« La cour est une mer dont il paraît le maître.
« Les vents et la marée à sa voix sont soumis ;
« Rocs, écueils, tourbillons lui semblent asservis !
« Tout navire à son gré prospère ou fait naufrage.
« Tel que cet arc brillant que nous montre un nuage,
« Il étale à nos yeux un éclat séducteur,
« Peut-être, comme lui, passager et trompeur. »
Ancienne comédie.
L’assaut que la comtesse avait eu à soutenir contre l’obstination de Varney avait chargé son front d’un nuage de déplaisir et de confusion ; mais il se dissipa pour faire place à l’expression de la joie et de l’affection la plus pure quand, se précipitant dans les bras de l’étranger, et le pressant contre son cœur, elle s’écria : – Enfin… enfin… te voilà arrivé !
Varney se retira discrètement en voyant entrer son maître. Jeannette allait en faire autant quand Amy lui fit signe de demeurer ; elle se retira au fond de l’appartement, et y resta debout, prête à exécuter les ordres qu’on pourrait lui donner.
Cependant le comte, comblé des caresses de son épouse, les lui rendait avec une égale tendresse ; mais il affecta de résister quand elle voulut lui retirer son manteau.
– Tu es comme tout le monde, Amy, dit le comte en se laissant vaincre dans cette lutte enjouée ; la soie, les plumes et les joyaux sont plus que l’homme qui en est paré. Que de lames ne tirent leur valeur que d’un fourreau de velours !
– C’est ce qu’on ne dira jamais de vous, répondit la comtesse, tandis que le manteau tombant à ses pieds lui montra le comte couvert de vêtemens qu’un prince aurait jugés assez brillans pour se présenter à la cour ; vous êtes l’acier bien trempé qui mérite mais dédaigne les ornemens extérieurs. Ne croyez pas qu’Amy puisse vous aimer mieux sous ce costume magnifique que sous le vêtement brun que vous portiez quand elle vous donna son cœur dans les bois du Devon.
– Et toi aussi, dit le comte en conduisant avec autant de grâce que de majesté la belle comtesse vers le fauteuil d’apparat qui lui avait été préparé ; et toi aussi, ma bien-aimée, tu as un costume convenable à ton rang, quoiqu’il ne puisse ajouter à tes charmes. Que penses-tu du goût des dames de notre cour ?
– Je n’en sais rien, répondit-elle jetant un coup d’œil de côté sur la grande glace en passant vis-à-vis. Je ne puis songer à moi quand je vois tes traits réfléchis dans ce miroir. Assieds-toi là, ajouta-t-elle en approchant du fauteuil, assieds-toi comme un être que chacun doit admirer et honorer.
– Mais tu vas y prendre à mon côté la place qui t’appartient.
– Non, non ; je vais m’asseoir à tes pieds sur ce tabouret, afin d’étudier en détail toute ta splendeur, et de connaître comment sont vêtus les princes.
Et avec une curiosité enfantine que sa jeunesse et sa vie retirée rendaient non seulement naturelle, mais charmante, curiosité mêlée de l’expression délicate de l’amour conjugal le plus tendre, elle se mit à examiner et à admirer le costume de celui qui faisait le plus bel ornement de la cour renommée d’Angleterre, où la reine-vierge ne manquait ni de galans courtisans ni de sages conseillers. Le comte regardait avec affection son aimable épouse, jouissait de son ravissement, et ses nobles traits exprimaient alors des passions plus douces que celles qu’annonçaient souvent un front élevé et un œil noir et perçant. Il sourit plus d’une fois de la naïveté avec laquelle elle lui faisait quelques questions sur différentes parties de son costume.
– Cette bande brodée, comme tu l’appelles, qui entoure mon genou, lui dit-il, c’est la Jarretière d’Angleterre, ornement que les rois sont fiers de porter. Voici l’étoile qui lui appartient, et le diamant Georges qui est le joyau de l’ordre. Tu sais que le roi Édouard et la comtesse de Salisbury…
– Je connais cette histoire, dit la comtesse en rougissant un peu, je sais que la jarretière d’une dame est devenue l’emblème de l’ordre le plus illustre de la chevalerie d’Angleterre.
– J’eus le bonheur de recevoir cet ordre en même temps que trois des plus nobles chevaliers, le duc de Norfolk, le marquis de Northampton et le comte de Rutland. J’étais alors le moins élevé en dignité des quatre : mais qu’importe ? celui qui veut parvenir au haut d’une échelle doit mettre d’abord le pied sur l’échelon le plus bas.
– Et cet autre collier si richement travaillé, au milieu duquel est suspendu un bijou qui ressemble à un agneau ? Que signifie cet emblème ?
– C’est l’ordre de la Toison-d’Or, institué jadis par la maison de Bourgogne. De grands privilèges y sont attachés, car le roi d’Espagne lui-même, qui a succédé aux honneurs et aux domaines de cette maison, ne peut juger un chevalier de la Toison-d’Or sans le consentement et le concours du grand chapitre de cet ordre.
– C’est donc un ordre appartenant au cruel roi d’Espagne ? Hélas ! milord, n’est-ce pas déshonorer un noble cœur anglais que d’en approcher un tel emblème ? Rappelez-vous les temps malheureux de la reine Marie, où ce même Philippe régnait avec elle sur l’Angleterre, et où des bûchers furent allumés pour les plus nobles, les plus sages et les plus saints de nos prélats ! Et vous, qu’on appelle le champion de la foi protestante, pouvez-vous vous résoudre à porter l’ordre d’un roi tel que celui d’Espagne, d’un tyran attaché à l’Église romaine ?
– Vous ne savez pas encore, mon amour, que nous autres qui voulons voir nos voiles enflées par le vent de la faveur des cours, nous ne pouvons, ni toujours déployer le drapeau qui nous plaît davantage, ni refuser de voguer quelquefois sous un pavillon qui nous déplaît. Croyez que je n’en suis pas moins bon protestant pour avoir accepté, par politique, l’honneur que m’a fait l’Espagne en me conférant son premier ordre de chevalier. D’ailleurs, à proprement parler, il appartient à la Flandre : d’Egmont, Orange, et plusieurs autres, sont fiers de le voir sur le cœur d’un Anglais.
– Vous savez ce que vous devez faire, milord. Et cet autre collier, ce beau bijou, à quel pays appartient-il ?
– Au plus pauvre de tous : c’est l’ordre de Saint-André d’Écosse, rétabli par le feu roi Jacques ; il me fut donné quand on croyait que la jeune veuve Marie, reine d’Écosse, épouserait avec plaisir un baron anglais ; mais la couronne d’un baron libre, d’un baron anglais, vaut mieux qu’une couronne matrimoniale qu’on tiendrait de l’humeur fantasque d’une femme qui ne règne que sur les rochers et les marais de l’Écosse.
