« La nuit répandait sa rosée ;
« La reine paisible des cieux
« De Cumnor-Hall argentait la croisée
« Et les rameaux du parc silencieux. »
J. MICKLE.
Quatre pièces formant le côté occidental de l’ancien bâtiment carré de Cumnor-Place avaient été meublées avec une magnificence extraordinaire. On s’en était occupé pendant plusieurs jours avant celui où commence notre histoire. Des ouvriers envoyés de Londres, et auxquels il n’avait pas été permis de sortir de l’enceinte de ce lieu avant d’avoir terminé leurs travaux, avaient changé en résidence royale des appartemens où tout annonçait naguère un vieil édifice monastique en ruines. On avait apporté le plus grand mystère dans tous ces arrangemens. Les ouvriers, venus pendant la nuit, étaient partis de même ; et l’on avait pris toutes les mesures possibles pour empêcher la curiosité indiscrète des villageois de rien savoir, ou de gloser sur les changemens qui se faisaient dans la demeure de leur voisin enrichi, Anthony Foster. Le secret fut donc assez bien gardé pour ne donner lieu qu’à quelques bruits vagues et incertains qu’on écouta et qu’on répéta sans y accorder trop de confiance.
Le soir du jour dont nous parlons, ces appartemens décorés furent illuminés pour la première fois avec un éclat qu’on aurait aperçu d’environ six milles à la ronde si des volets de chêne bien fermés par des barres de fer et des cadenas, avec de longs rideaux de soie et de velours garnis de franges d’or, suspendus devant toutes les croisées, n’eussent empêché le moindre rayon de lumière de se répandre au dehors.
L’appartement principal, comme nous l’avons dit, était composé de quatre pièces donnant l’une dans l’autre ; on y arrivait par un grand escalier aboutissant à la porte d’une antichambre qui ressemblait à peu près à une galerie. L’abbé avait quelquefois tenu chapitre dans cette pièce, maintenant lambrissée avec un bois étranger de couleur brune, qui venait, disait-on, à grands frais des Indes occidentales ; on lui avait donné le poli à Londres, ce qui n’avait pu se faire sans difficulté, tant il était dur. La teinte sombre de ce poli était relevée par le grand nombre de lumières placées dans les candélabres d’argent fixés aux murailles, et par six grands tableaux richement encadrés, ouvrage des premiers maîtres de ce siècle. À une extrémité de cette pièce, une table massive en chêne servait au jeu alors à la mode du galet , et à l’extrémité opposée régnait une galerie pour les musiciens ou les ménestrels qu’on pouvait inviter à venir augmenter les plaisirs de la soirée.
De cette première salle on entrait dans une salle à manger de grandeur moyenne, mais assez brillante pour éblouir les yeux des spectateurs par la richesse de l’ameublement. Les murs, naguère si nus et si tristes, étaient tapissés d’une tenture de velours bleu de ciel brodé en argent ; les chaises étaient en ébène richement sculpté, et garnies de coussins semblables à la tapisserie ; et au lieu des bras d’argent qui éclairaient l’antichambre, on y voyait un lustre immense de même métal. Le plancher était couvert d’un tapis d’Espagne, où des fleurs, et des fruits étaient représentés avec des couleurs si vives et si naturelles qu’on hésitait à mettre le pied sur un travail si précieux. La table, de vieux chêne d’Angleterre, était couverte du plus beau linge ; et un grand buffet portatif, dont les deux portes étaient ouvertes, offrait des tablettes chargées de porcelaine et d’argenterie. Au milieu de la table était une salière faite par un artiste italien , superbe pièce d’argenterie de deux pieds de hauteur, représentant le géant Briarée, dont les cent mains offraient aux convives des épices de toute espèce, et tout ce qui pouvait servir à l’assaisonnement des mets.
