« Je remercie humblement Votre Altesse,
« Et j’ai bien du plaisir, en cette occasion,
« À la voir séparer ma farine du son. »
Shakspeare.
La tente assignée pour le logement du comte d’Oxford était celle de Colvin, l’officier anglais à qui le duc de Bourgogne avait confié le soin de son artillerie en lui accordant de riches appointemens. Il reçut son hôte avec tout le respect dû à son rang, et conformément aux ordres spéciaux que le Duc lui avait donnés. Il avait lui-même combattu pour la maison de Lancastre, et par conséquent il était favorablement disposé à l’égard du petit nombre d’hommes de distinction qu’il avait connus personnellement, et qui avaient été constamment fidèles à cette famille pendant la longue suite d’infortunes qui semblaient l’avoir à jamais accablée. Il avait déjà offert des rafraîchissemens à Arthur, et il fit alors servir au comte un repas pendant lequel il n’oublia pas de lui recommander par son exemple autant que par ses conseils le bon vin de Bourgogne, dont le souverain de cette province était obligé de s’abstenir lui-même.
– Le Duc montre en cela qu’il a de l’empire sur lui-même, dit Colvin, car pour dire la vérité entre amis, son caractère est trop fougueux pour supporter la fermentation qu’occasionne dans le sang ce breuvage cordial ; aussi est-il assez sage pour se borner à des boissons propres à calmer le feu naturel de son tempérament, au lieu de l’enflammer encore davantage.
– C’est ce dont je puis m’apercevoir, répondit le comte ; quand j’ai commencé à connaître le noble Duc, qui était alors comte de Charolais, son caractère, quoique toujours suffisamment impétueux, était l’image d’un calme parfait auprès de la violence à laquelle il s’emporte maintenant à la moindre contradiction. Tel est le résultat d’une suite non interrompue de prospérités. Il s’est élevé par son propre courage, et grâces à d’heureuses circonstances, du rang précaire de prince feudataire et tributaire au rang des plus puissans souverains de l’Europe, et il a pris un caractère de majesté indépendant. Mais je me flatte que ces nobles traits de générosité qui compensaient les actes d’une volonté arbitraire et fantasque ne sont pas devenus plus rares qu’ils ne l’étaient autrefois.
– Je puis lui rendre justice à cet égard, dit le soldat de fortune, qui attacha au mot de générosité le sens moins étendu de libéralité ; le Duc est un maître noble, et dont la main est toujours prête à s’ouvrir.
– Je désire qu’il accorde ses bontés à des hommes aussi fermes et aussi fidèles dans leur service que vous l’avez toujours été, Colvin. Mais je remarque un changement dans votre armée. Je connais les bannières de la plupart des anciennes maisons de Bourgogne ; comment se fait-il que j’en voie si peu dans le camp du Duc ? je vois comme autrefois des drapeaux, des étendards, des pennons ; mais quoique je connaisse depuis tant d’années la noblesse de France et de Flandre, leurs armoiries me sont inconnues.
– Noble comte d’Oxford, il convient mal à un homme qui est à la solde du Duc de critiquer sa conduite ; mais il est vrai de dire que depuis quelque temps le Duc, à ce qu’il me semble, accorde trop de confiance aux soldats de l’étranger. Il aime mieux prendre à sa solde des troupes nombreuses d’Allemands et d’Italiens, que de réunir autour de sa bannière les chevaliers et les écuyers qui lui sont attachés par les liens de l’allégeance féodale. Il n’a recours à ses sujets que pour en tirer les sommes dont il a besoin pour solder ces mercenaires. Les Allemands sont des drôles assez honnêtes quand ils sont payés régulièrement ; mais que le ciel me préserve des bandes italiennes du Duc, et de ce Campo-Basso, le chef, qui n’attend qu’un prix capable de le tenter pour vendre Son Altesse, comme un mouton destiné à la tuerie !
– Pensez-vous si mal de lui ?
– J’en pense si mal que je crois qu’il n’existe aucune sorte de trahison que l’esprit puisse imaginer et que le bras puisse exécuter, pour laquelle son âme et sa main ne soient prêtes. Il est pénible, milord, pour un Anglais, pour un homme d’honneur comme moi, de servir dans une armée où de pareils traîtres ont un commandement. Mais que puis-je faire, à moins que je ne trouve de nouveau l’occasion de porter les armes dans mon pays natal ? J’espère encore qu’il plaira à la merci du ciel de rallumer dans notre chère Angleterre ces bonnes guerres civiles où l’on se battait de franc jeu, où l’on n’entendait point parler de trahisons.
