie à témoin, répondit Oxford, que si je suis dans le chagrin, ce n’est pas seulement pour ma maison, que si j’ai de l’inquiétude, ce n’est pas mon fils seul qui la cause ; mais il est pénible de risquer un dernier enjeu dans une cause si dangereuse. Eh bien ! quels ordres m’apportez-vous de la part du Duc ?

– Son Altesse montera à cheval après avoir déjeuné. Le Duc vous envoie des vêtemens qui, s’ils ne sont pas ceux qu’exigerait votre rang, vous conviennent pourtant mieux que ceux que vous portez maintenant. Il désire que gardant toujours votre incognito et la qualité de riche marchand anglais, vous fassiez partie de la cavalcade qui va le conduire à Dijon, où il doit recevoir la réponse des États de Bourgogne sur des objets soumis à leur examen, et où il donnera ensuite une audience publique aux députés de la Suisse. Il m’a chargé de vous placer de manière que vous puissiez voir à votre aise ces deux cérémonies, auxquelles il suppose que comme étranger vous serez charmé d’assister. Mais il vous a probablement dit tout cela lui-même, car je crois que vous l’avez vu déguisé la nuit dernière. N’ayez pas l’air si surpris. Le Duc joue ce tour trop souvent pour qu’il puisse le faire en secret. Il n’y a pas un palefrenier qui ne le reconnaisse quand il traverse les tentes des soldats ; et les vivandières le nomment l’espion espionné. Si l’honnête Henry Colvin était le seul qui en fût instruit, il se garderait bien d’en ouvrir la bouche ; mais personne ne l’ignore. Allons, milord, quoique ma langue doive oublier de vous donner ce titre, voulez-vous venir déjeuner ?

Le déjeuner, suivant l’usage du temps, était un repas substantiel, et un officier favori du duc de Bourgogne avait tous les moyens de recevoir avec une hospitalité distinguée un hôte qui avait droit à son respect. Mais avant qu’il fût fini, un son bruyant de trompettes annonça que le Duc et son cortége allaient monter à cheval. On présenta, de la part du Duc, un magnifique coursier à Philipson, nom que le comte d’Oxford continuait à porter ; et il se joignit avec son hôte à la brillante réunion qui commençait à se former en face du pavillon du Duc. Ce prince en sortit au bout de quelques minutes, portant le superbe costume de l’ordre de la Toison-d’Or, dont son père avait été le fondateur, et dont Charles était lui-même le protecteur et le chef. Plusieurs de ses courtisans en étaient aussi revêtus, et ils déployaient ainsi que leur suite tant d’éclat, tant de splendeur, qu’ils justifiaient ce qu’on disait généralement, que la cour du duc de Bourgogne était la plus magnifique de toute la chrétienté. Les officiers de sa maison étaient tous à leur place, ainsi que les hérauts et les poursuivans d’armes, dont le costume aussi riche que grotesque produisait un effet singulier auprès des aubes et des dalmatiques du clergé, et des armures reluisantes des chevaliers et des vassaux. Le comte d’Oxford était placé parmi ces derniers, qui étaient équipés de diverses manières, suivant la nature du service dont ils étaient chargés. Il ne portait aucun uniforme militaire, et son costume n’était ni assez simple pour paraître déplacé au milieu de tant de splendeur, ni assez riche pour attirer sur lui l’attention. Il était à côté de Colvin, et sa grande taille, ses muscles et ses traits fortement prononcés faisaient un contraste frappant avec l’embonpoint et la physionomie insouciante de l’officier de fortune.

Le Duc sortit du camp, et se dirigea vers la ville de Dijon, qui était alors la capitale de toute la Bourgogne ; sa suite formait un grand cortége, dont l’arrière-garde était composée de deux cents arquebusiers d’élite, genre de soldats qui commençaient alors à être appréciés, et d’un pareil nombre d’hommes d’armes à cheval.

La ville de Dijon était défendue par de grands murs, et par des fossés dont l’eau était fournie par une petite rivière nommée l’Ouche, et par le torrent de Suzon. Quatre portes fortifiées, flanquées de redoutes et auxquelles conduisaient des ponts-levis, correspondaient presque aux quatre points cardinaux. Trente-trois tours s’élevaient au-dessus des murailles, et étaient placées à différens angles pour les protéger. Les murailles elles-mêmes, qui avaient plus de trente pieds de hauteur, en beaucoup d’endroits étaient d’une épaisseur considérable, et construites en grosses pierres carrées. Cette belle cité était entourée de montagnes couvertes de vignobles, et dans son sein s’élevaient les tours d’un grand nombre d’édifices publics et d’habitations particulières, qui, avec les cloches des églises et des monastères, attestaient la richesse et la dévotion de la maison de Bourgogne.