La troisième pièce était le salon. Il était orné d’une superbe tapisserie représentant la chute de Phaéton, car les métiers de Flandre s’occupaient beaucoup alors de sujets classiques. Le siège principal de cet appartement était un fauteuil de parade, élevé d’une marche au-dessus du plancher, et assez large pour que deux personnes pussent s’y asseoir. Il était surmonté d’un dais qui, comme les coussins, les draperies et même le tapis de pied, était de velours cramoisi, brodé de perles. Sur le haut du dais étaient deux couronnes de comte et de comtesse. Des tabourets en velours et quelques coussins arrangés à la mauresque, chargés d’ornemens arabesques brodés à l’aiguille, tenaient lieu de chaises dans cet appartement où se trouvaient des instrumens de musique, des métiers à broder, et d’autres objets servant alors de passe-temps aux dames. Ce salon était principalement éclairé par quatre grandes bougies de cire vierge que soutenaient autant de statues représentant des chevaliers maures armés, tenant dans la main gauche un bouclier d’argent supérieurement poli, qui, placé entre leur poitrine et la lumière, en réfléchissait l’éclat aussi bien qu’un miroir de cristal.
La chambre à coucher, qui terminait ce magnifique appartement, était décorée dans un goût moins somptueux, mais non moins riche que les autres. Deux lampes d’argent remplies d’huile parfumée y répandaient une odeur suave et ne produisaient qu’un demi-jour douteux. Le tapis en était si épais que le pas le plus lourd n’aurait pu s’y faire entendre, et le lit de duvet était orné d’une courtepointe d’or et de soie. Les draps en étaient de la plus belle batiste, et les couvertures avaient la blancheur des jeunes agneaux dont la toison avait servi à les faire. Les rideaux étaient de velours bleu brodé de soie cramoisie, festonnés en or, avec une broderie représentant les amours de Cupidon et Psyché. Sur la toilette était un beau miroir de Venise, dont le cadre était un filigrane d’argent ; et l’on voyait à côté une belle coupe d’or destinée à servir le posset , breuvage qu’on avait coutume alors de prendre avant de se coucher. Un poignard et une paire de pistolets montés en or étaient placés près du chevet du lit, armes qu’on présentait pour la nuit aux hôtes de distinction, plutôt, comme on doit le présumer, par cérémonie que par crainte d’un danger véritable. Nous ne devons pas omettre une circonstance qui fait plus d’honneur aux mœurs de ce temps. Dans une espèce de boudoir éclairé par un cierge, deux carreaux couverts en velours et en or, et assortis aux rideaux du lit, étaient placés devant un prie-dieu d’ébène supérieurement sculpté. C’était autrefois l’oratoire particulier de l’abbé, mais on en avait retiré le crucifix, pour y substituer deux livres de prières richement reliés, et garnis en argent. À cette chambre à coucher, dans laquelle nul bruit ne pouvait pénétrer que le murmure des vents qui agitaient les branches des chênes du parc, et que Morphée aurait pu choisir pour y goûter le repos, étaient attenantes deux garde-robes, ou cabinets de toilette comme on les appelle aujourd’hui, meublées avec la même magnificence que les pièces principales.
Les bâtimens composant l’aile située au midi contenaient les cuisines, les offices et autres logemens nécessaires pour la suite du riche et noble seigneur qui avait ordonné ces apprêts somptueux.
La divinité pour qui ce temple avait été décoré était bien digne de toutes les peines et de tout l’or qu’il avait coûté. Assise dans cette dernière chambre, elle examinait avec l’œil satisfait d’une vanité aussi naturelle qu’innocente la magnificence déployée tout-à-coup en son honneur. Son séjour à Cumnor-Place étant la seule cause du mystère qu’on avait observé en meublant cet appartement, on avait eu soin que, jusqu’à ce qu’elle en prît possession, elle ne pût savoir qu’on travaillait dans cette partie de l’ancien bâtiment, et qu’elle ne vît aucun des ouvriers. Elle était entrée ce soir, pour la première fois, dans cet appartement si différent du reste de l’édifice, qu’elle le regardait en comparaison comme un palais enchanté. Éblouie de tant de richesses, elle se livra librement à la joie vive d’une jeune fille élevée à la campagne, qui, transportée soudain au milieu d’une splendeur à laquelle ses désirs les plus extravagans n’avaient jamais osé aspirer, éprouve la tendre émotion d’un cœur affectueux qui sait que tous les prestiges dont elle est environnée sont l’ouvrage du plus grand des magiciens, l’Amour.