Lord Oxford donna à entendre à son hôte qu’il ne devait peut-être pas désespérer de voir s’accomplir le pieux désir qu’il formait de vivre et de mourir dans sa patrie, et dans l’exercice de sa profession. Il lui demanda ensuite de lui procurer le lendemain de bonne heure un passeport et une escorte pour son fils qu’il était obligé de dépêcher sur-le-champ à Aix, résidence du roi René.
– Quoi ! dit Colvin, le jeune lord Oxford va-t-il prendre ses degrés dans la cour d’Amour ? On ne s’occupe dans la capitale du roi René d’autre affaire que d’amour et de poésie.
– Je n’ambitionne pas pour lui une pareille distinction, mon bon hôte ; mais la reine Marguerite est avec son père, et il convient que ce jeune homme aille lui baiser la main.
– J’entends, dit le vétéran lancastrien ; quoique nous touchions à l’hiver, je me flatte que nous pourrons voir la Rose-Rouge fleurir au printemps.
Il fit alors entrer le comte d’Oxford dans la partie de la tente qu’il devait occuper, et où il se trouvait aussi un lit pour Arthur. Leur hôte, comme nous pouvons appeler Colvin, les assura en se retirant qu’au point du jour des chevaux et des hommes d’armes sur qui il pourrait compter seraient prêts à conduire le jeune homme à Aix.
– Et maintenant, Arthur, lui dit son père, il faut nous séparer encore une fois. Dans ce pays où règnent tant de dangers je n’ose vous donner aucune lettre pour la reine Marguerite ma maîtresse ; dites-lui que j’ai trouvé le duc de Bourgogne tenant fortement aux vues de ses intérêts personnels, mais assez disposé à les allier avec ceux de la maison de Lancastre. Dites-lui que je ne doute guère qu’il ne nous accorde les secours que nous lui demandons, mais non pas sans une abdication en sa faveur par le roi René et par elle-même. Dites-lui que je ne lui aurais jamais conseillé de faire un pareil sacrifice pour la chance précaire de renverser du trône la maison d’York, si je n’étais bien convaincu que le roi de France et le duc de Bourgogne sont comme deux vautours planant sur la Provence, et que l’un ou l’autre de ces princes, peut-être tous deux, sont prêts, à l’instant de la mort de son père, à fondre sur les domaines qu’ils lui ont laissés à regret pendant sa vie. Un arrangement avec le duc de Bourgogne peut donc d’une part nous assurer sa coopération active dans notre entreprise en Angleterre ; et de l’autre, si notre noble maîtresse ne consent pas à la demande du Duc la justice de sa cause ne mettra pas plus en sûreté ses droits héréditaires aux domaines de son père. Invitez donc la reine Marguerite, à moins que ses projets ne soient changés, à obtenir du roi René l’acte formel de la cession de ses domaines au duc de Bourgogne avec le consentement exprès de Sa Majesté. Le revenu à assurer au roi et à elle-même sera réglé comme elle le désirera. On peut même laisser cet article en blanc, car je puis me fier à la générosité du duc Bourgogne pour le remplir convenablement. Toute ma crainte c’est que Son Altesse ne s’embarque…
– Dans quelque sot exploit nécessaire à son honneur et à la sûreté de ses domaines, ajouta une voix en dehors de la tente, et ne fasse ainsi plus d’attention à ses affaires qu’aux nôtres. N’est-ce pas cela, sire comte ?
Le rideau qui formait de ce côté la porte de la tente se leva en même temps, et on vit entrer un homme portant le costume et la toque du soldat de la garde wallone, mais en qui Oxford reconnut sur-le-champ les traits durs du duc de Bourgogne, et son œil fier qui étincelait sous la fourrure et la plume dont sa toque était ornée.
Arthur qui n’avait jamais vu ce prince tressaillit en voyant entrer un inconnu, et porta la main sur son poignard. Mais son père lui fit un signe qui lui fit baisser le bras, et il vit avec surprise le respect solennel avec lequel le comte reçut le prétendu soldat. Les premiers mots qui furent prononcés lui expliquèrent ce mystère.
– Si ce déguisement a été pris pour mettre ma foi à l’épreuve, noble Duc, dit le comte, permettez-moi de vous dire qu’il était inutile.
– Convenez, Oxford, répondit Charles, que je suis un espion courtois ; car j’ai cessé de jouer le rôle d’écouteur aux portes à l’instant même où j’avais lieu de penser que vous alliez dire quelque chose qui exciterait mon courroux.