Quand les trompettes du cortége eurent averti la garde bourgeoise qui était à la porte de Saint-Nicolas, le pont-levis se baissa, la herse se leva, le peuple poussa de grands cris de joie, et Charles, placé au milieu de ses principaux officiers, entra dans la ville dont toutes les maisons étaient ornées de tapisseries. Il était monté sur un coursier blanc comme le lait, et suivi de six pages, dont le plus âgé n’avait pas quatorze ans, et dont chacun tenait en main une pertuisane dorée. Les acclamations générales avec lesquelles il fut salué prouvaient que si quelques actes de pouvoir arbitraire avaient diminué sa popularité, il lui en restait assez pour qu’il fût accueilli dans sa capitale avec joie, sinon avec enthousiasme. Il est probable que la vénération conservée pour la mémoire de son père arrêta long-temps le mauvais effet qu’une partie de sa conduite devait produire sur l’esprit public.

Le cortége s’arrêta devant un grand édifice gothique situé au centre même de Dijon. On l’appelait alors la Maison du Duc ; et après la réunion de la Bourgogne à la France, on la nomma la Maison du Roi. Le maire de Dijon attendait Charles sur les degrés conduisant à ce palais.

Il était accompagné de tout le corps municipal et escorté par un corps de cent bourgeois en habits de velours noir, tenant en main une demi-pique. Le maire s’agenouilla pour baiser l’étrier du Duc, et à l’instant où Charles descendit de cheval, toutes les cloches de la ville commencèrent à sonner d’un carillon capable d’éveiller tous les morts qui reposaient dans le voisinage des clochers.

Pendant cet accueil assourdissant le Duc entra dans la grande salle du palais. À l’extrémité supérieure on voyait un trône pour le souverain, des siéges pour les principaux officiers et pour ses vassaux les plus distingués, avec des bancs par derrière pour les personnes de moindre considération. Ce fut là que Colvin fit asseoir le noble Anglais ; mais il eut soin de lui choisir une place d’où il pût voir facilement toute l’assemblée et le Duc lui-même ; et Charles, dont l’œil vif et perçant parcourut tous les rangs dès qu’on fut assis, sembla indiquer par un léger signe de tête, marque imperceptible pour ceux qui l’entouraient, qu’il approuvait cet arrangement.

Quand le Duc et sa suite furent assis, le maire s’approchant de nouveau de la manière la plus humble, et s’agenouillant sur le plus bas degré du trône ducal, supplia le Duc de lui permettre de lui demander s’il avait le loisir d’entendre les habitans de sa capitale lui exprimer leur zèle et leur dévouement pour sa personne, et s’il daignerait accepter leur tribut d’affection sous la forme d’une coupe d’argent remplie de pièces d’or, qu’il avait l’honneur de déposer à ses pieds au nom des citoyens et du corps municipal de Dijon.

Charles qui n’affectait jamais beaucoup de courtoisie, répondit d’un ton bref et d’une voix naturellement dure et rauque : – Chaque chose à son tour, maître maire ; nous entendrons d’abord ce que les États de Bourgogne ont à nous dire, après quoi nous écouterons les bourgeois de Dijon.

Le maire se releva et se retira, emportant sa coupe, aussi surpris que piqué, probablement que ce qu’elle contenait n’eût pas été accepté sur-le-champ et ne lui eût pas valu un accueil plus gracieux.

– Je m’attendais, dit Charles, à trouver en ce lieu et à cette heure nos États du duché de Bourgogne, ou une députation pour m’apporter une réponse au message que nous leur avons envoyé il y a trois jours par notre chancelier. N’y a-t-il personne ici de leur part ?

Personne n’osant répondre, le maire dit que les membres des États avaient été en délibération sérieuse toute la matinée, et qu’ils se rendraient sans doute sur-le-champ devant Son Altesse, dès qu’ils apprendraient que la ville était honorée de sa présence.

– Toison-d’Or, dit le Duc au premier héraut de cet ordre, allez annoncer à ces messieurs que nous désirons connaître le résultat de leurs délibérations, et que ni la courtoisie ni la loyauté ne leur permettent de nous faire attendre long-temps. Parlez-leur clairement, sire héraut ; ou sinon je vous parlerai clairement à vous-même.