La comtesse Amy , car c’était à ce rang que l’avait élevée son mariage secret, mais légitime, avec le seigneur le plus puissant de l’Angleterre, avait couru pendant quelque temps de chambre en chambre, admirant tout ce qui frappait ses yeux, et y attachant d’autant plus de prix qu’elle regardait toutes les preuves du goût de son époux bien-aimé comme autant de marques de son inépuisable tendresse.
– Que ces tapisseries sont belles ! s’écriait-elle ; quel naturel dans ces tableaux, qui semblent doués de la vie ! Que cette argenterie est richement travaillée ! on croirait que pour la faire on s’est emparé sur mer de tous les galions d’Espagne. Mais, Jeannette, répétait-elle souvent à la fille de Foster, qui la suivait avec autant de curiosité, mais avec une joie moins vive, combien n’est-il pas encore plus délicieux de songer que toutes ces belles choses ont été rassemblées ici par amour pour moi, et que ce soir, dans quelques instans peut-être, je pourrai le remercier lui-même de la tendresse qui a créé ce paradis inimaginable, bien plus encore que des merveilles qu’il contient !
– C’est le Seigneur, milady, dit la jolie puritaine, qu’il faut remercier d’abord de vous avoir donné un époux dont la tendresse a fait tant de choses pour vous. Et moi aussi j’ai travaillé à vous parer de mon mieux ; mais si vous continuez à courir ainsi de chambre en chambre, pas une des épingles de vos boucles ne tiendra, et tout ce que j’ai fait va disparaître, comme les dessins que la gelée trace sur les vitres s’évanouissent au premier rayon du soleil.
– Tu as raison, Jeannette, dit la jeune et belle comtesse sortant tout-à-coup de son ravissement ; et puis se plaçant devant une grande glace comme elle n’en avait jamais vu auparavant, et dont on n’aurait pu trouver la pareille que dans les appartemens de la reine ; – tu as raison, Jeannette, répéta-t-elle en voyant avec une satisfaction intérieure bien pardonnable, ce beau miroir réfléchir des charmes tels qu’il s’en était rarement présenté devant sa surface polie. Je ressemble plus à une laitière qu’à une comtesse, avec ces joues rouges et échauffées, et ces boucles de cheveux que tu avais arrangées avec tant de symétrie, mais qui s’échappent en désordre comme les tendrons d’une vigne non taillée. Mon tour de gorge ne se soutient plus, et découvre ma poitrine et mon cou plus que la décence ne le permet. Viens, Jeannette, il faut nous habituer à l’apparat. Passons dans le salon, ma bonne fille ; tu remettras en ordre ces cheveux rebelles, et tu emprisonneras sous la batiste et la dentelle ce sein trop agité.
Elles entrèrent donc dans le salon, où la comtesse, négligemment appuyée sur les coussins mauresques, tantôt se livrait à ses réflexions, tantôt écoutait avec enjouement le babil de sa jeune suivante.
Dans cette attitude, et avec cette expression de physionomie qui tient le milieu entre la distraction et l’impatience de l’attente, elle était telle qu’on aurait inutilement parcouru les terres et les mers pour trouver rien de plus séduisant. La guirlande de brillans placée sur ses cheveux n’avait point autant d’éclat que ses yeux, rendus plus doux par l’ombre de ses noirs sourcils dessinés avec une délicatesse infinie, et de ses longs cils de la même teinte. L’exercice qu’elle venait de prendre, sa vanité satisfaite, l’impatience qu’elle éprouvait de voir arriver le comte, répandaient un coloris vermeil sur des traits auxquels on n’avait jamais reproché qu’un peu de pâleur. Le collier de perles, blanches comme le lait, nouveau gage d’amour qu’elle venait de recevoir de son époux, n’était pas comparable à la blancheur de ses dents, et aurait de même cédé la palme à celle de sa peau si le plaisir et l’espérance ne l’avaient nuancée d’un léger incarnat.