– Sur ma parole de chevalier, monseigneur, si vous étiez resté derrière la tente, vous n’auriez entendu que les mêmes vérités que je suis prêt à dire en présence de Votre Altesse, quoiqu’elles eussent été peut-être exprimées un peu plus librement.
– Eh bien ! dites-les donc, et de la manière qu’il vous plaira. Ils en ont menti par la gorge ceux qui disent que Charles de Bourgogne s’est jamais offensé des avis donnés par un ami dont il connaît les bonnes intentions.
– J’aurais donc dit que tout ce que Marguerite d’Anjou avait à craindre, c’était que le duc de Bourgogne, à l’instant de prendre son armure pour gagner la Provence pour lui-même, et pour aider de son bras puissant ma maîtresse à faire valoir ses droits en Angleterre, ne se laissât détourner d’objets si importans par le désir imprudent de se venger d’affronts imaginaires qui lui ont été faits comme il le suppose par certaines confédérations de montagnards des Alpes contre lesquels il est impossible de remporter un avantage important ou d’acquérir de la gloire, et au risque de perdre l’un et l’autre. Ces hommes, monseigneur, demeurent au milieu de rochers et de déserts presque inaccessibles ; ils se contentent de si peu de chose pour leur nourriture que le plus pauvre de vos sujets mourrait de faim s’il était assujéti au même régime. Ils sont formés par la nature de manière à servir de garnison aux montagnes au milieu desquelles elle les a placés, et qui sont autant de forteresses. Pour l’amour du ciel ! ne vous mettez pas en guerre avec eux, mais marchez vers un but plus noble et plus important, sans mettre en mouvement un nid de guêpes dont les piqûres sont capables de mettre en fureur ceux qu’elles attaquent.
Le Duc avait promis de la patience, et il s’efforça de tenir parole ; mais les muscles gonflés de son visage et ses yeux étincelans annonçaient combien il lui en coûtait pour retenir son courroux.
– Vous êtes mal informé, milord, répondit-il ; ces hommes ne sont pas les bergers et les paysans paisibles qu’il vous plaît de les supposer. S’ils n’étaient que cela, il me serait possible de les mépriser. Mais fiers de quelques victoires qu’ils ont remportées sur les indolens Autrichiens, ils ont secoué tout respect pour l’autorité ; ils se donnent des airs d’indépendance, forment des ligues, font des invasions, prennent des villes d’assaut, jugent et font exécuter des hommes de noble naissance au gré de leur bon plaisir. Tu as l’esprit obtus, Oxford, car tu as l’air de ne pas me comprendre. Pour agiter ton sang anglais, et te faire entrer dans mes sentimens à l’égard de ces montagnards, apprends que ces Suisses sont de véritables Écossais pour les parties de mes domaines dont ils sont voisins ; pauvres, fiers, féroces, s’offensant aisément, parce qu’ils gagnent à la guerre ; difficiles à apaiser, parce qu’ils nourrissent un esprit de vengeance ; toujours prêts à saisir l’occasion favorable pour attaquer un voisin quand il est occupé d’autres affaires. Oui, les Suisses sont pour la Bourgogne et pour ses alliés des ennemis aussi remuans, aussi perfides, aussi invétérés que les Écossais pour l’Angleterre. Que diras-tu maintenant ? Puis-je songer à aucune entreprise importante avant d’avoir terrassé l’orgueil d’un tel peuple ? Ce ne sera l’affaire que de quelques jours. Je saisirai le porc-épic des montagnes avec mon gantelet d’acier.
– Ils donneront donc moins de besogne à Votre Altesse que nos rois d’Angleterre n’en ont eu avec les Écossais. Nos guerres avec eux ont duré si long-temps et ont été si sanglantes, que les hommes sages regrettent encore qu’on les ait jamais entreprises.
– Je n’entends pas faire aux Écossais l’affront de les comparer sous tous les rapports à ces manans des montagnes de Suisse. La noblesse du sang et le courage se trouvent en Écosse, et nous en avons vu bien des exemples. Ces Suisses, au contraire, ne sont qu’une race de paysans ; et si quelques-uns d’entre eux peuvent se vanter d’une naissance plus distinguée, il faut qu’ils la cachent sous le costume et les manières de ces rustres. Je ne crois pas qu’ils soutiennent une charge de cavalerie du Hainaut.