Pendant que le héraut s’acquitte de sa mission, nous profiterons de son absence pour rappeler à nos lecteurs que pendant le moyen-âge la constitution de tous les pays de féodalité, c’est-à-dire de presque toute l’Europe, respirait un esprit ardent de liberté pour laquelle les grands vassaux combattaient, ne s’étendait pas jusqu’aux classes inférieures de la société, et n’accordait aucune protection à ceux qui étaient dans le cas d’en avoir le plus grand besoin. Les deux premiers ordres de l’État, la noblesse et le clergé, jouissaient de grands priviléges, et même le tiers-état ou la bourgeoisie avait le droit particulier de ne pouvoir être soumis à aucuns nouveaux droits ou impôts d’aucune espèce, sans qu’il y eût donné son consentement.

La mémoire du duc Philippe était chère aux Bourguignons ; car pendant vingt ans ce prince avait maintenu son rang avec dignité parmi les souverains de l’Europe, et il avait accumulé des trésors sans exiger et sans recevoir aucune augmentation de revenu des riches pays qu’il gouvernait. Mais les projets extravagans et les dépenses excessives de Charles avaient déjà excité le mécontentement de ses États, et la bonne intelligence qui avait régné entre le prince et les sujets commençait à faire place d’une part au soupçon et à la méfiance, et de l’autre à une fierté hautaine qui méprisait l’opinion publique. L’esprit de résistance des États s’était irrité depuis peu, car ils avaient désapprouvé hautement différentes guerres que le Duc avait entreprises sans nécessité ; et les levées qu’il avait faites de corps nombreux de troupes mercenaires leur faisaient soupçonner qu’il pouvait finir par se servir des octrois que ses sujets lui accordaient pour étendre au-delà des justes bornes les prérogatives du souverain, et anéantir les droits et la liberté du peuple.

D’une autre part cependant le succès constant que le Duc avait obtenu dans des entreprises qui, paraissaient non-seulement difficiles, mais impossibles à exécuter ; l’estime qu’inspirait la noble franchise de son caractère ; la crainte que faisait naître un naturel ardent, obstiné et téméraire, presque inaccessible à la persuasion et ne souffrant jamais d’être contredit, entouraient encore le trône d’une terreur respectueuse, qu’augmentait aussi l’attachement de la populace pour la personne du duc Charles et pour la mémoire de son père. On avait prévu que dans l’occasion présente il s’élèverait dans les États une forte opposition aux nouvelles contributions que le Duc leur avait fait proposer d’établir, et le résultat de leurs délibérations était attendu avec beaucoup d’inquiétude par les conseillers du Duc, et avec impatience par le souverain lui-même.

Environ dix minutes s’étaient passées quand le chancelier de Bourgogne, prélat de haut rang qui était archevêque de Vienne, entra dans la salle avec sa suite. En passant derrière le trône du Duc pour aller prendre une des places les plus honorables qui lui était réservée, il s’arrêta un instant pour engager son maître à recevoir la réponse des États en audience privée, lui donnant à entendre en même temps que le résultat de leurs délibérations était nullement satisfaisant.

– Par saint George de Bourgogne ! monseigneur l’archevêque, s’écria Charles à voix haute et d’un ton ferme, nous ne sommes pas un prince dont l’esprit soit assez bas pour craindre l’humeur d’une faction mécontente et insolente. Si les États de Bourgogne envoient une réponse désobéissante et déloyale à notre message paternel, qu’elle soit prononcée en pleine cour, afin que le peuple assemblé puisse apprendre à juger entre son Duc et ces petits esprits intrigans qui voudraient empiéter sur notre autorité.

Le chancelier le salua gravement et s’assit à sa place. Pendant ce temps le comte d’Oxford remarqua que la plupart des membres de l’assemblée, du moins ceux qui étaient à l’abri des yeux pénétrans de Charles, murmurèrent quelques mots à l’oreille de leurs voisins, dont quelques-uns ne répondirent que par un clin d’œil, un mouvement de la tête et des épaules, comme on le fait souvent quand il s’agit d’une affaire sur laquelle on regarde comme dangereux de s’expliquer. En ce moment Toison-d’Or qui remplissait les fonctions de maître des cérémonies, rentra dans la salle à la tête d’une députation des États composée de douze membres, quatre de chaque ordre, qui furent annoncés comme étant chargés d’apporter au duc de Bourgogne la réponse de cette assemblée.