– Eh bien, Jeannette, ces doigts si officieux auront-ils bientôt fini leur tâche ? demanda-t-elle à sa jeune suivante, qui s’empressait de réparer le désordre de sa toilette. Assez, Jeannette, assez ! Il faut que je voie ton père avant que milord arrive, et même M. Richard Varney, qui est si avant dans les bonnes grâces du comte. Je pourrais pourtant dire quelque chose qui les lui ferait perdre.
– Oh ! n’en faites rien, ma bonne maîtresse, s’écria Jeannette. Abandonnez-le à Dieu, qui punit le méchant quand il lui plaît. Ne vous mettez point en opposition avec Varney. Il a l’oreille de son maître, et quiconque l’a contrarié dans ses projets a prospéré rarement.
– Et qui vous en a tant appris, ma petite Jeannette ? Pourquoi serais-je obligée de garder tant de ménagemens avec un homme d’une condition si inférieure, moi qui suis l’épouse de son maître ?
– Milady sait mieux que moi ce qu’elle doit faire ; mais j’ai entendu mon père dire qu’il aimerait mieux rencontrer un loup affamé que de déranger Richard Varney dans le moindre de ses projets. Il m’a bien souvent recommandé de n’avoir aucune liaison avec lui.
– Ton père a eu raison de te parler ainsi, mon enfant, et je puis te répondre qu’il l’a fait pour ton bien. C’est dommage que ses traits et ses manières ne soient pas d’accord avec ses intentions, car ses intentions peuvent être pures.
– N’en doutez pas, milady, n’en doutez pas ; les intentions de mon père sont bonnes, malgré le démenti que son air grossier semble donner à son cœur.
– Je le crois, mon enfant. Je veux le croire, quand ce ne serait que pour l’amour de toi ; et cependant il a une de ces physionomies qu’on ne peut voir sans frémir. Je crois même que ta mère… Eh bien, auras-tu bientôt fini avec ce fer à friser ?… que ta mère pouvait à peine la regarder sans trembler.
– Si cela eût été, madame, ma mère avait des parens qui auraient su la soutenir. Mais vous-même, milady, je vous ai vue rougir et trembler quand Varney vous a remis cette lettre de milord.
– Vous êtes trop libre, Jeannette, dit la comtesse en quittant les coussins sur lesquels elle était assise, la tête appuyée sur l’épaule de sa suivante ; mais, reprenant aussitôt le ton de bonté familière qui lui était naturel : – Tu ne sais pas, dit-elle, qu’en certaines occasions on peut trembler sans éprouver aucune crainte. Quant à ton père, je tâcherai d’avoir de lui la meilleure opinion possible, surtout parce que tu es sa fille, ma chère enfant. – Hélas ! ajouta-t-elle, et un nuage de tristesse couvrit tout-à-coup son front, et ses yeux se remplirent de larmes ; – hélas ! je dois ouvrir l’oreille aux accens de l’amour filial, moi dont le propre père ne connaît pas la destinée, moi qui viens d’apprendre qu’il est malade et plongé dans l’inquiétude sur mon sort ! Mais je le reverrai, et la nouvelle de mon bonheur le rajeunira. Je lui rendrai la gaieté. Mais pour cela, continua-t-elle en s’essuyant les yeux, il ne faut pas que je pleure. D’ailleurs, milord ne doit, pas me trouver insensible à ses bontés ; il ne faut pas qu’il me voie dans le chagrin quand il vient faire une visite à la dérobée à sa recluse après une si longue absence. De la gaieté, Jeannette : la nuit approche ; milord arrivera bientôt. Fais venir ton père et Varney ; je n’ai de ressentiment contre aucun d’eux ; et, quoique j’aie à me plaindre de l’un et de l’autre, ce sera bien leur faute si j’adresse jamais une plainte au comte contre eux. Va, Jeannette ; va les appeler.