– Non, si la cavalerie peut trouver un terrain propre à une charge. Mais…
– Pour réduire vos scrupules au silence, dit le Duc en l’interrompant, apprenez que ces manans encouragent par leur protection et leur aide la formation des conspirations les plus dangereuses dans mes domaines. Je vous ai dit que mon gouverneur, sir Archibald Von Hagenbach, a été assassiné après la prise de la ville de la Férette par ces traîtres, vos bons Suisses. Et voici un chiffon de parchemin qui m’annonce que mon serviteur a été mis à mort en vertu d’une sentence du Vehmé-Gericht, bande d’assassins secrets, dont je ne souffrirai jamais les attroupemens dans aucune partie de mes domaines. Que ne puis-je les trouver sur la face de la terre aussi aisément qu’ils se rassemblent dans ses entrailles ! Voyez l’insolence de cet écrit.
Cet écrit portait, avec la date du jour et du mois, que la sentence de mort avait été rendue contre Archibald Von Hagenbach par le saint Vehmé, et qu’elle avait été mise à exécution par ses officiers, qui n’étaient responsables de leur conduite qu’à leur tribunal ; cet écrit était contresigné en encre rouge, et scellé du sceau de la société secrète, un rouleau de cordes et un poignard.
– J’ai trouvé cette pièce clouée sur ma toilette avec un poignard, reprit le Duc. C’est un autre de leurs tours, pour ajouter le mystère à leurs jongleries homicides.
Le souvenir du danger auquel il avait été exposé dans l’auberge de Mengs, et les réflexions qu’il fit en ce moment sur l’étendue et le pouvoir des associations secrètes, firent frémir involontairement le brave Anglais.
– Pour l’amour de tous les saints qui sont dans le ciel, monseigneur, dit-il, prenez garde à la manière dont vous parlez de ces redoutables sociétés, dont les agens nous entourent, et sont sur notre tête et sous nos pieds. Personne n’est sûr de sa vie, quelque bien gardée qu’elle soit, si un homme prêt à sacrifier la sienne veut la lui ravir. Vous êtes environné d’Allemands, d’Italiens et d’autres étrangers. Combien s’en peut-il trouver parmi eux qui soient chargés de ces chaînes secrètes qui dégagent les hommes de tout autre lien social pour les unir en une confédération terrible dont ils ne peuvent plus sortir ? Songez, noble prince, à la situation dans laquelle votre trône est placé, quoiqu’il brille de toute la splendeur de la puissance, quoiqu’il repose sur une base solide et digne d’un édifice si auguste. Je dois vous dire, moi, ami de votre maison, quand ce devraient être mes dernières paroles que ces Suisses sont une avalanche suspendue sur votre tête, et que ces associations secrètes travaillent sous vos pieds pour produire les premières secousses d’un tremblement de terre. Ne provoquez pas une lutte dangereuse, et la neige restera immobile sur la cime de la montagne ; la fermentation des vapeurs souterraines s’apaisera. Mais une parole de menace, un regard d’indignation ou de mépris, peuvent être le signal pour faire éclater ces deux fléaux.
– Vous semblez témoigner plus de crainte pour une troupe de manans à demi nus et pour une bande d’assassins nocturnes, que je ne vous en ai vu montrer pour des dangers réels. Cependant je ne dédaigne pas votre avis. J’écouterai avec patience les envoyés suisses, et je m’abstiendrai, si cela m’est possible, de leur faire voir le mépris avec lequel je ne puis m’empêcher de regarder leurs prétentions à traiter comme État indépendant. Je garderai le silence sur les associations secrètes jusqu’à ce que le temps me fournisse les moyens d’agir de concert avec l’Empereur, sa diète et les princes de l’Empire, pour les chasser en même temps de tous leurs terriers. Eh bien ! sire comte, est-ce bien parler ?
– C’est bien penser, monseigneur ; mais c’est peut-être parler imprudemment. Vous êtes dans une situation où un seul mot entendu par un traître peut être une cause de ruine et de mort.
– Je n’ai pas de traîtres autour de moi, comte. Si je croyais qu’il en existât dans mon camp, j’aimerais mieux périr sur-le-champ par leur main, que de vivre perpétuellement en proie à la terreur et au soupçon.
– Les anciens serviteurs de Votre Altesse ne parlent pas favorablement du comte de Campo-Basso, qui occupe un rang si élevé dans votre confiance.