La comtesse garda le silence, comme si ce que le comte venait de dire eût éveillé en elle quelques idées pénibles. Son époux reprit la parole :
– Maintenant, mon amour, vos désirs sont satisfaits. Vous avez vu votre vassal sous le costume le plus brillant qu’il pouvait prendre en voyage, car les robes d’apparat ne peuvent se porter qu’à la cour et en cérémonie.
– Eh bien, dit la comtesse, suivant l’usage, un désir satisfait en fait naître un autre.
– Et que pourrais-tu désirer que je ne sois disposé à t’accorder ? lui demanda le comte en la regardant avec tendresse.
– Je désirais voir mon époux venir dans cette retraite obscure, revêtu de toute sa splendeur ; maintenant je voudrais me trouver dans un de ses plus beaux palais, et l’y voir entrer couvert de la redingote brune qu’il portait quand il gagna le cœur de la pauvre Amy Robsart.
– C’est un désir facile à satisfaire ; demain je reprendrai la redingote brune.
– Mais irai-je avec vous dans un de vos châteaux pour voir comment la magnificence de votre demeure s’accordera avec de si simples vêtemens ?
– Comment ! Amy, dit le comte en jetant les yeux autour de lui, ces appartemens ne sont-ils donc pas décorés avec assez de splendeur ? J’avais donné ordre qu’ils le fussent d’une manière digne de vous et de moi ; il me semble effectivement qu’on aurait pu mieux faire ; mais dites-moi quels changemens vous désirez, et ils seront effectués sur-le-champ.
– Vous voulez rire, milord ; la magnificence de cet appartement est au-dessus de mon imagination comme de mon mérite. Mais votre épouse ne sera-t-elle pas un jour revêtue de l’éclat qui ne résulte ni du travail des ouvriers qui décorent ces appartemens, ni des riches étoffes et des joyaux dont votre libéralité se plaît à la parer ? Je veux parler de celui qui s’attache au rang qu’elle doit tenir parmi les dames anglaises, comme épouse du plus noble comte du royaume.
– Un jour, oui, Amy ; oui, mon amour ! ce jour arrivera bien certainement, et tu ne peux désirer ce jour plus ardemment que moi. Avec quel plaisir j’abandonnerais les soins de l’état, les soucis et les inquiétudes de l’ambition, pour passer honorablement ma vie dans mes domaines, avec toi pour amie et pour compagne ! Mais, Amy, cela est impossible, et ces entrevues dérobées, ces instans si précieux, sont tout ce que je puis donner à la femme la plus aimable et la plus aimée.
– Mais pourquoi cela est-il impossible ? dit la comtesse du ton le plus persuasif ; pourquoi cette union plus parfaite, cette union non interrompue que vous prétendez désirer, union prescrite par la loi de Dieu et par celles des hommes, ne peut-elle avoir lieu sur-le-champ ? Ah ! si vous le désiriez seulement la moitié autant que vous le dites, avec la puissance et le crédit dont vous jouissez, quel motif, quelle personne pourraient vous empêcher de vous satisfaire ?
Le front du comte se rembrunit.
– Amy, dit-il, vous parlez de ce que vous ne pouvez comprendre. Nous autres qui vivons à la cour, nous ressemblons à un voyageur qui gravit une montagne de sable mouvant. Nous n’osons nous arrêter que lorsque quelque pointe de rocher nous offre un terrain solide ; si nous voulons faire une pause plus tôt, nous tombons entraînés par notre poids, et nous devenons l’objet d’une dérision universelle. Je suis arrivé à un point élevé ; mais je n’y suis pas encore assez fermement établi pour n’écouter que mon inclination. Déclarer mon mariage, ce serait travailler à ma ruine. Mais, croyez-moi, j’atteindrai un lieu de sûreté ; je l’atteindrai promptement, et je ferai alors ce qu’exige la justice pour vous comme pour moi. En attendant, n’empoisonnez pas le bonheur dont nous jouissons, en désirant ce qui est impossible encore. Dites-moi plutôt si tout se passe ici au gré de vos désirs. Comment Foster se conduit-il envers vous ? J’espère qu’il vous témoigne tout le respect qu’il vous doit ; sans quoi le drôle le paierait bien cher !
– Il me rappelle quelquefois la nécessité de ma solitude, répondit la comtesse en soupirant ; mais c’est me rappeler vos désirs, et je suis plus portée à lui en savoir gré qu’à l’en blâmer.
– Je vous ai informée de cette nécessité indispensable. J’avoue que je trouve à Foster une humeur bourrue ; mais Varney me garantit sa fidélité et son dévouement. Si pourtant vous avez à vous plaindre le moins du monde de la manière dont il remplit ses devoirs, il en sera puni.
– Oh ! je n’aurai jamais à m’en plaindre tant qu’il s’acquittera fidèlement de vos ordres. D’ailleurs sa fille Jeannette est la compagne de ma solitude, et je l’aime infiniment. Son petit air de précision lui sied à ravir.
– Vraiment ? Celle qui peut vous plaire ne doit pas rester sans récompense. Approchez, Jeannette.
– Approche donc de milord, répéta la comtesse.
Jeannette, qui, comme nous l’avons dit, s’était retirée par discrétion à quelque distance, pour ne pas gêner le comte et la comtesse dans leur conversation, s’approcha alors en faisant sa révérence respectueuse, et le comte ne put s’empêcher de sourire du contraste que l’extrême simplicité de ses vêtemens et son air sérieux offraient avec une jolie figure et deux yeux noirs qui pétillaient de vivacité en dépit de tous ses efforts pour paraître grave.
– Je vous dois de la reconnaissance, ma belle enfant, lui dit-il, puisque cette dame est contente de vos services. Et, ôtant de son doigt une bague de quelque prix, il la lui présenta, en ajoutant : – Portez ceci pour l’amour d’elle et de moi.
– Je suis charmée, milord, répondit Jeannette d’un air froid, que le peu que je puis faire ait satisfait une dame dont personne ne peut approcher sans désirer de lui plaire ; mais dans la congrégation du digne M. Holdforth nous ne nous permettons pas, comme les filles du monde, de porter de l’or autour de nos doigts, ni de parer notre cou de pierres précieuses comme les filles de Tyr et de Sidon.
– Ah ! ah ! vous appartenez donc à la grave confrérie des Précisions, et je crois bien sincèrement que votre père est membre de la même congrégation. Je ne vous en aime que mieux l’un et l’autre ; car je sais qu’on a prié pour moi dans vos assemblées, et que vous me voulez du bien. D’ailleurs, miss Jeannette, vous pouvez fort bien vous passer de ces ornemens, parce que vos doigts sont déliés et votre cou blanc comme le lis. Mais je vous donnerai en place ce que ni Papiste, ni Protestant, ni Latitudinaire, ni Précisien n’a jamais refusé.
Et en même temps il lui mit en main cinq pièces d’or au coin de Philippe et de Marie.
– Je n’accepterais pas davantage cet or, répondit Jeannette, si je n’espérais pouvoir m’en servir de manière à attirer la bénédiction du ciel sur vous, sur milady et sur moi.