Jeannette Foster obéit à sa maîtresse, et, quelques minutes après, Varney entra dans le salon avec l’aisance, la grâce et l’effronterie d’un courtisan habile à déguiser ses sentimens sous le voile de la politesse pour découvrir plus facilement ceux des autres. Tony Foster le suivait, et son air sombre et commun n’était que plus remarquable par les efforts maladroits qu’il faisait pour cacher son humeur et l’inquiétude avec laquelle il voyait celle sur qui jusqu’alors il avait exercé le despotisme d’un geôlier, superbement vêtue et entourée de tant de gages brillans de l’affection de son époux. La révérence gauche qu’il lui adressa était un aveu de ses sentimens secrets. Elle ressemblait à celle que fait le criminel à son juge quand il veut en même temps lui confesser son crime et en implorer la merci.
Varney, entré le premier par le droit de la noblesse, savait mieux que lui ce qu’il avait à dire, et le dit avec plus d’assurance et de meilleure grâce.
La comtesse le salua avec un air de cordialité qui semblait lui promettre une amnistie complète pour toutes ses fautes passées ; elle se leva, s’avança vers lui, et lui dit en lui présentant la main : – M. Varney, vous m’avez apporté ce matin de si bonnes nouvelles, que je crains que la surprise et la joie ne m’aient fait oublier l’ordre que m’a donné milord de vous recevoir avec distinction. Je vous offre ma main en signe de réconciliation.
– Je ne suis digne de la toucher, répondit Varney en fléchissant le genou, que comme un sujet touche celle de son prince. Il porta alors à ses lèvres ces doigts charmans chargés de brillans et d’autres bijoux ; et, se levant ensuite avec un air de galanterie, il fit quelques pas pour la conduire vers le fauteuil de parade.
– Non, M. Varney, dit-elle, non, je n’y prendrai place que lorsque milord m’y conduira lui-même. Je ne suis encore qu’une comtesse déguisée, et je ne m’en attribuerai les droits qu’après y avoir été autorisée par celui de qui je les tiens.
– Je me flatte, milady, dit Foster, qu’en exécutant les ordres de milord, votre mari, de vous tenir renfermée, je n’ai pas encouru votre déplaisir, puisque je n’ai fait que remplir mon devoir envers mon maître et le vôtre, car le ciel, comme le dit le livre saint, a donné autorité et suprématie au mari sur la femme. Ce sont, je crois, les propres paroles du texte, ou quelque chose d’approchant.
– La surprise que j’ai éprouvée en entrant dans ces appartemens, M. Foster, a été si agréable, que je ne puis qu’excuser la sévérité rigide avec laquelle vous m’en avez écartée jusqu’à ce qu’ils fussent décorés d’une manière si splendide.
– Oui, milady, et il en a coûté plus d’une couronne ; mais, afin de n’en pas faire dépenser plus qu’il n’est nécessaire, je vais voir si tout est en ordre ; et je vous laisse avec M. Varney jusqu’à ce que milord arrive, car je crois qu’il a quelque chose à vous dire de la part de votre noble mari. Allons, Jeannette, viens avec moi.
– Non, M. Foster, non ; votre fille restera avec moi. Seulement elle se tiendra au bout du salon, si ce que M. Varney peut avoir à me dire de la part de milord n’est pas destiné pour son oreille.
Foster se retira avec son salut gauche, et en jetant sur l’ameublement du salon un regard qui semblait regretter les sommes prodiguées pour faire un palais asiatique des décombres d’un vieux manoir. Quand il fut parti, sa fille prit son métier à broder, et alla se placer près de la porte de la salle à manger, tandis que Varney, choisissant humblement le tabouret le plus bas, s’assit près des coussins sur lesquels la comtesse s’était de nouveau inclinée ; et il y resta quelques instans sans rien dire et baissant les yeux.