Lorsque la députation entra dans la salle Charles se leva, suivant une ancienne étiquette, et dit en ôtant sa toque ornée d’un grand panache : – Salut et bienvenue à mes féaux sujets des États. Tous ses courtisans se levèrent et se découvrirent la tête avec le même cérémonial. Les membres des États fléchirent alors un genou ; les quatre ecclésiastiques, parmi lesquels Oxford reconnut le prêtre de Saint-Paul, étant les plus près de la personne du souverain, les nobles au second rang, et les quatre bourgeois en arrière.

– Noble Duc, dit le prêtre de Saint-Paul, vous plaît-il d’entendre la réponse de vos fidèles et loyaux États de Bourgogne par la voix d’un seul membre parlant au nom de tous, ou par trois personnes, dont chacune vous fera connaître l’opinion de l’ordre dont il fait partie ?

– Comme il vous plaira, répondit le Duc.

– En ce cas, reprit le prêtre de Saint-Paul, un prêtre, un noble, et un bourgeois de condition libre, adresseront successivement la parole à Votre Altesse ; car quoique les trois ordres soient d’accord sur la réponse à vous faire, grâces en soient rendues au Dieu qui répand parmi des frères un esprit d’unanimité, chacun d’eux a eu des motifs différens qui ont influé sur sa détermination.

– Nous vous entendrons l’un après l’autre, dit le Duc en remettant sa toque sur sa tête ; et s’asseyant au même instant, il s’appuya nonchalamment sur le dossier de son fauteuil. Alors tous ceux qui étaient de sang noble, soit dans la députation, soit parmi les spectateurs, firent preuve de leur droit à être regardés comme pairs du souverain en remettant aussi leurs toques, et un nuage de plumes ondoyantes donna tout à coup une nouvelle grâce et une nouvelle dignité à l’assemblée.

Quand le Duc se fut assis la députation se releva, et le prêtre de Saint-Paul, faisant un pas en avant, lui adressa la parole en ces termes :

– Monseigneur, votre loyal et fidèle clergé a pris en considération votre proposition d’imposer un droit de taille sur votre peuple pour vous mettre en état de faire la guerre aux Cantons confédérés au milieu des Alpes. Cette guerre, monseigneur, paraît à votre clergé injuste et oppressive de la part de Votre Altesse ; il ne peut espérer que Dieu bénisse ceux qui porteront les armes pour la soutenir. Il est donc obligé de refuser la demande de Votre Altesse.

Les yeux du Duc se fixèrent d’un air sombre sur le porteur d’un message si désagréable. Il secoua la tête avec un de ces regards fiers et menaçans qui étaient parfaitement d’accord avec ses traits naturellement durs.

– Vous avez parlé, sire prêtre, fut la seule réponse qu’il daigna faire.

Un des quatre nobles, le sire Mirebeau, prit alors la parole.

– Votre Altesse a demandé à sa fidèle noblesse, dit-il, qu’elle consentît qu’il fût levé de nouveaux impôts dans toute la Bourgogne afin de soudoyer de nouvelles troupes d’étrangers pour soutenir les querelles de l’État. Monseigneur, les épées des nobles, des chevaliers et des gentilshommes bourguignons ont toujours été aux ordres de Votre Altesse, comme celles de nos ancêtres sont sorties du fourreau pour vos prédécesseurs. Pour soutenir toute juste querelle de Votre Altesse nous irons plus loin et nous combattrons mieux que toutes bandes mercenaires que vous pourriez lever en France, en Allemagne et en Italie. Nous ne pouvons donc consentir que le peuple soit chargé d’une taxe dont le produit est destiné à soudoyer des étrangers pour s’acquitter de devoirs militaires qu’il est de notre honneur et que nous avons le privilége exclusif de remplir.

– Vous avez parlé, sire de Mirebeau, fut encore toute réponse du Duc. Il la prononça lentement et d’un ton réfléchi, comme s’il eût craint que quelque mot imprudent arraché par la colère ne lui échappât avec ce qu’il voulait dire. Oxford crut le voir jeter un regard sur lui avant de parler ainsi, comme si sa présence eût imposé un frein de plus à son courroux.

– Fasse le ciel, se dit-il à lui-même, que cette opposition produise l’effet qu’on devait en attendre, et qu’elle décide le Duc à renoncer à un projet imprudent, si hasardeux et si inutile !

Pendant qu’il fait ces réflexions ; le Duc fit signe aux députés du tiers-état de parler à leur tour. Celui d’entre eux qui obéit à cet ordre muet se nommait Martin Blok, riche boucher de Dijon.