– Faites-en ce qu’il vous plaira, Jeannette, ce sont vos affaires. Mais faites-nous servir notre collation.
– J’ai engagé M. Varney et Foster à souper avec nous, milord, dit la comtesse tandis que Jeannette sortait pour exécuter les ordres du comte ; daignerez-vous m’approuver ?
– J’approuve tout ce que vous faites, Amy, et je suis même charmé que vous leur ayez accordé cette marque d’égards, attendu que Richard Varney m’est tout dévoué ; c’est l’âme de mes conseils secrets : et quant à Foster, ce qu’il fait pour moi en ce moment exige qu’il ait ma confiance.
– Maintenant, milord, j’ai… j’ai une grâce à vous demander, et… et un secret à vous dire, dit la comtesse en hésitant.
– Gardez-les tous deux pour demain matin, mon amour, répondit le comte. J’entends ouvrir la porte de la salle à manger, et comme j’ai fait très vite une assez longue course, un verre de vin ne me sera pas inutile.
À ces mots il conduisit son épouse dans l’appartement voisin, où Varney et Foster les reçurent avec les plus profondes révérences, que le premier fit en courtisan, et le second avec la gravité d’un Précisien. Le comte leur rendit leurs politesses avec la nonchalance d’un homme accoutumé depuis long-temps à recevoir de pareils hommages, et la comtesse avec un air de cérémonie qui prouvait qu’elle n’y était pas encore aussi habituée.
Le festin répondait à la magnificence de l’appartement dans lequel il était servi ; mais aucun domestique ne parut, et Jeannette servit seule les quatre convives. D’ailleurs la table était si abondamment garnie de tout ce qui leur était nécessaire que sa peine ne fut pas bien grande. Le comte et son épouse occupèrent le haut bout de la table, tandis que Varney et Foster se placèrent en-dessous de la salière, côté toujours destiné aux personnes d’un rang inférieur. Foster, intimidé peut-être par une société à laquelle il était si peu accoutumé, ne prononça pas un seul mot pendant tout le repas. Varney, avec non moins de tact que de discernement, prit part à la conversation autant qu’il le fallait pour l’empêcher de languir, sans avoir l’air de vouloir s’en mêler, et entretint la bonne humeur du comte au plus haut degré. La nature l’avait véritablement doué de toutes les qualités nécessaires pour jouer le rôle auquel il se trouvait appelé, étant d’une part discret et prudent, et ayant de l’autre un esprit subtil et inventif. La comtesse même, quoique prévenue contre lui pour plusieurs raisons, ne put s’empêcher de trouver sa conversation agréable, et fut plus disposée qu’elle ne l’avait encore été à joindre son suffrage aux éloges que le comte prodiguait à son favori. Le repas terminé, le comte et la comtesse se retirèrent dans leur appartement, et le plus profond silence régna dans le château pendant tout le reste de la nuit.
Le lendemain, de bonne heure, Varney remplit auprès du comte les fonctions de chambellan et d’écuyer, quoiqu’il n’occupât que cette dernière place dans sa maison, où des gentilshommes de bonne famille étaient revêtus des mêmes grades que les premiers nobles du royaume dans celle du souverain. Les devoirs de chacune de ces charges étaient familiers à Varney, qui, descendu d’une famille ancienne, mais ruinée, avait été page du comte quand celui-ci avait commencé sa carrière. Il lui avait été fidèle dans l’adversité, avait su se rendre utile quand le comte avait marché à grands pas vers la fortune, et s’était ainsi établi un crédit fondé sur les services déjà rendus et sur ceux qu’il rendait encore, de sorte qu’il était devenu pour son maître un confident presque indispensable.
– Donnez-moi un habit plus simple, Varney, dit le comte en quittant sa robe de chambre de soie à fleurs, doublée d’hermine ; et chargez-vous de ces chaînes, ajouta-t-il en lui montrant ses différens ordres qui étaient sur une table : hier soir leur poids me rompait presque le cou. Je suis à demi résolu à ne plus m’en charger ; ce sont des fers inventés par de rusés coquins pour enchaîner les fous et les dupes. Qu’en pensez-vous, Varney ?
– En vérité, milord, je pense que des chaînes d’or ne ressemblent nullement aux autres, et que plus elles sont lourdes, plus le poids en paraît agréable.
– Cependant, Varney, j’ai presque pris la résolution qu’elles ne m’enchaîneront pas plus long-temps à la cour. Que puis-je gagner par de nouveaux services ? Quelle nouvelle faveur puis-je obtenir au-delà du rang et de la fortune dont je suis déjà assuré ? Quelle cause a fait tomber la tête de mon père ? N’est-ce point parce qu’il n’a pas su borner ses désirs ? Vous savez que j’ai moi-même couru bien des risques, que j’ai glissé bien des fois sur le bord du précipice : j’ai presque résolu de ne plus me confier à la mer, et de m’asseoir tranquillement sur le rivage.
– Et d’y ramasser des coquillages de compagnie avec don Cupidon, dit Varney.
– Que voulez-vous dire, Varney ? demanda le comte avec un mouvement de vivacité.
– Ne vous irritez pas contre votre serviteur, milord. Si la société d’une épouse qui offre une réunion de qualités si rares a pour vous tant de charmes que, pour en jouir avec plus de liberté, vous vouliez renoncer à tout ce qui a été jusqu’ici l’objet de vos désirs, quelques pauvres gentilshommes qui sont à votre service pourront en souffrir ; mais ce ne sera pas Richard Varney ; grâce à vos bontés, il aura toujours de quoi se soutenir d’une manière digne du poste distingué qu’il a rempli dans votre maison.
– Et vous sembliez mécontent quand je parlais de quitter une partie dangereuse, qui peut finir par nous ruiner tous deux.
– Moi, milord ! bien certainement je n’aurais aucune raison de regretter la retraite de Votre Seigneurie. Ce ne sera pas Richard Varney qui encourra le déplaisir de Sa Majesté et qui sera la fable de la cour, quand l’édifice le plus élevé qui ait jamais été fondé sur la faveur d’un prince s’évanouira comme la vapeur du matin. Tout ce que je désire, milord, c’est qu’avant de faire une démarche sur laquelle vous ne pourriez revenir, vous consultiez votre bonheur et votre réputation.
– Parlez, Varney ; continuez, dit le comte, voyant que son favori semblait craindre d’en dire davantage. Je vous ai avoué que je n’ai pas encore pris un parti définitif, et je veux peser avec soin le pour et le contre.