– Oui, répliqua le Duc d’un ton calme, il est facile à la haine unanime de tous les courtisans de dénigrer le plus fidèle serviteur d’une cour. Je réponds que Colvin, votre concitoyen à tête de taureau, l’a noirci dans votre esprit comme tous les autres. Mais pourquoi ? C’est que Campo-Basso prend soin de m’avertir, sans crainte et sans espoir de faveur, de tout ce qui va mal dans mon duché. Ensuite ses pensées sont jetées dans le même moule que les miennes, de sorte que je puis à peine le décider à s’expliquer sur ce qu’il entend le mieux, quand nous différons tant soit peu sous quelque rapport. Ajoutez à cela un extérieur plein de noblesse, de la grâce, de la gaîté, une adresse parfaite dans tous les exercices de la guerre et dans tous les arts de la paix qui conviennent à une cour. Tel est Campo-Basso. N’est-ce donc pas un joyau pour le cabinet d’un prince ?
– Je vois qu’il possède tout ce qui est nécessaire pour former un favori ; mais toutes ces qualités ne sont pas aussi propres à faire un fidèle conseiller.
– Fou soupçonneux ! s’écria le Duc ; faut-il donc te dire mon grand secret sur ce Campo-Basso ? N’est-il que ce moyen de te guérir des soupçons chimériques que ton nouveau métier de marchand ambulant t’a probablement disposé à concevoir si légèrement ?
– Si Votre Altesse m’honore de sa confiance, tout ce que je puis dire, c’est que ma fidélité y répondra.
– Sache donc, le plus méfiant des mortels, que mon bon ami, mon cher frère Louis, roi de France, m’a fait donner avis en secret par un personnage qui n’était rien moins que son fameux barbier Olivier le Diable, que Campo-Basso lui avait offert pour une certaine somme d’argent de me livrer à lui mort ou vif. – Vous tressaillez ?
– Et ce n’est pas sans raison, me rappelant que votre usage constant, monseigneur, est d’être légèrement armé et mal accompagné quand vous allez faire des reconnaissances ou visiter vos avant-postes, et songeant par conséquent combien il serait facile de mettre à exécution un tel projet de trahison.
– Bon, bon ! tu vois le danger comme s’il était réel ; mais rien ne peut être plus certain que si mon cher cousin le roi de France eût reçu une pareille offre, il eût été le dernier homme du monde à me prévenir de me tenir en garde contre cette perfidie. Non, non, il sait quel prix j’attache aux services de Campo-Basso, et il a imaginé cette accusation pour m’en priver.
– Et cependant, monseigneur, si Votre Altesse veut suivre mon conseil vous ne quitterez pas sans nécessité votre armure à l’épreuve du fer, et vous ne marcherez qu’avec une bonne escorte de vos fidèles Wallons.
– Tu voudrais donc, à l’aide du soleil et de l’acier, faire une carbonnade d’un malheureux comme moi, toujours consumé par une fièvre brûlante ? Mais quoique je plaisante ainsi, je serai prudent. Quant à vous, jeune homme, vous pouvez assurer ma cousine Marguerite d’Anjou que je regarderai ses affaires comme les miennes ; mais souvenez-vous aussi que les secrets des princes sont des présens dangereux, si ceux à qui ils sont confiés manquent de discrétion, mais qu’ils font la fortune de ceux qui savent les garder fidèlement. Vous en aurez la preuve si vous me rapportez d’Aix l’acte d’abdication dont votre père vous a parlé. Adieu, adieu !
– Vous venez de voir, dit le comte d’Oxford à son fils, le portrait de ce prince extraordinaire tracé par lui-même. Il est facile d’exciter son ambition et sa soif de pouvoir, mais il est presque impossible de lui faire prendre le chemin direct qui pourrait le conduire au point désiré. Il est toujours comme l’archer novice dont l’œil est distrait du but par une hirondelle qui vole pendant qu’il tire la corde de son arc. Tantôt méfiant sans cause et injustement, tantôt s’abandonnant à une confiance sans bornes ; naguère ennemi de la maison de Lancastre et allié de celle d’York, maintenant le dernier espoir et le seul appui de cette maison détrônée. Il est pénible d’avoir à regarder les joueurs, de voir comment on peut gagner la partie, et de se trouver par le caprice des autres privé de jouer comme il le faudrait. Que de grands intérêts dépendent de la détermination que prendra demain le duc Charles ! et combien est faible mon influence pour le décider à agir comme l’exigent sa sûreté et notre avantage ! Bonsoir, mon fils ; laissons le soin des événemens à celui qui peut seul en diriger le cours.