– Je croyais, M. Varney, dit la comtesse en voyant qu’il ne paraissait pas vouloir entamer la conversation, que vous aviez quelque chose à me communiquer de la part de milord ; du moins je me l’étais imaginé d’après ce que Foster vient de dire, et c’est pourquoi j’ai éloigné ma suivante. Si je me suis trompée, je la rappellerai près de moi, car son aiguille n’est point parfaitement exercée, et elle a encore besoin d’un œil de surveillance.
– Foster m’a mal compris, milady, répondit Varney. C’est de votre noble époux, de mon respectable seigneur, que je désire vous parler, mais ce n’est pas de sa part.
– Soit que vous me parliez de milord ou de sa part, monsieur, ce sujet d’entretien ne peut que m’être agréable. Mais soyez bref, car il peut arriver d’un instant à l’autre.
– Je vous parlerai donc, madame, avec autant de brièveté que de courage, car le sujet dont j’ai à vous entretenir exige l’un et l’autre. Vous avez vu Tressilian aujourd’hui ?
– Oui, monsieur. Quelles conclusions en tirez-vous ?
– Aucune, madame. Mais croyez-vous que milord l’apprenne avec la même tranquillité d’âme ?
– Et pourquoi non ? Ce n’est que pour moi que la visite de Tressilian a été embarrassante et pénible, car il m’a appris la maladie de mon père.
– De votre père, madame ! Cette maladie a donc été bien subite, car le messager que je lui ai dépêché par ordre de milord a trouvé le digne chevalier occupé à chasser, monté sur son palefroi, et animant ses chiens par ses cris joyeux, suivant son usage. Je suis convaincu que Tressilian a inventé cette nouvelle. Vous savez qu’il a ses raisons pour vouloir troubler le bonheur dont vous jouissez.
– Vous lui faites injustice, M. Varney, répondit la comtesse avec vivacité. C’est l’homme le plus franc, le plus vrai, le plus loyal qui soit au monde. À l’exception de mon honorable époux, je ne connais personne qui ne soit plus ennemi du mensonge que Tressilian.
– Pardon, madame, je n’avais pas dessein d’être injuste envers lui. Je ne savais pas que vous preniez à lui un intérêt si vif. On peut, en certaines circonstances, farder un peu la vérité, dans une vue honnête et légitime ; car, s’il fallait la dire toujours et en toute occasion, il n’y aurait pas moyen de vivre dans ce monde.
– Vous avez la conscience d’un courtisan, M. Varney, et je crois qu’un excès de véracité ne nuira jamais à votre avancement dans le monde, tel qu’il est. Mais, quant à Tressilian, je dois lui rendre justice, car j’ai eu des torts envers lui, et personne ne le sait mieux que vous. Sa conscience est d’une autre trempe que la vôtre. Le monde dont vous parlez n’offre aucun attrait capable de le détourner du chemin de la vérité et de l’honneur ; et quand on l’y verra porter une renommée souillée, la noble hermine ira se tapir dans la tanière du sale putois. C’est pour cela que mon père l’aimait, que je l’aurais aimé si je l’avais pu. Cependant, n’étant instruit ni de mon mariage ni du nom de mon époux, il croyait avoir de si puissantes raisons pour me tirer d’ici, que je me flatte qu’il a beaucoup exagéré l’indisposition de mon père, et j’aime à croire aux nouvelles que vous m’en donnez.
– Soyez certaine qu’elles sont vraies, madame. Je ne prétends pas être le champion à outrance de cette vertu toute nue qu’on appelle vérité. Je consens qu’on voile un peu ses charmes, quand ce ne serait que par amour pour la décence. Mais vous avez une opinion un peu trop désavantageuse de la tête et du cœur d’un homme que votre noble époux honore du titre de son ami, si vous supposez que je viens volontairement et sans nécessité vous faire un mensonge qui serait sitôt découvert sur un sujet dans lequel votre bonheur est intéressé.