– Eh bien ! milord, supposons donc la démarche faite ; qu’il ne soit plus question du mécontentement du trône, des sarcasmes des courtisans, des gémissemens de vos amis. Vous êtes retiré dans un de vos châteaux les plus éloignés, si loin de la cour que vous n’entendez ni les plaintes de ceux qui vous sont attachés, ni la joie de vos ennemis. Supposons aussi que votre heureux rival voudra bien se contenter, chose au moins fort douteuse, d’ébranler le grand arbre qui lui a si long-temps caché le soleil, au lieu de l’abattre et de le déraciner. Eh bien ! l’ancien favori de la reine d’Angleterre, celui à qui était confié le commandement de ses armées, celui qui gouvernait à son gré les parlemens, est maintenant un gentilhomme campagnard, content de chasser sur ses terres, de boire son ale avec ses voisins, et de faire la revue de ses vassaux au premier ordre du grand sheriff .
– Varney ! dit le comte en fronçant le sourcil.
– Vous m’avez ordonné de parler, milord, et il faut que vous me permettiez de terminer mon tableau… Sussex gouverne l’Angleterre ; la santé de la reine chancelle ; il s’agit de régler sa succession ; l’ambition voit s’ouvrir une plus belle route qu’elle n’a jamais pu le désirer ; vous apprenez tout cela à la campagne au coin de votre feu. Vous commencez alors à songer à vos espérances déçues, à la nullité à laquelle vous êtes condamné. Et pourquoi ? pour pouvoir admirer les yeux d’une épouse charmante plus d’une fois par quinzaine.
– C’en est assez, Varney ; je ne vous ai pas dit que je prendrais avec précipitation, et sans considérer ce qu’exige le bien public, le parti auquel me portait mon goût pour le repos et pour le bonheur privé. Vous serez témoin, Varney, que si je triomphe de mes désirs pour la retraite, ce n’est point par des vues d’ambition ; c’est pour me maintenir dans le poste où je pourrai servir ma patrie au moment du besoin. Maintenant ordonnez nos chevaux. Je prendrai, comme autrefois, un habit de livrée, et mon cheval portera la valise. Tu seras le maître aujourd’hui, Varney ; ne néglige aucune des précautions qui peuvent endormir le soupçon. Nous serons à cheval dans quelques instans ; je ne veux que prendre congé de milady, et je suis prêt. J’impose à mon cœur une cruelle tâche, j’en blesse un qui m’est plus cher que le mien ; mais l’amour de la patrie doit l’emporter sur l’amour conjugal.
Ayant ainsi parlé d’une voix ferme, mais avec un accent mélancolique, il quitta l’appartement dans lequel il venait de s’habiller.
– Je suis charmé que tu sois parti, pensa Varney ; car, quelque habitué que je sois aux folies des hommes, je n’aurais pu m’empêcher de rire de la tienne en ta présence. Tu peux te lasser bien vite de ton nouveau joujou, de cette jolie poupée digne fille d’Ève ; peu m’importe. Mais il ne faut pas que tu te lasses si vite de ton ancien hochet, l’ambition ; car, en gravissant la montagne, milord, vous traînez Richard Varney à votre suite ; et, comme il espère profiter de votre élévation, il n’épargnera ni le fouet ni l’éperon pour vous faire arriver le plus haut possible. Quant à vous, ma jolie dame, qui voulez être tout de bon comtesse, je vous conseille de ne pas me gêner dans ma marche, ou nous aurons un ancien compte à régler. Vous serez le maître aujourd’hui, me disait-il : sur ma foi, il pourra se faire qu’il ait parlé plus vrai qu’il ne le pensait. Et ainsi lui, que tant d’hommes doués de bon sens et de jugement regardent comme un politique aussi profond que Burleigh et Walsingham, comme un guerrier aussi habile que Sussex, le voilà qui devient soumis à un de ses serviteurs, et tout cela pour un œil noir, pour une peau nuancée de rouge et de blanc. La belle chute pour l’ambition ! Cependant si les charmes d’une femme peuvent servir d’excuse à l’égarement d’une tête politique, milord avait cette excuse à sa droite dans la charmante soirée d’hier. Eh bien, laissons aller les choses ; il travaillera à ma grandeur, ou je travaillerai à ma félicité ; et quant à cette charmante comtesse, si elle ne parle pas de son entrevue avec Tressilian, et elle n’osera en parler, il faudra qu’elle fasse cause commune avec moi, que nous ayons nos secrets, et que nous nous soutenions mutuellement, en dépit du mépris qu’elle me témoigne. Allons à l’écurie. Je vais ordonner vos chevaux, milord ; le temps viendra peut-être bientôt où mon écuyer ordonnera les miens.
À ces mots il sortit de l’appartement.
Cependant le comte était rentré dans la chambre à coucher pour prendre congé à la hâte de l’aimable comtesse, quoique osant à peine s’exposer à entendre de nouveau une demande qu’il lui coûtait de refuser, mais que la conversation qu’il venait d’avoir avec son premier écuyer l’avait déterminé à ne pas accepter.
Il la trouva revêtue d’une simarre de soie blanche doublée de fourrure, son petit pied introduit à la hâte dans d’élégantes pantoufles, sans s’être donné le temps de mettre ses bas, ses longs cheveux s’échappant de sa coiffe de nuit, et presque sans autre parure que ses charmes, que semblait rehausser encore le chagrin d’une séparation prochaine.
– Adieu, Amy, adieu, mon amour, lui dit le comte pouvant à peine s’arracher à ses embrassemens, et revenant à elle à plusieurs reprises pour la serrer de nouveau dans ses bras. Le soleil se montre sur l’horizon ; je n’ose rester davantage. – Je devrais déjà être à dix milles d’ici.
C’est par ces mots qu’il voulut enfin annoncer le moment des adieux.
– Vous ne m’accorderez donc pas ma demande ? lui dit la comtesse en souriant. Ah ! chevalier déloyal, quel chevalier courtois a jamais refusé d’octroyer à sa dame le don qu’elle lui demande, les pieds nus dans ses pantoufles ?
– Demandez-moi tout ce que vous voudrez, Amy, et je vous l’accorderai. Je n’en excepte que ce qui pourrait nous perdre tous deux.
– Eh bien, je ne vous demande plus de me reconnaître sur-le-champ pour ce qui me rendrait l’envie de toute l’Angleterre, pour l’épouse du plus noble, du plus brave, du plus tendrement chéri des barons anglais ; mais permettez-moi de partager ce secret avec mon père, et de mettre fin à la douleur que je lui ai causée. On dit qu’il est dangereusement malade.
– On dit ? répéta vivement le comte : qui vous a dit cela ? Varney n’a-t-il pas fait dire à votre père tout ce dont nous pouvons l’instruire en ce moment, c’est-à-dire que vous êtes heureuse et bien portante ? Ne vous a-t-il pas dit qu’on avait trouvé le bon vieillard se livrant avec gaieté à son exercice favori ? Qui a osé faire naître d’autres idées dans votre esprit ?
– Personne, milord, personne, répondit la comtesse alarmée du ton dont il faisait cette question. Cependant, milord, je désirerais beaucoup m’assurer par mes propres yeux que mon père est en bonne santé.