– Noble prince, dit-il, nos pères ont été les sujets fidèles de vos prédécesseurs ; nous professons les mêmes sentimens pour Votre Altesse, et nos enfans en feront autant à l’égard de vos successeurs. Mais quant à la requête que votre chancelier nous a faite, c’en est une que nos ancêtres n’ont jamais accordée, que nous sommes déterminés à refuser, et que les États de Bourgogne n’octroieront jamais à quelque prince que ce soit jusqu’à la fin des siècles.

Charles avait supporté avec un silence impatient les discours des deux premiers orateurs, mais la réponse ferme et hardie du député du tiers-état fut pour lui plus qu’il ne lui était possible d’endurer. Il s’abandonna à toute l’impétuosité de son caractère, frappa du pied de manière à ébranler son trône et à faire retentir la voûte de la salle, et accabla d’invectives les audacieux bourgeois.

– Âne bâté, s’écria-t-il, faut-il donc aussi que je t’entende braire ? Le noble peut réclamer le droit de parler parce qu’il sait combattre ; le prêtre peut se servir de sa langue, c’est son métier ; mais toi, toi qui n’as jamais versé que le sang de ces bestiaux aussi stupides que toi-même, tu oses venir ici comme un être privilégié, pour beugler devant le marche-pied du trône d’un prince ? Sache, brute que tu es, que les agneaux n’entrent jamais dans un temple que pour être sacrifiés, et que des bouchers et des artisans ne peuvent être admis en présence de leurs souverains que pour avoir l’honneur de tirer de leurs trésors accumulés de quoi fournir aux besoins publics !

Un murmure de mécontentement que la crainte du courroux du Duc ne put même réprimer se fit entendre dans toute l’assemblée à ces paroles, et le boucher de Dijon, plébéien résolu, répliqua sans beaucoup de respect : – Nos bourses sont à nous, monseigneur, et nous n’en mettrons pas les cordons entre les mains de Votre Altesse, à moins que nous ne soyons satisfaits de l’usage auquel notre argent doit être employé. Du reste, nous savons comment protéger nos personnes et nos biens contre des pillards et des maraudeurs étrangers.

Charles était sur le point d’ordonner qu’on arrêtât le député ; cependant un regard qu’il jeta sur le comte d’Oxford dont la présence, en dépit de lui-même, lui imposait quelque contrainte, lui fît changer de résolution, mais ce fut pour commettre un autre acte d’imprudence.

– Je vois, dit-il en s’adressant à la députation des États, que vous êtes tous ligués pour contrarier mes projets, et sans doute pour me priver de tout le pouvoir de la souveraineté, sauf le droit de porter une couronne ducale et d’être servi à genoux comme un second Charles-le-Simple, tandis que les États de mes domaines se partageront la réalité du pouvoir. Mais vous apprendrez que vous avez affaire à Charles de Bourgogne, à un prince qui, quoiqu’il ait daigné vous consulter, est en état de livrer des batailles sans le secours de ses nobles, puisqu’ils lui refusent l’aide de leurs épées ; de faire face aux dépenses d’une guerre sans l’assistance de ses sordides bourgeois ; et peut-être de trouver le chemin du ciel sans les prières d’un ingrat clergé. Je prouverai à tous ceux qui sont ici présens combien la réponse séditieuse que vous venez de faire au message dont je vous avais honorés a fait peu d’impression sur mon esprit, et a peu changé mes résolutions. Toison-d’Or, faites venir en notre présence ces députés, comme ils se disent, des villes et Cantons confédérés de la Suisse.

Oxford et tous ceux qui prenaient un véritable intérêt à la prospérité du Duc l’entendirent avec la plus vive inquiétude annoncer sa résolution de donner audience aux envoyés suisses, prévenu comme il l’était déjà contre eux, dans un moment où il était courroucé au plus haut degré par le refus des États de lui accorder un octroi. Ils savaient que les obstacles que rencontrait sa colère étaient comme des rochers dans le lit d’un fleuve qui ne peuvent en arrêter le cours, mais qui en font bouillonner et écumer les flots. Chacun sentait que le dé était jeté, mais il aurait fallu être doué d’une prescience qui n’appartient pas aux mortels pour se figurer toutes les conséquences qui pouvaient en résulter. Oxford, en particulier, concevait que l’exécution de son plan de descente en Angleterre était le principal objet qui se trouvait compromis par l’obstination téméraire de Charles ; mais il ne se doutait pas, il aurait cru rêver s’il avait pu le supposer, que la vie de ce prince lui-même et l’existence de la Bourgogne comme royaume indépendant étaient dans le même bassin de la balance.

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