– Je sais que milord vous estime, M. Varney, et qu’il vous regarde comme un pilote fidèle et expérimenté dans ces mers sur lesquelles il se hasarde avec tant de hardiesse et de courage. Mais tout en justifiant Tressilian, je ne veux pas que vous supposiez que je pense mal de vous. Je suis simple comme toute fille élevée à la campagne, vous le savez ; je préfère la vérité à tous les complimens du monde : mais, en changeant de condition, il faudra que je change d’habitudes, je présume.
– Cela est vrai, madame, dit Varney en souriant ; et quoique vous parliez maintenant en plaisantant, il ne serait pas mal de faire une application sérieuse de ce que vous venez de dire. Une dame de la cour, supposez la plus noble, la plus vertueuse, la plus irréprochable de toutes celles qui entourent le trône de notre reine ; une dame de la cour, dis-je, se serait bien gardée, par exemple, de dire la vérité, ou ce qu’elle aurait cru la vérité, pour faire l’éloge d’un amant congédié devant le serviteur et le confident de son noble époux.
– Et pourquoi, dit la comtesse rougissant d’impatience, pourquoi ne rendrais-je pas justice au mérite de Tressilian devant l’ami de mon époux, devant mon époux lui-même, devant le monde entier ?
– Et cette milady, avec la même franchise, dira ce soir à milord que Tressilian a découvert sa retraite, qu’on a cherché avec tant de soin à cacher à tous les yeux, et qu’il a eu un entretien avec elle ?
– Sans doute. Ce sera la première chose que je lui dirai, en lui répétant jusqu’au dernier mot tout ce que Tressilian m’a dit, et tout ce que je lui ai répondu. Ce sera à ma honte que je parlerai ainsi ; car les reproches de Tressilian, quoique moins justes qu’il ne les croyait, n’étaient pas tout-à-fait sans fondement. Je souffrirai donc en lui faisant ce récit, mais je le lui ferai tout entier.
– Milady fera ce qu’elle jugera convenable : mais il me semble que, puisque rien n’exige ce franc aveu, il vaudrait autant vous épargner ce que vous appelez une honte et des souffrances, sauver des inquiétudes à milord, et épargner à M. Tressilian, puisque son nom doit être prononcé dans cette affaire, le danger qui en est la conséquence probable.
– Admettre cette conséquence, dit la comtesse avec sang-froid, ce serait supposer à milord des sentimens indignes de son noble cœur.
– Loin de moi une telle pensée, dit Varney ; et après un moment de silence, il ajouta avec un air de franchise en partie réel et en partie affecté, mais tout différent de sa manière ordinaire : – Eh bien, madame, je vous prouverai qu’un courtisan ose dire la vérité comme un autre, quand il s’agit de l’intérêt de ceux qu’il honore et qu’il respecte, et quoiqu’il puisse en résulter quelque péril pour lui-même.
À ces mots il se tut, comme s’il eût attendu l’ordre ou du moins la permission de continuer ; mais la comtesse gardant le silence, il reprit la parole, en employant un véritable détour.
– Jetez les yeux autour de vous, madame, dit-il ; voyez les barrières dont cette place est entourée, le profond mystère avec lequel le joyau le plus brillant que possède l’Angleterre est soustrait à tous les regards ; songez avec quelle rigueur vos promenades sont circonscrites, tous vos mouvemens restreints au gré de la volonté d’un bourru, de ce grossier Foster ; réfléchissez à tout cela, et cherchez quelle peut en être la cause.
– Le bon plaisir de milord, dit la comtesse, et il est de mon devoir de ne pas en chercher d’autre.
– Son bon plaisir, il est vrai ; et ce bon plaisir a pour cause un amour digne de l’objet qui l’inspire. Mais celui qui possède un trésor et qui en connaît la valeur désire souvent, en proportion du prix qu’il y attache, le mettre à l’abri de l’atteinte des autres.