– Cela est impossible, Amy. Vous ne pouvez avoir en ce moment aucune communication avec votre père ni avec sa maison. Ce serait un beau trait de politique que de prendre pour confidens d’un pareil secret plus de personnes qu’il n’est indispensable d’en avoir ! D’ailleurs cet homme de Cornouailles, ce Trevaillon, Tressilian, n’importe son nom, n’est-il pas sans cesse chez votre père, et ne doit-il pas savoir tout ce qu’on y fait ?
– Mon père, milord, est connu depuis long-temps pour un homme prudent et respectable ; et quant à Tressilian, je gagerais la couronne de comtesse que je dois porter un jour publiquement, que, si nous pouvons nous pardonner le mal que nous lui avons fait, il est incapable de rendre le mal pour le mal.
– Je ne m’y fierai pourtant point, Amy : je ne me fierai point à lui. J’aimerais mieux que le diable se mêlât de nos affaires que ce Tressilian.
– Et pourquoi, milord ? lui demanda la comtesse, quoiqu’elle tremblât intérieurement du ton déterminé avec lequel il s’exprimait ; pourquoi avez-vous de Tressilian une opinion si défavorable ?
– Madame, répondit le comte, ma volonté doit être pour vous une raison suffisante. Mais si vous désirez en savoir davantage, considérez avec qui ce Tressilian est ligué : il est l’ami, le protégé de ce Ratcliffe, de ce Sussex, contre lequel ce n’est pas sans peine que je maintiens mon terrain dans les bonnes grâces d’une maîtresse soupçonneuse. S’il obtenait sur moi l’avantage d’être instruit de notre mariage avant qu’Élisabeth fût convenablement disposée à l’apprendre, je serais à jamais disgracié ; peut-être même deviendrais-je victime de son ressentiment, car elle a quelque chose du caractère de son père Henry.
– Mais pourquoi, milord, avez-vous conçu une opinion si injurieuse d’un homme que vous connaissez si peu ? Vous ne connaissez Tressilian que par moi, et c’est moi qui vous assure que pour rien au monde il ne trahirait notre secret. Si je l’ai offensé par amour pour vous, je n’en dois que plus désirer de vous voir lui rendre justice. S’il suffit de vous parler de lui pour vous offenser, que diriez-vous donc si je l’avais vu ?
– Si vous l’aviez vu ! répéta le comte en fronçant le sourcil, vous feriez bien de tenir cette entrevue aussi secrète que ce dont on parle dans le confessionnal. Je ne désire la ruine de personne ; mais quiconque voudra, pénétrer mes secrets, fera bien de prendre garde à lui. Le sanglier ne souffre pas qu’on le traverse dans sa course terrible.
– Terrible en effet ! dit la comtesse à demi-voix, en pâlissant.
– Qu’avez-vous, mon amour ? lui dit le comte en la soutenant dans ses bras ; remettez-vous au lit ; vous l’avez quitté trop matin. Avez-vous quelque chose à me demander qui ne puisse compromettre ma fortune, ma vie et mon honneur ?
– Rien, milord, rien, répondit-elle d’une voix faible. Je désirais vous parler de quelque chose, mais votre colère me l’a fait oublier.
– Vous vous le rappellerez quand nous nous reverrons, mon amour, lui dit le comte en l’embrassant avec tendresse ; et excepté ces demandes que je ne puis ni n’ose vous accorder, il faudra que vos désirs soient au-dessus de tout ce que l’Angleterre et toutes ses dépendances peuvent fournir, s’ils ne sont pas accomplis à la lettre.
Il partit en prononçant ces mots. Au bas de l’escalier Varney lui donna un grand manteau de livrée et un chapeau rabattu, déguisement qui le rendait méconnaissable. Les chevaux étaient prêts dans la cour pour lui et pour Varney ; car deux domestiques, initiés jusqu’à un certain point dans le secret, c’est-à-dire croyant que leur maître avait en cet endroit une intrigue avec une belle dame, dont le nom et la qualité leur étaient inconnus, étaient déjà partis pendant la nuit.
Tony Foster lui-même tenait la bride du palefroi du comte, coursier aussi vigoureux qu’agile, tandis que son domestique présentait un cheval plus brillant et plus richement harnaché à Richard Varney, qui devait jouer le rôle de maître sur la route.
Cependant, en voyant le comte s’approcher, Varney s’avança pour tenir les rênes du cheval de son maître, et empêcha Foster de remplir cette fonction, la regardant sans doute comme un des privilèges de sa place. Foster parut mécontent de perdre l’occasion de faire sa cour à son patron ; mais il céda à Varney, sans oser lui faire aucune observation. Le comte monta à cheval d’un air distrait ; et, oubliant que son rôle de domestique devait le faire marcher derrière son prétendu maître, il sortit de la cour sans penser à Varney, faisant un signe de la main à la comtesse, qui lui adressait ses derniers adieux en agitant un mouchoir à une croisée.
Tandis que sa taille imposante s’effaçait sous la voûte sombre qui conduisait hors de la cour : – Voilà de la plus fine politique, dit Varney, le domestique qui passe avant le maître ! Et saisissant ce moment pour dire un mot à Foster : – Tu as l’air de me regarder avec humeur, Tony, lui dit-il ; si je t’ai privé d’un regard gracieux de milord, je l’ai engagé à te laisser une récompense de tes fidèles services qui ne te sera pas moins agréable. Voici une bourse d’aussi bon or que le pouce d’un avare en ait jamais compté. Prends cela, ajouta-t-il tandis que la figure de Foster s’épanouissait, et ajoute cet or à celui qu’il a donné la nuit dernière à Jeannette.
– Comment ! que dites-vous ? Il a donné de l’or à Jeannette ?
– Sans doute. Et pourquoi non ? Les services qu’elle rend à la comtesse ne méritent-ils pas une récompense ?
– Elle n’y touchera point ! Il faudra qu’elle le rende ! Je connais milord, il aime les nouveaux visages. Ses affections changent aussi souvent que la lune.
– As-tu perdu l’esprit, Foster ? Te flattes-tu d’avoir assez de bonheur pour que milord ait une fantaisie pour ta fille ? Qui diable s’amuse à écouter l’alouette tandis que le rossignol chante ?
– Alouette ou rossignol, tout est bon pour l’oiseleur ; et je sais, M. Varney, que vous savez parfaitement siffler avec l’appeau pour faire tomber les oiseaux dans ses filets. Du diable si je prétends que vous fassiez de Jeannette ce que vous avez fait de tant de pauvres filles ! Vous riez ! Je vous répète que je veux au moins sauver un membre de ma famille des griffes de Satan, et vous pouvez y compter. Elle rendra cet or.
– Ou elle te le donnera à garder, Tony, ce qui sera la même chose. Mais j’ai à te parler de quelque chose de plus sérieux. Notre maître part dans des dispositions fâcheuses pour nous.
– Que voulez-vous dire ? Est-il déjà las de son joujou, de sa poupée ? Il a dépensé pour elle de quoi payer la rançon d’un roi, et il a sans doute regret à son marché.
– Point du tout, Tony ; il en est fou plus que jamais, et il veut quitter la cour pour elle. Alors, adieu nos espérances, nos possessions et nos sûretés. On nous reprend nos biens d’Église, et nous serons bien heureux si l’on ne nous en fait pas restituer les revenus.
– Ce serait une ruine ! s’écria Foster le front ridé par la crainte ; et tout cela pour une femme ! Si c’eût été pour le bien de son âme, à la bonne heure. Moi-même je voudrais quelquefois me retirer du monde auquel je suis comme englué, et être comme un des plus pauvres de notre congrégation.
– C’est ce qui pourra bien t’arriver, Tony ; mais je crois que le diable ne perdra rien à ta pauvreté forcée ; ainsi tu n’y gagneras d’aucun côté. Mais suis mes conseils, et tu peux encore obtenir la propriété de Cumnor-Place. Ne parle à personne de la visite de ce Tressilian. N’en ouvre pas la bouche, à moins que je ne te le dise.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda Foster d’un air soupçonneux.
– Sotte bête ! dans l’humeur où se trouve milord, ce serait le moyen de le confirmer dans son projet de retraite. S’il savait qu’un tel spectre est apparu à la comtesse en son absence, il voudrait être le dragon veillant sur ses pommes d’or. Et alors, Tony, que te reste-t-il à faire ? Le sage entend à demi-mot. Adieu, il faut que je le suive.
À ces mots il fit sentir l’éperon à son cheval, et partit au grand galop pour rejoindre le comte.
– Puisses-tu te rompre le cou, maudit païen ! dit Foster en le regardant s’éloigner. Il faut pourtant exécuter ses ordres, car nous avons tous deux le même intérêt. Mais Jeannette me remettra ces pièces d’or ; je les emploierai de manière ou d’autre pour le service de Dieu, et je les garderai à part dans mon coffre-fort jusqu’à ce que j’en trouve l’occasion ; autrement il en pourrait sortir une vapeur contagieuse qui se répandrait sur Jeannette. Non, il faut qu’elle reste pure comme un esprit bienheureux, quand ce ne serait que pour qu’elle puisse prier Dieu pour son père. J’ai besoin de ses prières, car je suis dans une passe dangereuse. On fait courir d’étranges bruits sur ma manière de vivre. La congrégation me regarde avec froideur ; et quand Holdforth, dans son dernier sermon, comparait les hypocrites à un sépulcre blanchi dont l’intérieur est rempli d’ossemens, il me sembla qu’il avait les yeux fixés sur moi. Ces puritains sont d’une sévérité… Mais j’essaierai… Je vais lire ma Bible pendant une heure avant d’ouvrir mon coffre-fort.
Cependant Varney eut bientôt rejoint le comte, qui l’attendait à la petite porte du parc.
– Vous perdez le temps, Varney, lui dit le comte, et les instans sont chers. Il faut que j’arrive à Woodstock pour quitter mon déguisement, et jusque là je ne voyage pas sans danger.
– Ce n’est qu’une course de deux heures, milord. Je me suis arrêté un instant pour recommander de nouveau à Foster d’apporter tous ses soins pour que notre secret soit bien gardé, et pour lui demander l’adresse d’un homme que je destine à remplacer Trevors au service de Votre Seigneurie.
– Croyez-vous qu’il soit parfaitement propre à cette place ?
– Il paraît promettre beaucoup, milord. Mais si vous vouliez continuer votre route sans moi, je retournerais à Cumnor, et je vous l’amènerais à Woodstock avant que vous soyez sorti du lit.
– Vous savez que j’y suis profondément endormi en ce moment ; mais n’épargnez pas votre cheval, afin de vous y trouver à mon lever.
À ces mots, il partit à toute bride, tandis que Varney retourna à Cumnor par la grande route, évitant de passer près du parc. Il descendit à la porte de l’Ours-Noir, et demanda à parler à Michel Lambourne. Le respectable neveu de l’aubergiste ne fit pas attendre son nouveau patron ; mais il semblait avoir l’oreille basse.
– Tu as perdu la piste de ton camarade Tressilian, dit Varney ; je le vois à ta mine de pendard. Est-ce là ton adresse si vantée, effronté fripon ?
– Par la mort ! dit Lambourne, jamais on n’a si bien suivi les traces d’un renard. Je l’ai vu se terrer ici chez mon oncle, je l’ai vu souper, je l’ai vu entrer dans sa chambre, en un mot je me suis attaché à lui comme son ombre ; et presto, avant le jour il était parti, sans que personne l’eût vu, pas même le valet d’écurie.
– Je serais tenté de croire que tu veux me tromper ; mais si je viens à le découvrir, sur mon âme, tu t’en repentiras.
– Le meilleur chien peut se trouver en défaut. Avais-je quelque intérêt à le faire disparaître ? Demandez à Giles Gosling mon oncle, à ses garçons, au valet d’écurie, à Cicily, à toute la maison, si je l’ai perdu de vue un instant de toute la soirée. Diable ! je ne pouvais pas m’établir dans sa chambre comme un garde-malade après l’y avoir vu entrer. Vous en conviendrez, j’espère.
Varney prit quelques informations dans la maison, et elles confirmèrent ce que Lambourne venait de lui dire. On déclara unanimement que Tressilian était parti pendant la nuit, sans en avoir prévenu personne.
– Mais il est juste de dire, ajouta l’hôte, qu’il a laissé sur la table de quoi payer complètement son écot, et un pour-boire aux garçons, ce qui était d’autant moins nécessaire qu’il paraît qu’il n’a donné à personne la peine de seller son cheval.
Convaincu que Lambourne ne l’avait pas trompé, Varney commença à lui parler de ses projets pour l’avenir, lui disant que Foster lui avait appris qu’il n’aurait pas d’aversion à entrer au service d’un seigneur.
– Avez-vous jamais été à la cour ? lui demanda-t-il.
– Non, répondit Lambourne ; mais depuis l’âge de dix ans j’ai rêvé une fois par semaine que je m’y trouvais et que j’y faisais fortune.
– Ce sera votre faute si votre rêve ne s’accomplit pas. Avez-vous besoin d’argent ?
– On n’en a jamais trop quand on aime le plaisir.
– Cette réponse suffit ; elle est honnête. Maintenant savez-vous quelles qualités on exige de celui qui est au service d’un courtisan ?
– Je crois qu’il doit avoir l’œil ouvert, la bouche fermée, la main prête à tout, l’esprit subtil, et une conscience intrépide.
– Et il y a sans doute long-temps que la tienne ne connaît plus la crainte ?
– Je ne me souviens pas qu’elle l’ait jamais connue ; dans ma première jeunesse, j’ai eu quelques scrupules ; mais le tumulte de la guerre en a dispersé une partie, et j’ai noyé le reste dans les vagues de l’Atlantique.
– Tu as donc servi dans les Indes ?