– Que signifie tout cela, M. Varney ? Voudriez-vous me faire croire que milord est jaloux ? Quand cela serait vrai, je connais un remède infaillible contre la jalousie.
– En vérité, madame !
– Sans doute. C’est de lui dire toujours la vérité, de lui ouvrir mon âme, et de lui faire connaître toutes mes pensées aussi fidèlement que cette glace réfléchit les objets, de sorte que lorsqu’il regardera dans mon cœur il n’y trouvera que sa propre image.
– Je n’ai plus rien à dire, madame ; et comme je n’ai nulle raison pour prendre un intérêt bien vif à Tressilian, qui m’arracherait volontiers la vie s’il le pouvait, je me consolerai facilement de ce qui pourra lui arriver d’après la franchise avec laquelle vous avez l’intention d’avouer qu’il a eu la hardiesse de se présenter en ces lieux, et de vous y parler. Vous qui connaissez sans doute milord beaucoup mieux que moi, vous jugerez s’il est homme à souffrir cette insulte sans la punir.
– Si je croyais, s’écria la comtesse, que je pusse causer quelque malheur à Tressilian, moi qui lui ai déjà occasionné tant de chagrins, bien certainement je pourrais me laisser déterminer à garder le silence. – Mais à quoi cela servirait-il, puisqu’il a été vu par Foster et par une autre personne ? Non, non, Varney, ne m’en parlez plus ; je dirai tout à milord, et je saurai excuser la folie de Tressilian de manière à disposer le cœur généreux de mon époux à le servir plutôt qu’à lui nuire.
– Votre jugement, milady, est de beaucoup supérieur au mien. D’ailleurs, vous pouvez essayer la glace avant de risquer d’y marcher. En nommant Tressilian devant milord, vous verrez quel effet ce nom produira sur lui. Quant à Foster et à son ami, ils ne connaissent Tressilian ni de vue ni de nom, et je puis aisément leur suggérer une excuse raisonnable pour justifier la présence d’un inconnu dans cette maison.
La comtesse réfléchit un instant. – S’il est vrai, dit-elle ensuite, que Foster ne sache pas que l’étranger qu’il a vu est Tressilian, j’avoue que je serais fâchée qu’il apprît ce qui ne le regarde en aucune manière. Il se comporte déjà avec assez d’autorité, et je ne me soucie de l’avoir ni pour juge ni pour conseiller privé de mes affaires.
– Quel droit a ce grossier valet d’être informé de ce qui vous concerne, milady ? il n’en a pas plus que le chien à la chaîne dans sa basse-cour. Mais s’il vous déplaît le moins du monde, j’ai assez de crédit pour le faire remplacer par un sénéchal qui vous soit plus agréable.
– Changeons d’entretien, M. Varney ; quand j’aurai quelque plainte à porter contre quelqu’un de ceux que milord a placés près moi, ce sera à lui-même que je les adresserai. Chut ! j’entends un bruit de chevaux. – C’est lui ! c’est lui ! s’écria-t-elle en se levant d’un air transporté de joie.
– Je ne puis croire qu’il soit encore arrivé, dit Varney, et nul bruit ne peut pénétrer à travers des croisées si soigneusement fermées.
– Ne me retenez pas, Varney. Mon ouïe vaut mieux que la vôtre ; je suis sûre que c’est lui !
– Mais, milady ; mais, milady, s’écria Varney d’un ton inquiet en se plaçant entre elle et la porte, je me flatte que ce que je vous ai dit pour vous rendre service et par un humble sentiment de mes devoirs ne sera pas tourné contre moi ! J’espère que mes fidèles avis ne contribueront pas à ma ruine ; je vous supplie de…
– Soyez tranquille ; mais lâchez le pan de ma robe : vous êtes bien hardi de me retenir ! Soyez tranquille ; je ne pense pas à vous.
En ce moment la porte du salon s’ouvrit, et un homme d’un port majestueux, enveloppé dans les plis d’un long manteau de voyage, entra dans l’appartement.