– Orientales et occidentales, sur terre et sur mer. J’ai servi le Portugal et l’Espagne, la Hollande et la France, et j’ai fait la guerre pour mon propre compte avec une troupe de braves, sur un brick fin voilier, qui au-delà de la ligne n’était en paix avec personne.
– Eh bien, tu peux te rendre utile à milord, ainsi qu’à moi-même. Mais prends-y garde, je connais le monde ; peux-tu être fidèle ?
– Si vous ne connaissiez pas le monde, je devrais répondre affirmativement, sans hésiter, et le jurer sur ma vie, sur mon honneur ; mais comme Votre Honneur paraît désirer une réponse dictée par la vérité plutôt que par la politique, je vous dirai que je puis vous être fidèle jusqu’au pied d’une potence ; fidèle jusqu’au nœud coulant de la corde, si je suis bien traité, bien payé : sinon, non.
– Et à toutes tes autres vertus, dit Varney d’un ton ironique, tu ajoutes sûrement l’heureuse faculté de pouvoir paraître grave et religieux au besoin ?
– Il ne m’en coûterait rien de vous le laisser croire ; mais pour vous répondre rondement, je dois vous dire non. S’il vous faut un hypocrite, adressez-vous à Tony Foster, qui depuis sa jeunesse est tourmenté par les visites de ce fantôme qu’on nomme religion, quoiqu’au bout du compte le diable n’y perde rien. Non, je ne suis pas de cette humeur.
– Eh bien ! si tu n’as pas d’hypocrisie, as-tu un bon cheval à l’écurie ?
– Je vous en réponds, un cheval qui franchira les haies et les fossés comme le meilleur cheval de chasse de Milord ? Duc. Quand je fis une petite escapade à Shoosters-Hill, en disant quelques mots sur la grande route à un fermier dont la poche était mieux garnie que le cerveau, il me tira d’affaire en quelques instans, en dépit de tous ceux qui me poursuivaient.
– Eh bien ! vite en selle, et suis-moi. Laisse ici tout ton bagage, et je vais te faire entrer au service d’un homme où si tu ne prospères pas ce ne sera pas la faute de la fortune, mais la tienne.
– On ne peut mieux ; de tout mon cœur : je suis prêt dans un instant. Holà ! hé, palefrenier ! qu’on selle mon cheval au plus vite, ou gare ta caboche ! Cicily, gentille Cicily ! viens me faire tes adieux, et que je te donne la moitié de ma bourse pour te consoler de mon absence.
– Par le nom de Gog , s’écria Giles Gosling qui venait d’entendre ces préparatifs de départ, Cicily n’a que faire de tes présens. Bon voyage, et puisses-tu trouver la grâce quelque part, quoique, à dire vrai, je ne pense pas que tu ailles au pays où elle pousse.
– Fais-moi donc voir ta Cicily, mon hôte. On prétend que c’est une beauté, dit Varney.
– Une beauté brûlée par le soleil, en état de résister à la pluie et au vent, mais qui n’a rien qui puisse plaire à des galans comme vous, monsieur ; elle garde sa chambre, et ne s’expose pas aux regards des courtisans.
– À la bonne heure, mon cher hôte ; que la paix soit avec elle. Mais nos chevaux s’impatientent ; nous vous souhaitons le bonjour.
– Mon neveu s’en va donc avec vous, monsieur ?
– Telle est son intention, répondit Varney.
– Tu as raison, Michel, reprit Gosling, parfaitement raison. Tu as un bon cheval, maintenant prends garde au licou. Ou, si de toutes les manières de finir tes jours la corde est celle qui te convient le mieux, comme cela me paraît vraisemblable d’après le parti que tu prends, fais-moi le plaisir de choisir une potence le plus loin de Cumnor qu’il te sera possible.
Sans s’inquiéter des adieux de mauvais augure de Giles Gosling, l’écuyer du comte et Lambourne montèrent à cheval, et coururent avec tant de rapidité qu’ils ne purent reprendre leur conversation que lorsqu’ils eurent à gravir une montagne escarpée.
– Tu consens donc, dit Varney, à entrer au service d’un seigneur de la cour ?
– Oui, monsieur, si mes conditions vous conviennent.
– Et quelles sont ces conditions ?
– Si je dois avoir les yeux ouverts sur les intérêts de mon maître, il faut qu’il les ferme sur mes défauts.
– Pourvu qu’ils ne soient pas de nature à nuire à son service.
– C’est justice : ensuite si j’abats du gibier, je dois avoir les os à ronger.
– Rien de plus raisonnable. Pourvu que tes supérieurs soient servis avant toi.
– Fort bien. Il me reste à vous dire que, si j’ai quelque querelle avec la justice, mon maître doit m’aider à en sortir les mains nettes. C’est un point capital.
– C’est encore juste, pourvu que cette querelle ait eu pour cause le service de ton maître.
– Quant aux gages, dit Lambourne d’un air indifférent, je n’en parle point, parce que je compte vivre sur les profits secrets.
– Ne crains rien ; tu ne manqueras ni d’argent ni de moyens de te divertir. Tu vas dans une maison où l’or sort par les yeux, comme on dit.
– Cela me convient à ravir ; il ne s’agit plus que de m’apprendre le nom de mon maître.
– Je me nomme Richard Varney.
– Mais je veux dire le nom du noble lord au service duquel vous devez me faire entrer.
– Comment, misérable ! te crois-tu trop grand seigneur pour m’appeler ton maître ? Je te permets d’être impudent avec les autres ; mais songe bien qu’avec moi…
– Je demande pardon à Votre Honneur ; mais je vous ai vu si familier avec Tony Foster, avec lequel je suis si familier moi-même, que…
– Je vois que tu es un rusé coquin : écoute-moi. Il est vrai que je me propose de te faire entrer dans la maison d’un grand seigneur ; mais c’est moi qui te donnerai tous les ordres, c’est de moi que tu dépendras. Je suis son premier écuyer. Tu sauras bientôt son nom. C’est un homme qui gouverne l’État, qui porte tout le poids de l’administration.
– De par le ciel ! c’est un excellent talisman pour découvrir les trésors cachés.
– Quand on sait l’employer avec discrétion. Mais prends-y garde, car tu pourrais évoquer un démon qui te réduirait en atomes.
– Suffit. Je me renfermerai dans des bornes convenables.
Les deux voyageurs reprirent alors le galop, et arrivèrent bientôt au parc royal de Woodstock. Cet ancien domaine de la couronne était alors bien différent de ce qu’il avait été quand, résidence de la belle Rosemonde, il était le théâtre des amours secrètes et illicites de Henri II, et bien plus différent encore de ce qu’il est aujourd’hui que Blenheim-House retrace les victoires de Marlborough, et atteste le génie de Vanburgh, quoique décrié de son temps par des hommes d’un goût fort inférieur au sien. C’était, sous le règne d’Élisabeth, un vieux palais tombant en ruines, qui, depuis bien long-temps, n’avait pas été honoré de la présence du souverain, ce qui avait considérablement appauvri le village voisin. Cependant les habitans avaient présenté plusieurs pétitions à la reine pour la supplier de jeter parfois sur eux un regard de protection et de bonté, et tel était le motif ostensible qui avait conduit le comte à Woodstock.
Varney et Lambourne entrèrent sans cérémonie dans la cour du vieux château, qui offrait ce matin un air animé qu’on n’y avait pas vu depuis deux règnes. Les officiers de la maison du comte, ses domestiques en livrée, ses gardes, allaient et venaient avec tout le bruit ordinaire à leur profession. On entendait les hennissemens des chevaux et les aboiemens des chiens ; car le comte, chargé d’examiner l’état actuel de ce domaine, s’était fait suivre de tout ce qui lui était nécessaire pour goûter le plaisir de la chasse dans le parc, qu’on disait être le premier qui eût été entouré de murs en Angleterre, et dans lequel il se trouvait un grand nombre de daims, qui, depuis long-temps, y vivaient sans être troublés. Un grand nombre d’habitans, espérant que cette visite extraordinaire produirait un résultat favorable à leurs désirs, s’étaient rassemblés dans la cour, et attendaient que le grand homme fût visible. L’arrivée de Varney excita leur attention ; le bruit se répandit bientôt parmi eux que c’était le premier écuyer du comte, et ils cherchèrent à mériter ses bonnes grâces en se découvrant la tête, et en s’approchant avec empressement pour tenir la bride et l’étrier de son cheval et de celui de son compagnon.
– Éloignez-vous un peu, mes maîtres, leur dit Varney avec hauteur, et n’empêchez pas les domestiques de faire leur devoir.
Les villageois mortifiés se retirèrent, tandis que Lambourne, voulant copier les airs du premier écuyer, repoussait encore plus durement ceux qui l’entouraient. – Bas les mains, paysans ! Au diable ! croyez-vous que nous manquions de domestiques pour nous servir ?
Ils donnèrent leurs chevaux à des gens en livrée, et entrèrent dans le château avec un air de supériorité que sa naissance et une longue habitude rendaient naturel à Varney, et que Lambourne tâchait d’imiter aussi bien qu’il lui était possible, tandis que les pauvres habitans de Woodstock se disaient bas les uns aux autres : – Que Dieu nous délivre de ces impudens ! Si le maître ressemble aux valets, que le diable les emporte tous ; il ne prendra que ce qui lui appartient.
– Silence, voisins ! dit le bailli, et mordez-vous la langue pour qu’elle ne dise pas de sottises. Avec le temps nous saurons tout. Personne ne sera jamais reçu à Woodstock avec autant de plaisir que l’était le fier roi Henry. Si par hasard il donnait à un paysan une volée de coups de houssine, il lui jetait ensuite à la tête une poignée de pièces d’argent à son effigie, et c’était le moyen de faire tout oublier.
– Puisse son âme être en paix ! dirent les paysans. Il se passera du temps avant que la reine Élisabeth nous distribue des coups de houssine.
– C’est ce qu’on ne peut savoir, répondit le bailli : patience, mes bons voisins ; et consolons-nous en songeant que nous méritons de recevoir de semblables faveurs de Sa Majesté.
Cependant Varney, suivi de son nouveau serviteur, entra dans l’antichambre, où des gens plus importans que ceux qui remplissaient la cour attendaient l’instant où se montrerait le comte. Tous firent la cour à Varney avec plus ou moins de déférence, suivant leur rang ou l’affaire qui les amenait au lever de son maître. À la question générale : – Quand milord paraîtra-t-il, M. Varney ? il répondit en peu de mots : – Ne voyez-vous pas mes bottes ? J’arrive d’Oxford ; je n’en sais rien. La même demande lui ayant été faite par un homme d’un rang plus élevé : – Je vais m’en informer du chambellan, sir Thomas Copely, répondit-il. Le chambellan, distingué par sa clef d’argent, dit que le comte n’attendait que l’arrivée de M. Varney pour descendre, mais qu’il voulait d’abord lui parler en particulier. Varney salua donc la compagnie, et en prit congé pour entrer dans l’appartement de son maître.
Il y eut pendant quelques minutes un murmure produit par l’attente, qui fit place au plus profond silence quand on vit s’ouvrir une porte à deux battans située au fond de l’appartement, et que le comte arriva, précédé de son chambellan, et de son majordome, et suivi de Richard Varney. Ses traits nobles et majestueux n’avaient rien de cette insolence qu’on lisait sur le front des courtisans qui composaient sa suite. Il proportionnait ses politesses au rang de ceux à qui il les adressait ; mais l’individu le plus obscur obtenait de lui un regard gracieux. Les questions qu’il fit sur l’état du château, et de ses dépendances, sur les avantages qui pouvaient résulter pour le village et les environs des voyages que la reine y ferait de temps en temps, semblaient prouver qu’il avait lu avec attention la pétition des habitans, et qu’il désirait leur être favorable.
– Maintenant, que le Seigneur le protège ! dit à demi-voix le bailli, qui était entré à la tête d’une députation des habitans ; voyez comme il a l’air pâle : je parierais qu’il a passé la nuit à lire notre mémoire. Maître Toughyarn, qui a été six mois à le rédiger, disait qu’il faudrait une semaine pour bien le comprendre, et il n’a pas fallu vingt-quatre heures au comte pour en extraire la quintessence.
Le comte les assura alors qu’il engagerait la reine à honorer quelquefois de sa présence son château royal de Woodstock, afin de faire jouir les habitans des environs des mêmes avantages qu’ils avaient eus sous le règne de ses prédécesseurs. En attendant, il était charmé d’être l’interprète de ses intentions favorables, et d’avoir à les informer que Sa Majesté, pour donner de l’encouragement, et de l’activité au commerce de Woodstock, avait résolu d’y établir un marché pour la laine.
Cette bonne nouvelle produisit des transports de joie, non seulement parmi les membres de la députation qui se trouvaient dans l’appartement, mais encore parmi les paysans rassemblés dans la cour, où elle ne tarda point à arriver. Les magistrats présentèrent au comte, en fléchissant le genou, les libertés et franchises de Woodstock, avec une bourse pleine de pièces d’or, qu’il donna sur-le-champ à Varney ; et celui-ci en remit une partie à Lambourne comme un avant-goût des profits que lui vaudrait son nouveau service.
Le comte et sa suite ne tardèrent pas à monter à cheval pour retourner à la cour, au milieu des cris d’allégresse de tous les habitans de Woodstock. On entendait de toutes parts : Vive la reine Élisabeth ! Vive le noble comte de Leicester ! L’urbanité du comte couvrait même d’un vernis de popularité les gens de sa suite, dont l’air hautain avait d’abord jeté du discrédit sur leur maître, et le cri de Vivent le comte et tous ceux qui lui sont attachés ! frappa les oreilles de Varney et de Lambourne, qui suivaient leur maître chacun à son rang.